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L’avant-garde des baroqueux en France : héritage d’Harnoncourt ; Jean-Claude

Chapitre 2. L’émergence du mouvement baroqueux

1. L’avant-garde des baroqueux en France : héritage d’Harnoncourt ; Jean-Claude

Comment définir ces baroqueux qui prennent de l’importance sur la scène musicale à partir des années 1970, en initiant une nouvelle façon de jouer la musique ancienne ? Le mot « baroqueux » a connu une histoire à peu près similaire à celle du mot « baroque », sur

88 un temps évidemment plus court : il était avant tout utilisé par les détracteurs de ce nouveau courant d’interprétation musicale pour le disqualifier. Puis, il a été revendiqué par les baroqueux eux-mêmes, comme une sorte d’identité, ce qui a atténué son caractère péjoratif. Enfin, « baroqueux » désigne simplement aujourd’hui, en général, ce courant de manière neutre (même s’il y a encore des détracteurs). Dans les années 1970, les jeunes musiciens qui vont se signaler dans le sillage baroqueux n’adoptent pas exactement la même démarche que leurs prédécesseurs. Ces derniers exhumaient des œuvres, parcouraient les bibliothèques, et enregistraient déjà des disques. Ce n’est pas pour autant que les années 1960 sont celles des baroqueux en France, car c’est pendant la « deuxième renaissance » du baroque musical, à savoir dans les années 1970, qu’ils se signalent grâce à l’influence de leurs prédécesseurs, notamment étrangers. En effet, si le mouvement baroqueux est alors nouveau en France, il existe déjà à l’étranger, notamment à travers la grande figure de Nikolaus Harnoncourt, encore considéré comme le « père » de l’interprétation baroque en musique.

En effet, le Concentus Musicus Wien inspire beaucoup la première génération de baroqueux en France. Cet ensemble créé en 1953 par Harnoncourt et son épouse en Autriche applique très tôt les principes fondateurs du mouvement baroqueux : après quatre ans de recherches musicologiques, l’ensemble donne son premier concert sur des instruments anciens en 1957. C’est ce genre d’interprétation qui sera à l’origine de la polémique des années 1970 en France.

Pour donner un aperçu des personnalités baroqueuses les plus influentes en France dans les années 1970 et qui sont au centre de cette polémique, il faut citer le Belge Philippe Herreweghe qui fonde l’ensemble de musique baroque française « La Chapelle royale » en 1977, ayant un rôle très important dans l’installation de cette musique en France dans les années 1980, parallèlement à l’ensemble fondé par William Christie quelques années plus tard.

Il y a aussi le jeune Scott Ross, adepte du clavecin et élève de l’organiste – et explorateur de la musique ancienne – Michel Chapuis, dès 1967. Sans citer tous les acteurs du renouveau baroque dans les années 1970 en France, on peut aussi noter l’influence du contreténor français Henri Ledroit, adepte du chant baroque ayant travaillé avec Harnoncourt, Malgoire ou encore Herreweghe dans cette décennie. D’autres musiciens

89 baroques très connus venant de l’étranger, comme Jordi Savall ou William Christie, auront un rôle très important en France après les années 1970.

Quoiqu’il en soit, il est clair que tous ces musiciens de la première génération des baroqueux ont été influencés par la figure pionnière de Nikolaus Harnoncourt, en plus des musiciens néerlandais pionniers comme Gustav Leonhardt et, un peu plus tard, Ton Koopman. Mais le véritable point de départ de l’aventure baroqueuse se trouverait lors d’une audition publique des concertos brandebourgeois de Bach donnée par le Concentus

Musicus en 1962, comme l’écrit François Coadou dans un article sur Harnoncourt :

En s'attaquant à Bach, en s'attaquant à un musicien connu, à un musicien reconnu — à une idole, à une icône — presque, oui, presque : à un Dieu, en s'attaquant à Bach, le Concentus

Musicus modifiait, de fait, […] sa propre situation. Suite à l'audition de 1962, l'auditoire du Concentus Musicus se divise en deux : une partie va suivre le Concentus Musicus en cette voie

nouvelle ; une autre partie, au contraire, refusera de le suivre. Eclate, ici, une véritable querelle — oui : une véritable querelle de la musique baroque. Elle déchaînera les passions. Elle les déchaînera, ces passions, pendant près de trois décennies — je veux dire : pendant les trois décennies 60, 70, 80.118

C’est à partir du moment où l’interprétation sur instruments anciens touche aux grands compositeurs que la polémique s’éveille. Cette polémique va battre son plein en France dans les années 1970, avec ces musiciens évoqués plus haut, interprétant à leur tour des génies jusqu’alors « intouchables » comme Bach (dont les œuvres étaient pourtant, paradoxalement, jouées depuis plus de 200 ans sur des instruments qu’il ne connaissait pas lui-même).

Dans le même article, François Coadou cherche à relativiser l’image d’Harnoncourt en tant qu’initiateur du renouveau baroque en musique dans la seconde moitié du XXe siècle,

considérant que cela le réduit à une icône119. Il est vrai que tous ses principes n’ont pas été

adoptés à la lettre ; aussi, il lui est arrivé même à une période assez avancée dans l’émergence de la musique baroque de faire jouer des orchestres sur instruments modernes, comme le souligne Olivier Rouvière :

118 COADOU, François, « La musique baroque : une musique contemporaine ? L'interprétation chez

Harnoncourt », 2004 (en ligne).

90 […] Entre 1969 et 1972, Harnoncourt confia d'abord au disque des versions à l'ancienne des trois opéras de Monteverdi (Orfeo, Il Ritorno d'Ulisse in patria, L'incoronazione di Poppea) ; mais, pour les mémorables spectacles qu'il donna en compagnie de Jean-Pierre Ponnelle, une dizaine d'années plus tard, il ne rechigna pas à employer l'orchestre de l'Opéra de Zurich – plutôt que son Concentus Musicus –, à raccourcir les partitions et à transposer plusieurs rôles, cela afin de faciliter l'accès à des œuvres encore mal connues et intimidantes.120

Il ne s’agit donc pas de caricaturer Harnoncourt en tant qu’éternel « père » des baroqueux, mais bien de confirmer la grande influence (volontaire ou non) qu’il a pu avoir sur les acteurs du renouveau baroque en France dans les années 1970, influence plus directe que celle des autres précurseurs déjà cités (Wanda Landowska, les organistes, les musiciens de l’Ensemble baroque de Paris, Jean-François Paillard) ; par ses idées révolutionnaires initiées en 1953 avec la création de son ensemble et mises en place grâce à des recherches personnelles poussées ; puis en 1962 avec l’audace d’une réinterprétation complète de J.S. Bach.

Il faut ajouter, enfin, que le processus dure plusieurs décennies tout simplement parce que les quelques passionnés et héritiers d’Harnoncourt, tout comme lui-même d’ailleurs, sont plongés dans une recherche musicologique constante : la reconstitution des instruments anciens a mis du temps à se perfectionner, tout comme l’étude des partitions, pour comprendre comment les œuvres pouvaient être jouées à l’époque, ou du moins ce à quoi leur interprétation ressemblait alors.

Pour faire un portrait de la première génération de baroqueux en France inspirés par Harnoncourt, on ne peut pas ne pas étudier de près le cas du chef d’orchestre Jean-Claude Malgoire. Avec son ensemble « La Grande Ecurie et la Chambre du Roy » créé en 1966, il s’avère être un des moteurs principaux du renouveau baroque dans les années 1970. Un article du journal Cadences l’exprime bien :

S’il est un terme récurrent s’agissant de Jean-Claude Malgoire, c’est bien celui de « première », tant il est vrai que le chef et fondateur de la Grande Ecurie et la Chambre du Roy s’est imposé à ses débuts comme l’un des fers de lance de la révolution baroque.121

120 ROUVIERE, Olivier, Les Arts florissants de William Christie, Gallimard, 2004, p. 10. 121 TEP, Yutha, « Jean-Claude Malgoire, visionnaire baroque », Cadences, juin 2016.

91 Comme déjà mentionné, son premier enregistrement d’œuvres de Lully et Campra avec la firme CBS datant de 1966 utilisait encore des instruments modernes. Mais pendant les années qui ont suivi, il s’est donné pour priorité de jouer la musique ancienne sur instruments d’époque. Des musiciens comme le violoniste Gilbert Bezzina, ayant fait des recherches approfondies sur le violon baroque et ayant travaillé avec Gustav Leonhardt, se retrouvent alors dirigés par la baguette de Jean-Claude Malgoire. En introduisant une discographie raisonnée de Jean-Claude Malgoire dans le livre de Virginie Schaeffer- Kasriel, Noël Godts résume bien la personnalité de l’artiste dans le monde musical :

À mi-chemin entre le romantisme exacerbé par sa place de musicien d'orchestre sous la baguette de Karajan ou Munch et le purisme de la tradition baroque d'un courant fraîchement redécouvert, il fut l'un des premiers à s'essayer aux instruments dits d'époque, au concert et au disque microsillon (alors chez CBS), et à susciter dans un même élan la surprise et la consternation d'un nouvel engouement pour la musique « authentique ». Parlez-lui d'authenticité et il vous répondra « utopie » mais il fut pourtant l'un des multiples rayons d'une sphère baroque qui, si elle ne surprend plus personne aujourd'hui, était loin de satisfaire tout le monde à l'époque.122

Jean-Claude Malgoire semble apparaître en bouleversant les codes de ce monde musical romantique et français (tout en y étant bien intégré) par la recherche de l’authenticité, avec laquelle il prend toujours du recul : malgré tous les efforts qu’on peut faire, il ne serait pas possible d’égaler le son de l’époque, mais de s’en approcher au mieux par l’utilisation des moyens anciens et la compréhension des partitions, des traités.

Afin de comprendre l’attrait de Jean-Claude Malgoire pour les instruments anciens et la formation de son ensemble en 1966, il faut revenir sur ses relations avec certaines personnalités. Il a particulièrement été influencé par les travaux de la musicologue Geneviève de Chambure, qui dirigeait la « Société de musique d’autrefois » (créée en 1926 et prenant fin en 1975), un ensemble formé d’instruments historiques. La comtesse de Chambure était spécialiste de la période pré-baroque (entre 1450 et 1550), certes, mais ce n’était pas son seul domaine d’intérêt et son attrait général pour la reconstitution historique

122 SCHAEFER-KASRIEL, Virginie, Jean-Claude Malgoire : 50 ans de musiques et d'aventure, Symétrie,

92 de la musique par le biais des instruments et des techniques a bien sûr influencé le jeune Malgoire.

Les liens de ce dernier avec le chef de chœur Charles Ravier, ayant fondé l’« Ensemble Polyphonique de la RTF » à la fin des années 1950 qui interprétait des œuvres de Gesualdo ou Monteverdi, ont aussi permis au musicien de découvrir un nouvel univers autour de l’interprétation des musiques anciennes, tout en poursuivant son expérience dans les orchestres romantiques comme celui de Karajan. Malgoire décide alors de reprendre l’héritage du pionnier parmi les pionniers en matière d’interprétation du répertoire baroque, Nikolaus Harnoncourt, et par la même occasion d’alimenter la polémique sur les instruments anciens des années 1970.