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L'HISTOIRE DU TRUEQUE : UN RAISONNEMENT PAR HYPOTHÈSES

Consacrer un chapitre de thèse en économie à la reconstitution de l'histoire du trueque ne va pas de soi : dřaprès la littérature, son histoire est à la fois connue de tous et difficile à reconstituer. Ainsi, la quasi-totalité des ouvrages, articles, thèses, mémoires, et autres écrits relatifs au trueque retracent (ne serait-ce que brièvement) son développement, de 1995 à 2002 : ses débuts dans le garage de Carlos de Sanzo (à Bernal, banlieue sud de Buenos Aires), l'émission d'une monnaie papier commune aux différentes ferias qui donna naissance au RGT, les scissions au sein de ce dernier qui donnèrent naissance à deux autres réseaux (Red de Trueque Solidario Ŕ RTS Ŕ et Red de Trueque Zona Oeste Ŕ RTZO), enfin, la crise du trueque qui toucha l'ensemble des réseaux durant l'année 2002. Cependant, les textes émanant des universitaires reprennent presque unanimement l'histoire du trueque telle qu'elle a été écrite par ses fondateurs (voir notamment Primavera, de Sanzo et Covas, 1998 ; Hintze, ed., 2003 : 163-241 ; Plasencia et Orzi, 2007 : 63-118 ; ainsi que les nombreuses interventions des fondateurs du trueque dans la presse quotidienne argentine et les écrits d'Heloisa Primavera2). Certes, mobiliser ces textes de manière systématique et critique permet une première approximation

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stimulante de l'histoire du trueque (voir notamment Luzzi, 2005 : chapitre 1). Cependant, ses fondateurs ne donnent pas les éléments permettant d'attester de la véracité de leurs propos et, hormis les écrits émanant de ceux-ci, très peu de documents écrits témoignant de l'histoire de ces monnaies permettent de confronter leurs propos.

Ce constat ne doit cependant pas nous interdire de tenter une reconstitution de l'histoire de ces monnaies. Comme cela a été indiqué dans l'introduction de ce chapitre, les enjeux sont importants : il s'agit de montrer que le trueque est avant tout un ensemble de systèmes monétaires, car son histoire est celle de confrontations récurrentes relatives aux modalités d'émission des moyens de paiement libellés en créditos. Or cette lecture ne se superpose pas totalement avec l'histoire du trueque, telle qu'elle a été écrite par ses fondateurs : cette dernière fait appel à deux éléments structurants : la monnaie d'une part, la dimension militante et politique des projets portés par les fondateurs puis des différents réseaux de trueque dřautre part. Ainsi, il convient de montrer qu'il existe divers éléments crédibles soulignant la centralité de la question de l'émission des moyens de paiement dans l'histoire du trueque alors qu'aucun document ne permet de soutenir catégoriquement que la dimension militante structurait les différents réseaux indépendamment des modalités d'accès aux moyens de paiement. Cela ne signifie pas que la dimension militante est négligeable, mais qu'elle est intimement liée à la question de l'émission des moyens de paiement.

Devant la faiblesse des sources écrites, cet argument est étayé à travers un raisonnement par hypothèses (Servet, 2009 mimeo : chapitre 4). Puisqu'il n'est possible d'observer que des fragments de l'histoire du trueque, il convient de proposer un nombre réduit d'hypothèses qui, si elles ne sont pas contredites par les fragments dont nous disposons, doivent être acceptées, faute de mieux, comme une « approximation hypothétique » de la réalité (Servet, op cit). Dans cette optique, le récit des fondateurs du trueque servira de point de départ : afin d'avancer des hypothèses rigoureuses, il sera confronté à un éventail de sources (écrites et orales) les plus diverses que possible. Les éléments vers lesquels l'ensemble des sources convergent ainsi que ceux qui ne peuvent être réfutés à partir d'éléments probants seront, faute de mieux, acceptés comme des

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approximations de la « réalité3 ». Au contraire, lorsque les récits des fondateurs divergent les uns avec les autres ou qu'ils entrent en contradiction avec d'autres sources, il convient de trancher en statuant sur la crédibilité des sources à partir d'une étude minutieuse du contexte dans lequel elles ont été rédigées ou énoncées, de leurs auteurs, de leur authenticité et de la cohérence des arguments développés (Cellard, 1997).

Ainsi, l'apport de ce chapitre est de croiser les témoignages des fondateurs du trueque avec des sources d'origine fort diverses. Force est de constater cependant qu'il existe très peu de documents écrits n'émanant pas des fondateurs de l'expérience, au sens de Cellard :

« En fait, tout ce qui est trace du passé, tout ce qui sert de témoignage est considéré comme document ou Ŗsourceŗ [...]. Il peut s'agir de textes écrits, mais aussi de documents de nature iconographiques, cinématographiques, ou de tout autre type de témoignage enregistré, d'objets du quotidien, d'éléments folkloriques, etc. […] Le document dont il sera question ici consiste en tout texte écrit, manuscrit ou imprimé, consigné sur papier. » (Cellard, 1997 : 253)

À notre connaissance, il n'existe aucun dépôt d'archive permettant d'accéder à de telles données. Certes, on trouve un « musée du trueque » à Bernal (banlieue sud de Buenos Aires), administré par les fondateurs du RGT, mais il est peu probable d'y trouver des documents de ce type4. Ainsi, nous ne disposons que de trois documents écrits qui attestent directement de l'histoire du trueque5. Le premier est le « bulletin fédéral de créditos, n°5 » (Boletín federal de créditos Ŕ annexe 5). Il est relativement fiable et probablement authentique pour trois raisons. La première est qu'il a été publié sur le site Internet de l'une des zones participant à l'un des réseaux (http://www.trueque- marysierras.org.ar/boletin.htm, consulté le 28/06/2011), mais est signé de la

3 Ce raisonnement est analogue à celui des tests statistiques utilisés en économétrie : il est impossible de

certifier qu'une variable explicative a un impact non négligeable sur la variable expliquée, mais il est possible de montrer qu'il n'est pas possible de rejeter l'hypothèse inverse (que la variable explicative n'a pas d'impact sur la variable expliquée).

4 Je m'y suis rendu en 2007, lors de l'enquête de terrain menée dans le cadre de mon mémoire de Master,

mais n'y suis pas retourné en 2009 : le temps m'était compté et j'ai préféré avancer dans mon enquête à Rosario. Deux raisons m'ont poussé à faire ce choix. D'abord, mon expérience en 2007 n'avait pas été concluante : j'avais dû me rendre à ce « musée » (une salle dans laquelle étaient entreposés diverses brochures et billets libellés en créditos) accompagné par l'un des fondateurs du trueque et les propos tenus par la personne qui en avait la charge n'apportaient pas d'élément précis sur les matériaux entreposés. Il est par ailleurs peu probable que les documents critiques permettant de retracer l'histoire du trueque s'y trouvent : il s'agit des livres de compte retraçant les diverses émissions monétaires en fonction des différentes localités (voir les deux sections suivantes de ce chapitre). En effet, les fondateurs du trueque ont été fortement critiqués pour ne pas avoir fourni ces documents (voir la troisième section de ce chapitre).

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Nous nous étions procuré une copie des comptes du RTS (balance) lors du travail de terrain, mais celle-ci a été égarée par La Poste, dans son transfert vers Paris.

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« commission interzonale » du RTS, qui regroupe les régions métropolitaine (Buenos Aires) et la région Mar y Sierras6 (aux alentours de Mar del Plata Ŕ au sud de la province de Buenos Aires). Il n'était en outre pas destiné à être utilisé comme élément de propagande dans le conflit opposant le RTS au RGT. En effet, il avait vocation à rester principalement interne. Enfin, la description qu'il propose du fonctionnement de la « commission interzonal » est cohérente avec le récit des autres sources dont nous disposons à ce sujet. Il s'agit d'un document d'une grande importance, car il émane directement de l'organe en charge du contrôle de l'émission monétaire du RTS. En outre, il est daté de septembre 2001, soit un an après la scission du RTZO vis-à-vis du RGT, et cinq mois après celle du RTS, ce qui permet d'avoir un aperçu des conflits opposant les différents réseaux (la première partie du document y est consacrée). Enfin, la raison d'être de ce document nous intéresse au plus haut point : il s'agit de proposer des critères visant à donner un cadre commun aux conditions d'émission des créditos selon les régions (« zones »).

Le deuxième document retrace les émissions de moyens de paiement de la part de la zone « Mar y Sierras » entre juillet 1999 et décembre 2001 (http://www.trueque- marysierras.org.ar/creditos.htm, consulté le 05/07/2011 ŕ reproduit en annexe 6). Il a été publié sur le même site Internet que le document précédent et peu d'éléments permettent d'en apprécier l'authenticité. Il est cependant utilisé dans ce chapitre car il s'agit du seul document permettant de reconstituer des données quantitatives relatives à l'histoire du trueque et il ressemble en tout point au document analogue portant sur l'ensemble du RTS que nous avons eu entre nos mains à Rosario : il retrace les quantités de créditos émises par la zone en différentes occasions à travers la numérotation des créditos nouvellement émis et les valeurs nominales du numéro des moyens de paiement correspondant. Il précise en outre le nombre d'adhérents à la région Mar y Sierras lors de chaque nouvelle émission. Ce document permet de discuter l'analyse (quantitative) la plus répandue de la crise du trueque à travers la reconstitution du rapport de la masse monétaire ramenée à la quantité de participants de la zone Mar y Sierras de novembre 2000 à janvier 2002. Enfin, le dernier document consiste en une série de communiqués du RTS, publié sur le même site Internet que les documents précédents (http://www.trueque-

6 « Bien que cette commission trouve son origine dans la région Métropolitaine de Buenos Aires

conjointement à celle de Mar y Sierras, elle ne prétend pas imposer des critères basés sur l'ancienneté ou la plus grande quantité de membres » (Boletín federal de créditos, n°5, p.2).

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marysierras.org.ar/documentos.htm, consulté le 05/07/2011). Ces documents sont datés et témoignent du conflit opposant les trois principaux réseaux de trueque en revenant sur la nécessité de ne pas accepter les créditos émis par le RTZO et le RTS.

Certaines publications universitaires sont également appréhendées en tant que document. Il est possible d'en distinguer trois types. Le premier type regroupe des publications portant sur des thèmes qui touchent directement à l'histoire du trueque : il s'agit de la dimension militante au sein du trueque (Salles, 2006a) ou, plus largement, des formes d'engagement (Gonzales-Bombal, 2002 ; Gémonet, 2006). Ces publications sont issues de travaux de terrain et l'on peut raisonnablement considérer qu'elles décrivent un aspect du trueque au moment où a été menée l'enquête. Le deuxième type ne traite pas directement de thèmes liés à l'histoire du trueque, mais expose des éléments qui permettent d'en rendre compte (voir notamment Echavarri, 2003 et Leoni, 2003). Ces travaux sont issus d'enquêtes de terrain menées pour la plupart pendant la période faste du trueque, ou juste après sa crise. Ils présentent parfois des données « brutes » concernant l'histoire du trueque, à travers un extrait d'entretien ou une brève description, mais ces données ne sont souvent pas mises en avant par les auteurs ; aussi nous nous sommes efforcés d'extraire les informations qu'ils contiennent et de les restituer dans un cadre plus large. Enfin, les actes d'un colloque ayant porté sur le trueque, organisé le 6 septembre 2002 à l'Universidad Nacional de General Sarmiento, sont également mobilisés (« Journée nationale sur le trueque et l'économie solidaire » ŕ Hintze, 2003). La contribution de ce document à la reconstitution de l'histoire du trueque est double. D'une part, étant donné le consensus dont il fait lřobjet de la part des représentants des différents réseaux de trueque sur l'inflation et la diminution de l'assistance aux ferias, il contribue à la datation de la crise du trueque, conjointement à une étude menée en mai 2002 sur le nombre de participants (Ovalle, 2002), dřautre part, une annexe de ces actes fait part des principaux évènements qui ont marqué l'histoire du trueque, de 1995 à 2003, à partir d'une étude détaillée de la législation, des documents rédigés par les responsables des différents réseaux de trueque, ainsi qu'une revue des principaux quotidiens nationaux et de quelques quotidiens provinciaux (Córdoba , Mendoza, Tucuman, Rosario et Rio Negro). Ces éléments permettent également de préciser la datation de la crise du trueque et de proposer quelques éléments d'analyse.

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À ces sources écrites s'ajoutent deux témoignages oraux : ceux de la fondatrice du trueque à Rosario et dans le sud de la province de Santa Fe, Gladys et de celle qui organisa la principale feria de trueque à Capitán Bermúdez, Marita. Lors de longs entretiens (plus de trois heures chacun), nous avons tenté de reconstituer l'histoire du trueque à Rosario et Capitán Bermúdez. Certes, la mémoire peut être un biais et il ne saurait être question de fonder l'histoire du trueque uniquement sur des entretiens réalisés en 2009. Cependant, ces entretiens permettent un accès à des données fort intéressantes, pour deux raisons. D'abord, car l'histoire de ces expériences est intimement liée à celle du trueque à l'échelle nationale, puisqu'elles ont toutes deux fait partie du RGT puis du RTS. Étant donné que Marita et Gladys participaient à l'ensemble des réunions de la « commission interzonale », ces entretiens fournissent des descriptions détaillées du fonctionnement de cette commission au sein du RGT puis du RTS. Ce faisant, elles confirment la plupart des informations fournies par la littérature émanant des acteurs du trueque relatives aux modalités d'émission des moyens de paiement et infirment d'autres éléments, liés à l'horizontalité de la prise de décision au sein du RTS. Ensuite, l'implantation du trueque à Rosario et Capitán Bermúdez (1999 et août 2000 respectivement) est antérieure aux différentes scissions issues du RGT. Ainsi, ces deux femmes livrent des récris détaillés des réunions ayant conduit aux différentes scissions. Par là, leur histoire est également celle des tensions et affrontements entre différents réseaux.