• Aucun résultat trouvé

L'introduction de ce chapitre l'a souligné : l'enquête de terrain est centrale dans la production des données mobilisées dans cette recherche, cette importance étant liée à l'inscription de cette thèse dans le courant institutionnaliste en économie. Ce dernier met l'accent sur la portée conceptuelle des analyses produites et non sur leur capacité prédictive. Il s'agit de confronter les concepts aux données empiriques afin de mettre à mal ceux qui ont été élaborés avant l'enquête et de les amender. Cette logique est commune à la théorisation ancrée (Glaser et Strauss, 2008 [1967]) et à l'ethnographie économique (Dufy et Weber, 2007). Nous adoptons l'optique de cette dernière car elle

38 Chapitre 1 : des concepts au terrain, du terrain aux concepts

pousse la logique de confrontation des concepts au terrain jusqu'à remettre en cause son objet de recherche.

Placer l'enquête de terrain au cœur d'une thèse en économie peut surprendre. Les développements récents de la discipline (quelques dizaines d'années) ont en effet poussé les économistes dans une entreprise de formalisation a priori déconnectée de la recherche de descriptions détaillées et vraisemblables des institutions et des pratiques économiques. Par là, ils s'opposent à la démarche dite de « l'ethnographie économique », soucieuse de rendre compte de manière minutieuse des pratiques des acteurs et de leurs significations « indigènes » (Dufy et Weber, 2007). L'article bien connu de Milton Friedman (1953) rend compte de manière fort claire de la position épistémologique désormais adoptée par la plupart des économistes se réclamant de l'orthodoxie. Son auteur considère que l'économie est une science « dure » à l'image de la physique. Il s'agit d'une « science positive » (Friedman) car elle se doit de décrire ce qui est et non ce qui devrait être. Par là, elle serait indépendante vis-à-vis des positions éthiques des chercheurs. Mais surtout, la nature de la science économique (economics), le type de connaissance qu'elle produit et ses logiques de vérification seraient, selon Friedman, identiques à celles en vigueur dans les sciences dites « dures » :

« La tâche [de la science économique] est de fournir un système de généralisation à même de prédire correctement les conséquences de n'importe quelle modification de la conjoncture [change

in circumstances]. Sa performance doit être jugée à travers la précision, la portée et la conformité

[aux faits] des prédictions qu'elle produit. Bref, l'économie positive [positive economics] est, ou peut être, une science Ŗobjectiveŗ, dans la même mesure que n'importe quelle science physique [as

any of the physical sciences] » (Friedman, 1953 : 4)

Dans cette perspective, la qualité d'une théorie est jugée à l'aune de sa capacité de prédiction et non du réalisme de ses axiomes :

« Les hypothèses réellement significatives sont basées sur des axiomes [assumptions] qui sont des représentations de la réalité grandement inexactes [inaccurate] et, en général, plus une théorie est significative [significant], plus ses axiomes sont irréalistes […]. La raison est simple. Une hypothèse est importante si elle Ŗexpliqueŗ le plus de faits à partir de peu [if it « explains » much

by little], c'est à dire si elle abstrait [abstracts] les éléments cruciaux de la masse des données

[circumstances] complexes et détaillées qui entourent le phénomène qui doit être expliqué et [ce faisant] permet une prédiction valide sur leur seule base. Pour qu'une hypothèse soit significative il faut donc que ses axiomes ne permettent pas une description adéquate [must be descriptively false]. Elle ne tient compte d'aucun des nombreux autres éléments [associés au phénomène expliqué]

Chapitre 1 : des concepts au terrain, du terrain aux concepts 39

puisque la pertinence de l'hypothèse réside dans le fait que ceux-ci ne sont pas pertinents afin d'expliquer le phénomène en question.

Pour le dire de manière moins paradoxale, la question pertinente à poser à propos des Ŗaxiomesŗ [assumptions] d'une théorie n'est pas celle de savoir s'ils permettent ou non une description Ŗréalisteŗ, puisque ce n'est jamais le cas, mais s'ils constituent des approximations suffisamment bonnes du phénomène étudié [for the purpose in hand]. Il est possible de répondre à cette question simplement en regardant si la théorie fonctionne, c'est-à-dire si ses prédictions sont justes » (Friedman, 1953 : 14-15).

Ainsi, l'objet de la plupart des économistes se réclamant de lřorthodoxie est d'isoler les variables qui permettent de prédire les conséquences des modifications de l'environnement économique. Cette perspective ne suppose pas, par exemple, que les agents et firmes résolvent consciemment un problème de maximisation sous contrainte, mais qu'ils agissent comme s’ils le résolvaient effectivement.

Aussi, c'est l'inscription de cette recherche dans les courants dits institutionnalistes en économie qui explique la place de choix qu'elle octroie à l'enquête de terrain dans la production des données2. La position épistémologique privilégiée n'est pas celle développée par Milton Friedman : dans cette perspective, le critère de validité des théories ne peut pas être réduit à leur capacité prédictive. L'accent est mis sur la portée conceptuelle des analyses en ce qu'elles permettent de mettre à jour les caractéristiques des institutions qui étayent3 les processus de production, de circulation, de consommation et de financement. Telle est par exemple la signification de la distinction opérée par Karl Polanyi entre trois « principes4 » (marché, redistribution et réciprocité) qui structurent les systèmes économiques en façonnant de manière toujours spécifique (et évolutive) les institutions qui les soutiennent. Or ces concepts sont toujours ancrés dans une démarche empirique puisqu'ils prétendent rendre compte de la complexité des pratiques économiques. On en conclut que dans cette perspective le chercheur se doit d'effectuer des allers et retours constants entre le terrain et la théorie. C'est ce que souligne Karl Polanyi :

2 Ce faisant, nous rejoignons Agnès Labrousse (2008) dans son commentaire de L’ethnographie économique (Dufy et Weber, 2007).

3 Nous reprenons ici le sens que donne Ronan Le Velly (2007) à ce qu'il nomme « l'encastrement-étayage ». 4 Voir notamment les travaux de Jean-Michel Servet (2007) et d'Isabelle Hillenkamp (2007 et 2009). Le

terme « principe » est emprunté à Jean-Michel Servet. Karl Polanyi mentionne parfois un quatrième principe : l'administration domestique. Sur ce point, voir Gregory (2009), Hillenkamp et Servet (2011) et Hillenkamp (à praaître).

40 Chapitre 1 : des concepts au terrain, du terrain aux concepts

« La méthode à employer [pour analyser la subsistance de lřhomme Ŕ livelihood of man] est donnée par l'interdépendance entre la pensée et l'expérience. Les termes et définitions construits sans référence aux données sont creux et le simple recueil de faits sans réajustement de notre propre perspective [théorique] est stérile. Pour mettre un terme à ce cercle vicieux, les recherches empiriques et conceptuelles doivent être menées de front conjointement [conceptual and empirical

research must be carried forward pari passu]. Nos efforts devraient être soutenus par la conscience

du fait qu'il n'est pas possible d'y déroger [our efforts should be sustained by the awareness that

there are no short cuts on this trail of inquiry] » (Polanyi, 1977 : liv-lv)

Les données relatives au trueque à partir desquelles il est possible de discuter les approches de la monnaie sont variées. Ainsi, cette recherche mobilise une revue de la littérature visant à faire état des discours sur la monnaie (chapitre deux) et à reconstituer l'histoire du trueque (chapitre 3), divers documents écrits, des observations de places de marché sur lesquelles sont utilisés les créditos et des témoignages de leurs utilisateurs. Ces données sont le fruit d'un travail de terrain car la plupart ont été recueillies à travers une enquête intensive de plusieurs mois menée en immersion dans le quotidien des acteurs du trueque (entre août et décembre 2009). Elles le sont également, dans un sens plus large de l'enquête de terrain, car elles convergent vers un même objectif : confronter les catégories conceptuelles élaborées avant la prise de contact avec le terrain avec les pratiques dites « indigènes » ou « de sens commun » afin de les reformuler et, ce faisant, de les enrichir. Cette confrontation a été rendue possible par la tenue régulière dřun journal de terrain retraçant les principales observations, la retranscription textuelle des entretiens et une étude minutieuse des données de la littérature faisant état des pratiques monétaires, de l'histoire du trueque et des discours sur la monnaie.

L'enquête de terrain possède des exigences et critères de validité qui lui sont propres (Olivier de Sardan, 1995 ; Hillenkamp, 2010 ; Laperrière, 2007b). Ils diffèrent de ceux avancés par Milton Friedman car le postulat épistémologique n'est pas le même. Les données produites par l'enquête de terrain ne prétendent pas fonder une théorie capable de prédire les conséquences de tel ou tel phénomène, mais améliorer leur compréhension et leur conceptualisation sur la base d'une description rigoureuse (Dufy et Weber, 2007). Les données dont il est fait état ici n'ont pas non plus vocation à être « représentatives » des pratiques monétaires et financières des Argentins : au contraire un événement marginal peut avoir une très grande valeur théorique et occuper une place centrale dans l'argumentation s'il permet de mettre à jour une catégorie nouvelle ou de reformuler un

Chapitre 1 : des concepts au terrain, du terrain aux concepts 41

concept. Une première exigence est donc que les données issues de l'enquête de terrain permettent d'enrichir effectivement un ou plusieurs concepts existants. D'autres principes permettent de juger de la rigueur de l'enquête de terrain nécessaire à une véritable « politique du terrain » (Olivier de Sardan, 1995). Parmi eux on compte la triangulation et la saturation théorique et empirique. Ainsi, nous avons tenté de diversifier le plus possible les témoignages recueillis sur place (voir les sections deux et trois de ce chapitre) et de les confronter afin de recouper les informations. La saturation empirique a probablement été atteinte à la fin de notre séjour à Rosario car les derniers entretiens n'ont pas révélé de nouvelles pratiques financières ou de nouvelles modalités d'engagement au sein du trueque. La saturation théorique, quant à elle, s'est révélée après le travail de terrain, lors de l'étude des données : les derniers entretiens n'ont donné naissance à aucune nouvelle catégorie. Enfin, la validité et la plausibilité des données sont assurées par les descriptions des pratiques et les citations d'entretiens qui sont mobilisées tout au long de cette thèse afin de discuter et d'amender les concepts permettant d'appréhender les pratiques monétaires et financières :

« la présence simultanée de descriptions, de citations, de recensions […] reflète dans le produit [...] final (rapport, article, libre) le travail empirique de terrain, en garantit la validité et en permet la critique » (Olivier de Sardan, 1995 : 100)

Les paragraphes qui précèdent présentent quelques convergences méthodologiques et épistémologiques avec la « théorisation ancrée » développée par Barney Glaser et Anselem Strauss (2008 [1967] Ŕ voir également Laperrière, 1997a). Nous partageons avec cette démarche le souci de soumettre la théorie à l'épreuve des données empiriques. Le statut de ces données diffère de la simple validation de théorie hypothético-déductive à partir de tests statistiques : il s'agit de suggérer la théorie à partir des données. Pour y arriver, chaque événement retranscrit dans le journal de terrain et dans les entretiens a été codé à l'aide d'un logiciel d'aide à l'analyse qualitative5 (ici ATLAS.ti). À un même événement peuvent correspondre plusieurs codes, selon le degré de généralisation théorique. Ainsi, le fait de mettre une partie des revenus générés par la vente ambulante d'empanadas6 dans une boîte spécifique dont le contenu n'est mobilisé que pour acquérir les ingrédients nécessaires à la préparation des empanadas de la

5 Voir également les réflexions d'Isabelle Hillenkamp (2009) relatives au codage.

6 Il sřagit dřun mets couramment consommé en Argentine et, plus largement, en Amérique latine. Les

empanadas sont constituées dřun petit chausson farci (viande, maïs, pomme de terre, fromage, etc.) cuit au four ou frit.

42 Chapitre 1 : des concepts au terrain, du terrain aux concepts

semaine suivante a été codé simultanément par les catégories « épargne », « épargne sous forme de moyens de paiement » et « séparation7 ». Ce faisant, le codage occupe une place centrale dans l'élaboration théorique car il opère le lien entre le questionnement théorique et les données. C'est à travers cette pratique que la question de recherche est reformulée au contact des données de terrain. Il convient ensuite d'établir les liens entre les différents codes afin que l'approche théorique rende compte de l'ensemble des évènements contenus dans les données. Le deuxième point de convergence avec la théorisation ancrée est que le terrain de recherche a été choisi en fonction de sa pertinence afin de répondre à une question de recherche dont la première formulation est antérieure à l'enquête de terrain. Nous avons déjà signalé en introduction qu'avant d'étudier le trueque nous avions eu connaissance des clivages structurant les approches de la monnaie en économie8 et des écrits d'auteurs tels que Karl Polanyi qui ont exercé une grande influence dans l'orientation de ce travail. Les premières formulations de la question de recherche m'ont également poussé à m'intéresser plus particulièrement au trueque dans les villes de Capitán Bermúdez et Rosario9. Enfin, la présente recherche retient également de la théorisation ancrée l'importance de la perspective comparative. Je lřai utilisé à maintes reprises afin notamment de faire ressortir l'originalité des modalités d'émission monétaire de ce qui fut le principal réseau de trueque d'ampleur nationale (qualifié de « fédéralisme monétaire » ŕ chapitre trois) et de souligner l'importance du maintien d'un rapport crédito/peso identique pour tous les biens à Poriajhú, contrairement à ce qui a été constaté à Rosario (chapitre quatre).

Il est cependant nécessaire d'adopter un regard critique sur la théorisation ancrée lorsque Barney Glaser et Anselem Strauss la distinguent de l'approche ethnographique. Ces deux approches partagent de nombreux points communs, dont ceux qui viennent d'être soulignés. Cependant, Glaser et Strauss les distinguent et affirment la spécificité de l'approche sociologique en la distanciant de l'ethnographie10. Cette prise de position est

7 Nous faisons ici référence aux travaux d'Alexandre Roig (2010). Voir le cinquième chapitre (pp. 272-275). 8 Cela est particulièrement vrai pour l'enquête de terrain menée en 2009. J'ai découvert La monnaie souveraine (Aglietta et Orléan, eds., 1998) et les travaux de Jérôme Blanc et de Jean-Michel Servet au

début de l'enquête de terrain menée dans le cadre de mon mémoire de Master à l'EHESS alors qu'il m'était très difficile d'approcher le trueque (juillet-novembre 2007 Ŕ voir la deuxième section de ce chapitre). Ceux de Bruno Théret l'ont été une fois de retour en France (automne 2007).

9 Voir la deuxième section de ce chapitre.

10 « L'objet de cet ouvrage est de souligner l'activité sociologique élémentaire que seuls les sociologues

peuvent mener à bien : générer une théorie sociologique. Les descriptions, ethnographies, enquêtes [fact-finding], vérifications (appelez-les comme vous voudrez) sont très bien effectuées par des

Chapitre 1 : des concepts au terrain, du terrain aux concepts 43

contraire à la démarche inter et unidisciplinaire évoquée en introduction. Mais c'est l'argument mis en avant pour étayer cette prise de distance qui pose le plus problème. Pour ces auteurs, la théorisation ancrée se distingue de l'ethnographie par la plus grande importance octroyée à la théorisation, opposée à la recherche de précision descriptive qui anime les travaux des ethnographes. Anne Laperrière précise cette position en soulignant que l'on retrouve dans ces deux approches théorisation et description, mais que l'accent est mis tantôt sur l'une tantôt sur l'autre :

« La méthode ethnographique est souvent présentée comme le prototype de la recherche interprétative à visée descriptive par opposition à la théorisation ancrée, qui serait le prototype de la recherche interprétative à visée théorique [note de bas de page]. Alors que le but de la première consiste principalement dans la description d'univers culturels délimités, l'objet de la théorisation ancrée [...] n'est pas tant la description détaillée d'un phénomène que l'élaboration d'une théorie pertinente par rapport à celui-ci. » (Laperrière, 1997 : 325-326)

Puis elle revient dans une note de bas de page sur la place de la théorisation en ethnographie :

« Un débat actuellement en cours chez les méthodologues qualitatifs et chez les ethnographes oppose ceux qui s'élèvent contre tout dépassement de la description en sciences humaines [...] et ceux qui soulignent qu'il ne peut y avoir de description sans théorie sous-jacente ou qui présentent la théorisation comme le but premier de toute recherche en sciences humaines [...]. Nous souscrivons à cette deuxième position qui signale que description et théorie sont inextricables.

Cependant, elles n'ont pas le même poids ou la même place dans une approche à visée d'abord descriptive ou d'abord théorique11. Cela nous paraît d'ailleurs être la position dominante chez les ethnographes qui met l'accent sur la priorité à donner à la description par rapport à la théorie (ou à l'explication) en ethnographie » (Laperrière, 1997a : 326 Ŕ souligné par moi-même)

Autrement dit, selon cette auteure, le choix entre ethnographie et théorisation ancrée serait celui de la priorité à donner à la description sur la théorie, ou inversement, à la théorie sur la description.

Il nous semble judicieux de porter sur cette distinction un regard critique, pour deux raisons principales. La première est que penser une ethnographie uniquement descriptive est probablement une position extrême qui n'est pas partagée par tous les

professionnels d'autres champs et par des profanes [layman] dans diverses agences de recherche. Mais ces personnes ne peuvent pas générer de la théorie sociologique à partir de leurs travaux. Seuls les sociologues sont formés à vouloir le faire, à le rechercher, et à générer de la théorie [sociologique] » (Glaser et Strauss, 2008 [1967] : 6-7 Ŕ souligné dans l'original).

11 Glaser et Strauss sont plus catégoriques lorsqu'ils estiment en faisant référence aux premiers travaux de

l'école de Chicago que « les monographies basées sur des données qualitatives ont consisté en des descriptions longues et détaillées qui n'ont donné lieu qu'à une faible production théorique » (2008 [1967] : 15).

44 Chapitre 1 : des concepts au terrain, du terrain aux concepts

ethnographes. À titre d'exemple, soulignons que Caroline Dufy et Florence Weber (2007) revendiquent une « ethnographie économique » attentive à la description détaillée des pratiques et discours dits « indigènes » sans pour autant reléguer la production conceptuelle au second rang. En effet, elles mettent en avant des « concepts universels » (chapitre deux) qui doivent être « validés par leur capacité descriptive » (Dufy et Weber, 2007 : 5). Un autre exemple est donné par un récent article dřIsabelle Guérin (2008). Ses enquêtes de terrain de type ethnographique lui ont permis de mettre à jour des pratiques monétaires et financières fort hétérogènes parmi des femmes qualifiées de « pauvres » en Inde du Sud et au Sénégal. Cependant leur analyse donne lieu à une production théorique importante : la complexité et l'hétérogénéité de ces pratiques sont expliquées par le fait que la monnaie, loin d'être considérée comme une marchandise, façonne les statuts et relations de pouvoir au sein des foyers. Ainsi, Isabelle Guérin voit dans les pratiques financières et monétaires de ses enquêtées un « jeu permanent d'interprétation, d'ajustement et de contournement » (p.59) des normes sociales régissant l'unité domestique. La deuxième raison est d'ordre épistémologique. Il est en effet paradoxal que des auteurs revendiquant l'ancrage empirique de leurs théories distinguent l'ethnographie et la théorisation ancrée à partir de l'importance relative donnée à la théorie et à la description. Prétendre qu'il est possible de privilégier l'une de ces deux dimensions revient à les penser comme relativement indépendantes l'une de l'autre. Or, en arguant que l'élaboration théorique ne peut se satisfaire de raisonnements hypothético-déductifs, mais qu'elle doit être « suggérée » par le terrain, Barney Glaser et Anselem Strauss soulignent au contraire qu'il s'agit de deux dimensions distinctes de la recherche, mais fortement interdépendantes. En lřabsence de données défiant le sens commun, comment proposer une « nouvelle » théorie ? Cřest pourquoi nous accordons une large place à la description des pratiques monétaires et financières des participants au trueque. Cette étape est jugée indispensable à une discussion théorique de qualité : sans données précises la tentation est grande pour le chercheur de projeter sur les pratiques dites « indigènes » ses propres préjugés et, ce faisant, de se limiter à infirmer ou confirmer des approches théoriques formulées avant son travail de terrain.

Cela ne signifie cependant pas qu'ethnographie et théorisation ancrée se confondent entièrement. Certes, ces deux approches partagent la même logique d'enrichissement conceptuel à partir de la confrontation des théories avec le terrain : l'une

Chapitre 1 : des concepts au terrain, du terrain aux concepts 45

comme l'autre est à la recherche d'évènements qui mettent à lřépreuve les concepts développés antérieurement afin de les enrichir par amendements successifs. Il nous semble cependant que la position qu'occupe la question de recherche n'est pas la même dans les deux approches. Dans la théorisation ancrée, il s'agit de l'élément premier qui