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CONSTITUTION DE RÉSEAUX CONCURRENTS : LE FÉDÉRALISME MONÉTAIRE EN QUESTION

Jusqu'à présent, il n'a été question que de l'originalité et des conflits liés à la structure institutionnelle adoptée par le RGT jusqu'en 2000. Cette dernière a été qualifiée de fédéralisme monétaire parce-que l'émission des moyens de paiement y était décentralisée et qu'il existait un mécanisme assurant l'acceptation des différents créditos dans l'ensemble du réseau. Il semble que l'histoire de cette structure institutionnelle a été rythmée par des débats relatifs aux modalités d'accès aux moyens de paiement, mais, jusqu'en 2000, ceux-ci ne se sont pas traduits par une remise en cause du principe de décentralisation de l'émission monétaire. Au contraire, à partir de l'année 2000, plusieurs réseaux scissionnèrent du RGT et ce modèle fut concurrencé par d'autres, dans lesquels l'émission monétaire était centralisée.

Fédéralisme contre centralisation de l'émission monétaire

Au cours des années 2000 et 2001, le RGT connut deux scissions importantes. Leurs origines sont difficiles à dater avec précision, mais tous ceux qui se sont séparés du RGT s'accordent à situer le cœur des conflits au sein de la Commission Interzonale (voir notamment Sampayo, 2003 ; Cortesi, 2003 ; et Pérez-Lora, 2003). Jusqu'en 2001, les fondateurs du trueque contrôlaient la zone Sud de la Région Métropolitaine (Buenos Aires et sa banlieue) et étaient à ce titre en charge de l'émission monétaire dans les nodos qui la constituaient. Ils furent accusés par les représentants des autres zones d'outrepasser les règles d'émission des créditos, de faire payer un seigneuriage trop important et ainsi de s'enrichir personnellement à travers le trueque (50 créditos étaient « vendus » aux adhérents 3 pesos alors que les coûts d'impression étaient estimés à une vingtaine de

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centimes20 ŕ Ould-Ahmed, 2008, Luzzi, 2005 : 50). La première rupture apparut durant l'année 2000, mais il semble que les tensions étaient plus anciennes et remontaient, au moins, à l'établissement de la « franchise sociale » par les fondateurs du trueque, en octobre 199921. Selon ces derniers, la « franchise sociale » avait pour objectif de faciliter l'ouverture de nouveaux nodos en mettant à disposition de toute personne en faisant la demande un « kit » regroupant « les gilets et les manuels de formation pour les coordinateurs […], les billets créditos émis par [la zone sud du] le RGT, et les cartes d'adhérents au RGT » (Ould-Ahmed, 2008 Ŕ voir également Gómez, 2008 : 129).

Les tensions ouvertes par la « franchise sociale » culminèrent en septembre 2000, lorsque les fondateurs du trueque (regroupés autour du Conseil Assesseur PAR) quittèrent la Commission Interzonale du RGT sans répondre aux demandes d'éclaircissement de leurs comptes (Luzzi, 2005 : 50). Le bilan qu'ils présentèrent ne comportait que la quantité de créditos émise, sans en mentionner l'allocation. En outre, les autres zones les accusaient d'avoir mis en place un système de double numérotation et d'émettre au-delà des quantités annoncées. Ces accusations étaient très graves, car elles revenaient à affirmer que le groupe fondateur contournait les règles établies par la Commission Interzonale, pièce maîtresse de l'architecture institutionnelle du RGT d'alors. À partir de ce moment, il semble que les représentants de la zone sud de Buenos Aires n'ont plus pris part aux réunions de la Commission Interzonale. Cette rupture a été vécue de l'intérieur comme l'expulsion du groupe fondateur plus que comme une scission à proprement parler, comme en témoigne Gladys, qui était alors représentante de la zone Rosario et sud de la province de Santa Fe au sein de la Commission Interzonale :

« Nous avons eu marre [de la gestion monétaire des représentants de la zone Sud] et nous sommes mis d'accord, tous les représentant au sein de la Commission Interzonale et nous nous sommes

20 Voir le bulletin fédéral de créditos, n°5. 21

Plusieurs éléments confirment que les conflits internes au RGT étaient antérieurs aux évènements de 2000 et 2001. Ainsi, Inès González Bombal (2002 [2000] : 282) fait état dès l'année 2000 du caractère national d'un crédito, sans donner plus de précision. Robbin Shea McClanahan (2003 : 90-96) avance quant à elle, sur la base d'une enquête de terrain, qu'entre 1997 et 1999 que les moyens de paiement utilisés par la zone de Mendoza du RGT étaient ceux émis par les fondateurs du trueque, alors responsables de la zone Sud du réseau, en contradiction avec le principe de décentralisation de l'émission monétaire. Enfin, notre entretien avec Gladys, fondatrice du trueque à Rosario, confirme que les conflits existaient au moins depuis l'implantation du RGT à Rosario, en 1999 :

« Gladys : Lorsque nous avons commencé [en 1999], nous faisions partie de la RGT, mais sur mes créditos je ne l'ai inscrit ŖRed Global de Truequeŗ.

Moi : pourquoi ?

Gladys : car nous n'avons jamais été en bon terme avec les fondateurs […]. Ils géraient leurs créditos comme s'il s'agissait de l'unique crédito au niveau national. […] Ils se faisaient de l'argent, tu comprends ? » (entretien avec Gladys, novembre 2009, Rosario)

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séparés d'eux lors d'une réunion à Buenos Aires. Nous nous sommes séparés d'eux et avons ensuite formé la Red de Trueque Solidaria [réseau de trueque solidaire] » (Entretien avec Gladys, fondatrice du trueque à Rosario, novembre 200922, Rosario).

Quelques mois plus tard, la zone Ouest cessa de participer à la Commission Interzonale et prit son autonomie vis-à-vis du RGT en créant le RTZO (Sampayo, 2003). Les autres zones formèrent formellement le Réseau de Trueque Solidaire en avril 2001 et les fondateurs du trueque réorganisèrent fondamentalement le RGT.

Ces scissions ne doivent pas être analysées uniquement comme l'expression de rivalités entre réseaux visant à accroître le nombre de leurs participants : à travers elles, c'est le modèle de fédéralisme monétaire porté par le RGT jusqu'en 2000 qui a été mis en question. En effet, bien que ce modèle eût été reconduit au sein du RTS23, tel n'a pas été le cas dans le RTZO et le RGT. Les relations qu'ont entretenues le RTZO et le RTS ne sont pas claires et il semble que leur séparation n'a pas été brutale. En effet, ils partageaient tous deux les mêmes critiques vis-à-vis des fondateurs du RTS en matière monétaire. En outre, Gladys, fondatrice du trueque à Rosario et représentante de cette zone aux Commissions Interzonales du RGT puis du RTS affirmaient lors de notre entretien que dans un premier temps les créditos émis par la zone ouest de Buenos Aires étaient acceptés par les autres zones du RTS, avant que le RTZO ne refuse les créditos émis par ces dernières. Ce témoignage est confirmé par un communiqué de la Commission Régional des Créditos de la Zone Mar y Sierras du RTS, daté du 21 avril 2002 (http://www.trueque-marysierras.org.ar/documentos.htm, consulté le 05/07/2011) :

« Au vu de la nécessité d'établir une parité distributive avec les autres réseaux intégrant le RTS, il a été établi que la Commission Régional des Créditos prenne les initiatives nécessaires afin que la distribution [des créditos] s'effectue de la manière suivante, à partir de la prochaine édition des nouveaux créditos de la région Mar y Sierras :

[…]

Maintenir et exiger de la part des autres zones intégrantes du RTS la « non-acceptation de la circulation des créditos du PAR [RGT] et de la Zone Ouest [RTZO] ainsi que l'acceptation pleine et entière des créditos des autres zones et régions de la RTS » (Commission Regional de Créditos, Mar y Sierras, 21/04/2002).

22 Certains entretiens ne sont pas datés au jour près car leur date était annotée sur mon agenda, qui faisait

office dřannexe manuscrite à mon journal de terrain. Or celui-ci a été égaré par La Poste lors de son transfert vers Paris.

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Les raisons d'un tel refus des créditos émis par le RTZO ne sont pas claires.Il semble que ce dernier ait été accusé d'avoir trop émis, puisque la non-acceptation de ses créditos avait pour objet de « rétablir une parité distributive avec les autres réseaux intégrant le RTS » (Commission Régionale de Créditos, Mar y Sierras, 21/04/2002).

Quoi qu'il en soit, le point crucial est que le RTZO avait de fait rompu avec le fédéralisme monétaire promu par le RTS. Pour le comprendre, il est nécessaire de revenir sur la vision particulière du développement local adoptée par Fernando Sampayo, qui l'anima jusqu'à sa mort en 2009. Selon celui-ci, il s'agissait surtout de trouver un palliatif à la pauvreté à travers un réseau de trueque à la gestion optimisée, à travers la centralisation de l'émission monétaire et un trueque à grande échelle (Gómez, 2008 : 131- 132). Ainsi ce réseau possédait une spécificité, qui n'était de prime abord pas monétaire : son objectif de soutien au développement local. Pour cela, il a d'abord intégré un grand nombre de commerçants parmi ses participants et a mis en place un vaste système permettant de répertorier les capacités productives de ses membres. Il a ensuite développé une capacité productive propre, ce qui le distingue des autres expériences de trueque à échelle nationale. Ainsi, selon Sampayo (2003), avant la crise du trueque, le RTZO comptait au moins quatre ateliers : le premier atelier produisait 5000 paquets de pâtes sèches de 500 grammes par semaine et comptait sur l'aide de la municipalité de Moreno dans son approvisionnement en matières premières (sous forme de subventions en nature) ; le deuxième atelier était un atelier de menuiserie qui produisait une cinquantaine de tables et une vingtaine de bancs par jour en employant sept personnes à temps plein ; les deux autres ateliers étaient des petits ateliers de fabrication de pâte à pizza pour l'un (1000 par jour), ainsi que de pâtisseries en tout genre pour l'autre. Georgina Gómez (2008 : 209) estime qu'à son apogée, le RTZO la valeur des biens produits au sein du réseau avoisinait les 140.000 US $ par mois. Les produits étaient ensuite proposés au sein du réseau et ceux qui apportaient leur travail à cet ouvrage collectif étaient généralement rémunérés en créditos. L'usage du peso par le réseau était cependant indispensable à l'acquisition des matières premières, à la location des locaux et à la formation des coordinateurs et coordinatrices des nodos. Ces pesos étaient obtenus grâce au paiement de deux pesos par an par les membres du réseau, en échange de l'octroi de 50 créditos.

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Or le modèle de fédéralisme monétaire mis en œuvre au sein du RGT puis du RTS n'était aucunement nécessaire au RTZO afin de remplir l'objectif qu'il s'était fixé. La remise en cause de ce modèle ne posait pas de problème compte tenu du discours extrêmement peu revendicatif de Fernando Sampayo quant à la transformation de la nature des échanges et de la démocratisation de l'économie. Au contraire, la centralisation de l'émission monétaire était cohérente avec le développement de l'appareil productif du réseau, et ce pour deux raisons. Notons d'abord que les recherches ayant porté sur ce réseau ont souligné la centralisation des pouvoirs opérée par Fernando Sampayo (voir notamment Gómez, 2008). Par ailleurs, la centralisation de l'émission monétaire était un atout afin d'assurer l'approvisionnement en matières premières des entreprises collectives du RTZO, à travers l'ouverture de nodos dans plusieurs provinces argentines afin d'assurer un accès direct aux matières premières :

« Désormais, tout comme le PAR [RGT], les nodos du RTZO se trouvent principalement à l'ouest de Buenos Aires […], mais il en possède certains à l'intérieur de la province de Buenos Aires [banlieue de Buenos Aires non comprise], sur la côte atlantique, à Mendoza, Córdoba, Corrientes, Tucuman et Misiones. Cela est dû à la nécessité d'entretenir un contact direct avec les producteurs des matières premières ou des produits régionaux qui sont indispensables à la production d'aliments » (Sampayo, 2003 : 199).

Imposer aux nodos provinciaux du RTZO la monnaie de ce réseau, principalement utilisée dans les banlieues ouest de Buenos Aires, les obligeait à orienter leurs transactions vers ceux-ci et, par conséquent, à leur fournir les matières premières dont ils avaient besoin.

Le fonctionnement du RGT était quant à lui, à partir de 2001, orthogonal à celui du RTS. D'une part, l'émission monétaire y était totalement centralisée : le « conseil accesseur » du PAR, formé par les fondateurs du trueque, était le seul organe de décision en la matière et ne devait rendre de compte à personne, d'autre part, et peut-être plus fondamentalement, la stratégie adoptée par le RGT rompt avec la division territoriale de l'émission monétaire du RTS : à partir de 2000, le RGT s'étend bien au-delà de la zone Sud de Buenos Aires et tente de concurrencer le RTS en ouvrant des nodos sur l'ensemble du territoire24. Autrement dit, la « franchise sociale » était synonyme de remise en cause

24 De telles ouvertures de nodos sont documentées concernant les régions Mar y Sierras (Pérez-Lora, 2003),

Córdoba (Echavarri, 2003), Mendoza (Federico Sabaté, Hintze et Coraggio, 2003), Santa Fe (entretiens avec Gladys et Marita), la zone Nord de Buenos Aires (Leoni, 2003), la province de Catamarca (Verón Ponce, Heredia, et Sánchez, 2003), et la celle de Misiones (enquête préliminaire, voir chapitre 1).

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du fédéralisme monétaire et de la division territoriale de l'émission monétaire25. La retranscription par Fabiana Leoni d'un entretien avec Maria Inés, coordinatrice du nodo José C Paz, en septembre 2002, nous informe un peu plus sur ce point. Précisons que ce nodo a fait partie du RGT jusqu'au début de l'année 2002. Ainsi, Maria Inés a commencé à remettre en question son rapport au RGT

« car à un moment ils ont usé et abusé de moi, je me suis sentie escroquée. […] Nous franchisions [franquiciábamos] à Rodriguez (banlieue ouest de Buenos Aires). C'était un chaos et je me disais : Ŗce n'est pas possible qu'ils nous traitent si mal alors que nous les maintenions [siendo que

nosotros los estamos manteniendo]ŗ. Nous allions retirer un numéro à 4 h du matin et ceux qui venaient de La Bernaleza avec les caisses de créditos à franchiser commençaient à s'occuper de

nous à 9 h du matin. Nous avons dû attendre jusqu'à cinq ou six heures de l'après-midi avant de sortir, et en sortant... ils nous ont maltraités [nos hicieron un manoseo], ils nous ont maltraités d'une manière terrible. Tout cela m'a tellement indignée... La dernière franchise [du nodo de Jose C. Paso] fut le 27 décembre [2001], ensuite je devais y aller en janvier [2002] et ils m'ont appelée au téléphone pour me communiquer que la franchise [franquicia] était fermée jusqu'à ce que le système soit réorganisé, car ils faisaient face à des créditos falsifiés [car] on trouvait des créditos jusque dans les petits kioskos [toutes petites épiceries], à tous les coins de rue, c'était impressionnant, je ne sais pas comment les gens se les procuraient » (Maria Inés, coordinatrice du

nodo José C. Paso, septembre 2003, José C Paso, retranscrit dans Leoni, 2003 : 25-26, souligné

par moi-même).

Cet entretien est intéressant, car il s'agit de l'un des rares témoignages portant sur les modalités concrètes d'émission monétaire du RGT après 2001. On y apprend d'abord que le RGT avait installé des relais au-delà de la zone originelle d'influence des fondateurs. L'impression des billets libellés en créditos devait avoir lieu à Bernal, siège du PAR, étant donné que ceux qui les y apportaient « venaient de La Bernaleza », ancienne usine désaffectée et réhabilitée en siège du RGT. Ainsi, il semble que le groupe fondateur contrôlait directement (et presque physiquement) le processus d'émission des créditos. Cet entretien confirme également que les créditos étaient octroyés contre des pesos, puisque Maria Inés raconte qu'elle « maintenait » la structure par ses demandes de créditos. Enfin, celle-ci fait état de falsifications de créditos du RGT relativement importantes, au début de l'année 2002, puisque celles-ci auraient conduit le système à fermer ses portes momentanément. Nous reviendrons sur ce point dans la prochaine section.

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L'élément fondamental dans la structuration du trueque autour de trois réseaux à échelle nationale à partir de 2001 est, selon nous, la remise en question par le RGT et le RTZO du fédéralisme monétaire promu par le RTS et son maintien coûte que coûte dans ce dernier. En effet, tous les éléments dont nous disposons confirment que ce dernier a bel et bien maintenu le principe de décentralisation de l'émission monétaire, malgré les multiples attaques dont il a été la cible. Notons d'abord que les entretiens que nous avons menés au sujet de l'histoire du RTS à Rosario mettent l'accent sur le rôle central de la Commission Interzonale dans ce réseau. Ainsi, ils confirment la décentralisation de l'émission monétaire et l'existence d'une commission chargée de valider les comptes de chaque zone et de décider de l'incorporation ou non de nouvelles zones. À Rosario, Gladys et son mari, en tant que fondateurs de la zone du Sud de la région de Santa Fe, étaient chargés de l'émission monétaire et avaient pour cela pris contact avec un imprimeur. Ils transféraient les créditos nouvellement émis aux nodos, qui en distribuaient cinquante à tout nouveau membre, en deux fois (la première avant sa première participation à une feria, la seconde lors de sa venue suivante). La Commission Interzonal était bien l'organisme chargé de l'acceptation des nouvelles zones au réseau (RGT puis RTS) : en 1999, Gladys a dû y présenter son crédito, qui a été accepté après vérification par la Commission qu'il n'en existait encore aucun dans la province de Santa Fe. Par la suite, le RTS a intégré deux nouvelles zones situées dans la province de Santa Fe (Calchaqui et Santa Fe Capital) et cela a été rendu possible par l'accord de la zone Sud de la province de Santa Fe (puisqu'un seul crédito ne peut être émis par zone et qu'avant l'émission de ces nouveaux créditos, ces localités utilisaient les créditos de la zone sud de Santa Fe).

Il ressort en outre des conditions de production du balance que ce document condensait lřorganisation spatiale du RGT puis du RTS et, ce faisant, leur modèle de « fédéralisme monétaire ». Avant chaque réunion de cette commission, chaque zone devait établir son propre balance, en précisant la couleur des billets, le nom de chaque nodo, la quantité de créditos qui leur avait été accordée et, enfin le nombre de membres de chacun. Le balance du réseau était alors élaboré à partir de la juxtaposition des balances des différentes zones. Ce document était au cœur des discussions lors des réunions de la Commission Interzonale car il incarnait les principes permettant lřémission décentralisée des moyens de paiement au sein du réseau. Trois points méritent dřêtre

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soulignés à ce titre. Premièrement, le balance permettait de vérifier que le ratio maximal dřémission de créditos par participant (établis par la Commission Interzonale) était bien respecté par chaque zone26. Il était en effet possible de calculer ce ratio pour chaque province à partir du balance, puisque celui-ci faisait état de la numérotation des billets nouvellement émis et précisait leurs valeurs nominales. Deuxièmement, le balance retraçait la fragmentation territoriale de lřémission monétaire propre au RGT puis au RTS : chaque zone devait préciser les nodos auxquels les moyens de paiement nouvellement émis étaient remis. Or ceux-ci étaient généralement nommés à partir de leur situation géographique. Ce faisant, le balance permettait de vérifier que chaque zone émettait dans le territoire qui lui était imparti. Enfin, ce document énumérait les créditos à accepter dans lřensemble du réseau. Il constituait pour beaucoup la matérialisation de lřexistence du réseau, car il permettait aux coordinateurs n'ayant jamais participé aux réunions de la Commission Interzonale de savoir de quelles zones il était constitué et quels billets devaient être acceptés localement. Sans ce mécanisme, il aurait par exemple été impossible pour nombre de coordinateurs de savoir que la zone Sud de lřagglomération de Buenos Aires avait pris ses distances par rapport au réseau : cřest la disparition de leurs créditos dans le balance qui lřatteste.

À travers la production du balance du réseau, la Commission Interzonale donne à voir les dimensions hiérarchiques et éthiques de la confiance (Aglietta et al, 1998 ;