• Aucun résultat trouvé

Les baroqueux et l’authenticité

Chapitre 2. L’émergence du mouvement baroqueux

3. Les baroqueux et l’authenticité

Ce que revendique le mouvement baroqueux dans l’interprétation des musiques anciennes, c’est avant tout l’authenticité. Cette idée vient des recherches menées par les musicologues comme Geoffroy-Dechaume, on l’a vu, tout comme des influences extérieures comme Harnoncourt. Mais le mot « authenticité » pose plusieurs questions : déjà, quels sont les critères d’authenticité ? Est-elle seulement atteignable, ou est-elle plutôt une sorte d’idéal dont il faudrait se rapprocher ? Enfin, si elle suppose de la rigueur, la recherche d’authenticité donne-t-elle un caractère grave et sérieux à l’interprétation, ce que les détracteurs de la musique baroque ont souvent mis en avant ?

Si les musiciens savent eux-mêmes bien qu’il n’est certainement pas possible de reconstituer à la perfection la façon dont une œuvre pouvait sonner deux ou trois siècles plus tôt, leur volonté est bien de s’en rapprocher le plus possible – pour être plus exact, de se rapprocher des intentions de l’auteur. Pour cela, plusieurs moyens sont mis en œuvre : ils utilisent des diapasons précis, adoptent un rythme plus rapide quand ils jouent les œuvres anciennes, reconstituent des instruments, diminuent la taille des orchestres pour retrouver les dimensions plus modestes à l’époque baroque qu’à l’époque romantique, font chanter des chœurs d’enfants.

131GEOFFROY-DECHAUME, Antoine, Les secrets de la musique ancienne : recherche sur

96 Ces éléments, parmi d’autres, permettent aux musiciens baroqueux d’être plus proches de ce à quoi la musique pouvait ressembler quand elle fut composée. Parmi les critiques, certains sont plus ou moins prudents sur cette question. Dans le Diapason n°147 de mai 1970, à propos d’un disque dédié à l'Orfeo de Monterverdi, Jacques Gheusi écrit :

L'ensemble instrumental du Concentus Musicus de Vienne est l'âme de cet Orfeo et, sous la direction de son chef Nikolaus Harnoncourt, il reconstitue l'œuvre telle qu'elle apparut aux invités du Duc de Mantoue en février 1607.132

Le chroniqueur considère qu’Harnoncourt parvient à véritablement recréer l’œuvre telle qu’elle a été composée et jouée de son temps, jusqu’à faire apparaître la même ambiance et à ressusciter avec elle, en quelque sorte, les morts qui l’ont entendue au tout début du XVIIe siècle. Dès lors, le musicien baroque a l’air doté d’un pouvoir surnaturel fascinant : ramener le mort à la vie. Cela n’est pas pour autant dû à une quelconque formule magique, mais bien à la recherche musicologique : le baroqueux n’est donc pas seulement artiste, il est aussi scientifique. Mais les expériences scientifiques ne sont pas exactes. Bien sûr, certains chroniqueurs ne vont pas jusqu’à penser que l’œuvre est parfaitement reconstituée, mais ils n’hésitent pas à dire que l’interprétation baroque permet de plonger dans ces siècles passés, de leur redonner une couleur dans nos esprits. C’est ce que suggère Max Pinchard dans le Diapason n°143 de janvier 1970, à propos du disque sur les « doubles concertos pour divers instruments » des fils de J.S. Bach : « Restituées dans leur couleur originale, puisque les musiciens utilisent des instruments anciens ou fidèlement recopiés, les œuvres ont la fraîcheur de la création. »133

Cette fidélité envers l’œuvre originale, par l’intermédiaire des instruments d’époque, lui redonne donc une seconde jeunesse par sa résurrection. Dans cette perspective, les baroqueux ayant travaillé à l’exhumation des compositeurs et des manières d’interpréter leur musique, ont fait subir une sorte de cure de jouvence au répertoire classique. Voilà un premier point qui répond à l’argument des anti-baroqueux sur l’austérité du sérieux musicologique et de la recherche continuelle d’authenticité. Une musique jeune ne pourrait pas être si austère. Preuve en est que les partitions anciennes laissent une place importante à l’improvisation de l’interprète, surtout quand il y a des points d'orgue (pauses écrites qui

132 GHEUSI, Jacques, Diapason n°147, 1970, rubrique Disques classiques, p. 31. 133 PINCHARD, Max, Diapason n°143, 1970, rubrique Disques classiques, p. 39.

97 interrompent un morceau ou une partie de celui-ci). Voilà ce qu’en dit Olivier Rouvière :

Cette marge de liberté fait autant partie du cahier des charges de la pièce baroque que les caractéristiques qui nous ont été transmises de façon plus objective par les partitions ou les traités ; ne pas la restituer équivaut à défigurer l’œuvre dans la même mesure que si l’on en modifiait les traces écrites.134

Il y a donc une véritable marge de liberté propre à la musique baroque, qui doit être respectée en vertu de l’authenticité, mais qui du même coup s’en émancipe car il est impossible de savoir ce qu’improvisaient les musiciens des XVIIe et XVIIIe siècles. La

liberté laissée au musicien se manifeste aussi par le fait que tout n’est pas écrit sur la partition baroque. Harnoncourt l’explique bien :

[Il y avait] deux solutions opposées pour jouer les notes à sa façon : soit, dans l'effervescence romantique, de réécrire allègrement le texte ancien, ce sont les révisions ; soit, dans un excès de zèle inverse, de s’en tenir strictement aux notes écrites – ce qui revenait tout autant à négliger le style ancien : agréments, inégalités, expression, etc., il tient largement à ce qui ne peut s’écrire de la musique, et qui a précisément disparu pour cette raison.135

La musique baroque est donc loin d’être une simple affaire d’instruments anciens, même si ce sont eux qui font le plus parler dans le débat : en réalité, bien d’autres facteurs sont à prendre en compte dans l’interprétation et c’est dans cette ambiguïté que progresse la musique baroque, à la fois libre et artistique, rigoureuse et scientifique. En prenant en compte ces critères, il semble difficile pour les détracteurs de garder longtemps l’argument d’une musique baroque en bonne partie héritée des principes d’Harnoncourt qui serait stricte et poussiéreuse.

Tandis que la partition classique de Beethoven ou romantique de Chopin est respectée à la lettre ou presque, laissant une marge de liberté assez réduite à l’interprète, la partition baroque contient donc une part d’émancipation, de créativité directement donnée au musicien. La musique baroque, certes noble et complexe à première vue, serait quand même pleine de vitalité, comme le soulignent déjà un bon nombre de critiques en 1970. Dans le

134ROUVIERE, Olivier, Les Arts florissants de William Christie, Gallimard, 2004, p. 12.

135 HARNONCOURT, Nikolaus, Le Dialogue musical: Monteverdi, Bach et Mozart, trad. Paris, Gallimard,

98

Diapason n°147 de mai 1970, sur le disque « Les merveilles du baroque » regroupant des

œuvres de Zanetti, Purcell, Tartini et Vivaldi, Serge Berthoumieux écrit :

Nous connaissons plus ou moins les œuvres enregistrées et nous pouvons d'autant mieux juger de cette interprétation qui se veut respectueuse d'une époque, d'un style, en lui donnant toute sa richesse, toute sa noblesse, toute sa couleur et sa vitalité. […] Mais il faudrait tout citer dans ce disque si bien fait pour que nous comprenions ce qu'apportait le « baroque » à son époque.136

Cet article montre bien que le mot « baroque » en musique émerge en même temps que le mouvement baroqueux. Le terme n’était pas utilisé aux XVIIe et XVIIIe siècles pour

qualifier ces œuvres, mais en appelant « baroque » leur résurrection dans la seconde moitié du XXe siècle, on leur donne par la même occasion cette essence. Si elles renaissent

baroques par la reconstitution historique – qui ne se limite pas à une simple reconstitution mais aussi, tout simplement, à une nouvelle façon de faire et d’écouter la musique au XXe

siècle –, c’est qu’on pense qu’elles l’étaient déjà. Pour cette raison, la musique baroque naît et renaît en même temps dans les années 1970.

Tout en faisant renaître un répertoire ancien, les baroqueux inventent une nouvelle musique baroque. Il s'agit de « rétablir toute la continuité d'une pratique disparue, qu'il faut déduire de ses quelques traces laissées dans les choses »137. C'est un véritable travail de

réanimation, après un coma d’un siècle et demi. Pour cette raison, le mot « redécouverte » n’est pas forcément le plus juste, même si plusieurs compositeurs et leurs œuvres ont effectivement été exhumés dans ces années. Pour citer Olivier Rouvière, plutôt que de « redécouvrir », les baroqueux et musicologues ont travaillé pour « ranimer des œuvres qu'on se contentait jusqu'alors d'autopsier (sans guère les jouer) »138. Le terme

« réanimation » exprime en effet bien la renaissance d’une musique dans la naissance d’un nouveau mouvement.

Tous ces arguments plutôt favorables à la musique baroque, la présentant comme une musique jeune et libérée des carcans du monde classique, n’empêchent pas les sonorités de

136 BERTHOUMIEUX, Serge, Diapason n°147, 1970, rubrique Disques classiques, p.39.

137HENNION, Antoine, La passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 1993. 138 ROUVIERE, Olivier, op. cit., p. 7.

99 celle-ci (moyens anciens et tout simplement œuvres jouées) d’être critiquées ou considérées comme austères en elles-mêmes. Il s’agit dès lors d’une question de goût, comme le souligne Antoine Hennion. Mais on n'aime pas directement une musique inconnue, on aime la musique qu'on est prêt à aimer, d’où la lente progression de la musique baroque en trois décennies. Il a fallu construire une nouvelle sensibilité pour le musicien, puis pour l’auditeur, en reconstruisant une musique passée. Cependant, même si le goût de chacun est constitutif du débat des années 1970, celui-ci est aussi caractérisé par de vastes considérations dépassant le simple jugement esthétique et permettant aux sensibilités différentes de faire une trêve ou une entente cordiale afin de batailler pour ou contre, avec des arguments parfois différents, la musique des baroqueux qui mobilise alors les passions.

101