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CHAPITRE 6 : DISCUSSION DES RÉSULTATS

6.2 L’identité comme mère et comme femme

Confier ou perdre les droits de garde d’un enfant vient ébranler l’identité en tant que mère et en tant que femme. À la perte de la garde, la croyance qu’il est naturel de mettre au monde et de répondre aux besoins de l’enfant, alimente la dépréciation de soi et vient donc affecter le sentiment d’être maître de sa vie. La capacité de se redéfinir et d’agir efficacement pour soi sont deux concepts à la base du processus d’empowerment individuel (Staples, 1990). De plus, l’acquisition d’attitudes psychologiques telles l’estime de soi (Ninacs, 2008, Le Bossé, 1995) ou le sentiment de compétence (Breton, 1994) sont des conditions individuelles nécessaires au maintien ou au développement de l’empowerment.

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Comme le font remarquer Sykes (2011) et Schofield et al. (2011), la colère dirigée à l’endroit de l’intervenant de la DPJ permet de maintenir une image de soi positive et de diminuer le sentiment d’impuissance. Dans cette perspective, décrier l’injustice subie ou perçue par l’intermédiaire de la commissaire aux plaintes, d’un organisme de défense de droits ou par des médias comme la radio ou Internet permet aux mères de rétablir un équilibre dans le rapport de force qui s’est instauré entre elles et le système de protection de l’enfance9. Certaines ont fait valoir leurs droits afin de négocier une entente avec le CJ. D’autres ont mieux compris les lois ou circonstances qui ont guidé les décisions à l’égard de leur enfant. Même si les résultats de ces démarches ne sont pas nécessairement ceux qui étaient visés au départ, les actions entreprises favorisent une image de soi plus positive. Ceci est notamment documenté lorsque ces actions sont effectuées auprès de personnes vivant une situation semblable. Selon Croizet et Martinot (2003), le regroupement de personnes vivant une même forme de stigmatisation est une des stratégies favorisant le maintien de l’estime de soi. Le partage avec d’autres personnes vivant des situations similaires favorise l’aide mutuelle. Par conséquent, la communication avec d’autres parents, dont l’enfant est suivi par la protection de l’enfance, a permis à Barbara de prendre conscience de ses compétences à aider les autres et de réaliser que certaines personnes vivaient des situations plus difficiles que la sienne.

Même si plusieurs femmes ont ressenti ou ressentent de la colère à l’endroit de l’organisation qui a retiré l’enfant du milieu familial, elles ne jettent pas le blâme sur autrui pour tout ce qui ne va pas dans leur vie. En fait, lorsqu'on leur demande de définir le concept d’être maître de sa vie, les thèmes le plus souvent abordés sont « décider et être responsable ». En outre, une seule répondante aborde l’impuissance vécue, et c’est dans le cadre d’une dynamique de violence conjugale. Les obstacles nommés spontanément sont plutôt des facteurs internes comme apprendre à s’aimer ou à gérer ses émotions. La plupart d’entre elles ne se déresponsabilisent pas, elles reconnaissent que leurs difficultés personnelles ou conjugales ne leur permettaient pas d’offrir un milieu sécurisant pour

9 Le système de protection de l’enfance est utilisé ici afin d’y inclure l’intervention effectuée sur le plan

123 l’enfant. Lors des entrevues, elles racontent les différents évènements qui ont mené à la perte des droits de garde. Ce discours interne, bien différent des faits décrits dans le jugement de la cour, vient restaurer leur image de « bonne mère » et leur permet de reprendre du pouvoir sur leur vie. En intégrant des facteurs comme la pauvreté ou la violence conjugale, elles prennent ainsi conscience que des facteurs structurels ont aussi fait obstacle à leur capacité à jouer leur rôle parental auprès de l’enfant. Ce processus de prise de conscience vient modifier la perception de soi et de sa situation (Breton, 1999). Des explications d’ordre structurel permettent donc de prendre une distance et de jeter un regard différent sur les maltraitances subies par leur enfant. Par conséquent, la compréhension du retrait de l’enfant dans le cadre d’un parcours de vie permet de préserver ou de restaurer leur estime de soi, et ainsi de reprendre du pouvoir sur leur vie. Cette compréhension à travers leurs conditions et leur trajectoire de vie a aussi pour effet que certaines femmes, comme celles de l’étude de Doitteau Damant (2005), ne veulent pas reproduire avec l’enfant ce qu’elles ont vécu et accepte de confier leur enfant. Tandis que pour d’autres, cette expérience devient une source d’apprentissage d’où elles tirent d’importantes leçons de vie.

L’autre stratégie remarquée est la comparaison sociale. Afin de protéger leur estime de soi, les membres des groupes stigmatisés ou désavantagés choisissent « de se comparer à des individus plus mal lotis qu’eux » (Croizet et Martinot, 2003 : 35). Dans cette perspective, on constate que certaines femmes ont fait un signalement à la DPJ pour des enfants de leur entourage. D’autres, en parlant d’histoires d’autres parents ayant perdu la garde de leur enfant, expliquent que leur situation est « moins pire ». Cette comparaison à des situations qu’elles jugent plus graves que la leur permet aussi de maintenir l’estime de soi.

Comme elles ne peuvent répondre aux attentes sociales et à leurs propres attentes à l’égard du rôle de mère auprès de l’enfant placé ou adopté, certaines vont mettre au monde un nouvel enfant pour avoir une identité socialement acceptable et respectable (Murphy et Rosenbaum, 1999). C’est ce qu’on constate dans le cadre de certaines entrevues, où des mères envisagent de mettre au monde un nouvel enfant. Toutefois, ce n’est pas la seule forme de reconnaissance sociale nommée par les répondantes. D’autres rôles sociaux

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peuvent être joués afin de recouvrer leur dignité, notamment par l’intégration au marché du travail. Les résultats de la recherche montrent que les femmes qui ont un plus grand sentiment d’être maître de leur vie ont un emploi ou ont entrepris une démarche dans le cadre d’un programme de réinsertion sociale. Ainsi, elles ont une autre forme de valorisation qui est socialement reconnue. Toutefois, pour les mères à haut risque suicidaire, le maintien du lien et surtout d'un rôle joué auprès de leur enfant peut devenir la seule raison de vivre lorsqu’elles n’ont pas accès à d’autres formes de valorisation sociale.

Plusieurs mères dont l’enfant est placé jusqu’à la majorité ont maintenu des droits d’accès, comme des droits de visite et des contacts téléphoniques, ainsi que des droits parentaux, tels l’accompagnement aux rendez-vous médicaux ou scolaires, et elles sont préoccupées par le bien-être de leur enfant. Ces mères sont toutefois appelées à redéfinir leur rôle auprès de l’enfant. Comme certaines souhaitent maintenir leur statut de mère auprès de leur enfant, elles sont à l’affût des décisions prises concernant la scolarisation, le suivi médical et les sorties à l’extérieur du pays de leur enfant. Cependant, lorsque ces mères ont l’impression que leurs droits sont bafoués ou qu’elles perdent leur statut de mère auprès de l’enfant, elles peuvent prendre des décisions contraires à celles prises par la famille d’accueil. Pour maintenir leur pouvoir et affirmer leur place de mère auprès de leur enfant, elles peuvent réclamer des droits parentaux qu’elles avaient préalablement laissés au soin de la famille d’accueil. Par conséquent, des rapports de forces peuvent s’installer entre la famille d’accueil et la mère biologique.

Même lorsque les droits parentaux sont restreints et les contacts peu fréquents, elles insistent sur le fait qu’il s’agit bien de « leur » enfant. Elles vivent beaucoup de tristesse lorsqu’elles constatent que l’enfant appelle le parent d’accueil maman ou papa. Elles ont parfois de la difficulté à comprendre le rôle joué par le parent d’accueil. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant qu’elles refusent la coupure qu’implique l’adoption. De plus, certaines ont toujours espoir de vivre une réunification familiale et voient donc ce rôle de mère d’enfant placé comme temporaire, ce qui les maintient dans une situation d’attente, comme observé par Schofield et al. (2011).

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