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L’essor des instruments anciens

Chapitre 2. L’émergence du mouvement baroqueux

2. L’essor des instruments anciens

Il est intéressant de constater l’évolution dans les critiques de disque de la revue

Diapason quant à la place accordée aux instruments dans les interprétations de musique

ancienne. Alors qu’au début des années 1960, l’instrument sur lequel l’interprète jouait ne faisait pas l’objet d’un intérêt particulier car il était moderne la plupart du temps sans être remis en question (et ce malgré une facture instrumentale en progrès), les choses ont bien changé au tournant des années 1970. Ainsi, dans le Diapason n°143 de janvier 1970, voilà ce qu’écrit Carl de Nys à propos d’un disque signé Harnoncourt :

L'orchestre est particulièrement haut en couleurs : 4 hautbois, basson, 3 trompettes et timbales viennent se joindre aux cordes habituelles. Il est facile de comprendre pourquoi le hautbois d'amour obligé joue un grand rôle dans cette cantate.123

Il est encore inhabituel d’entendre ces instruments anciens (ou plutôt, copies d’anciens) en 1970, ils forment un ensemble « haut en couleurs ». Mais le résultat est plutôt positif pour ce chroniqueur qui a été lui-même l’un des pionniers du renouveau dans les années 1960. Le hautbois d’amour est par exemple un instrument qui réapparaît véritablement à

93 cette époque. Dans l’émission « Au cœur de la musique » du 7 juillet 1971, Bernard Gavoty invite Jean-Claude Malgoire, qui est avant tout hautboïste comme il faut le rappeler, et lui parle à cette occasion de l’histoire du hautbois, de son évolution124. Ce dernier se décline

en plusieurs variétés ; et celles qui existaient dans la musique occidentale des XVIIe et

XVIIIe siècles renaissent vraiment, de fait, à partir des années 1970. De la même façon, un

article du Monde datant du 17 juillet 1970 s’étonne aussi du « défilé » d’instruments anciens que présentent les interprétations de la formation « Symposium Pro Musica Antiqua » de Prague :

Le défilé des instruments « d'époque » est impressionnant : les flûtes à bec côtoient les vielles, la trompe marine, le serpent, la chrotta ; le luth théorbé et la cornemuse répondent à la viole de gambe. Ce musée sonore est fort bien « éclairé » par l'enregistrement d'André Charlin, sous la direction artistique de Carl de Nys.125

Tous ces instruments sont vus comme des curiosités (d’ailleurs, même aujourd’hui, peu de gens les connaissent). Toujours avec cet attrait pour la reconstitution des instruments anciens, dans le Diapason n°144 de février 1970, à propos du disque sur les « Huit Préludes » de François Couperin interprétés par Alan Curtis au clavecin, la harpiste Denise Mégevand écrit : « Les qualités sonores d'un clavecin ancien, clarté légèreté, devraient déjà recréer en partie le climat Couperin. »126

Contrairement au périodique Diapason de 1962, ce n’est plus le clavecin Neupert qui est utilisé puis vanté ici, mais la copie du clavecin ancien. Il y a bel et bien un essor de ces instruments, à la fois anciens et nouveaux, qui ne sont pas là que pour décorer : l’interprétation baroqueuse commence à faire son chemin en les utilisant pour jouer les partitions anciennes. Dans le Diapason n°146 d’avril 1970, Denise Mégevand écrit à propos du disque de « musique espagnole pour harpe des XVIe et XVIIe siècles » enregistré

par Nicanor Zabaleta :

Il y a une vingtaine d'années environ, presque personne ne s'intéressait à l'histoire de la harpe antérieurement au XVIIIe siècle, et les interprètes ne songeaient pas à faire revivre un répertoire qui dormait dans les bibliothèques. […] Restitution musicologique rigoureuse (due à Nicanor

124 « Au cœur de la musique », émission du 07 juillet 1971, présentée par Bernard Gavoty. 125 Le monde, « Musique de cour », vendredi 17 juillet 1970.

94 Zabaleta), intérêt musical et historique : cela mérite que l'on écoute ce disque avec une grande attention.127

Il s’agit bien de la redécouverte de l’univers historique des instruments, ici félicitée. Cela fait bien sûr penser aux entreprises des organistes tout au long des années 1960 : les orgues ont été retrouvées et restaurées, entre autres grâce à l’action de Michel Chapuis, René Saorgin et leurs collègues, mais aussi grâce aux politiques communales de conservation. Dans l’émission « Renaissance des orgues de France » présentée par Jacques Merlet sur France Culture datant du 20 juillet 1973, ce dernier le confirme :

On assiste depuis quelques années, je dirais 5-6 ans, pas plus, à un véritable renouveau de l’orgue. Un peu partout, aussi bien dans les villes qu’en milieu rural. […] On assiste à une résurrection des instruments qui étaient jusque-là complètement oubliés.128

La restauration des instruments anciens n’était d’ailleurs pas une tâche facile, que ce soit en France ou ailleurs. Ton Koopman, célèbre musicien baroqueux néerlandais, en témoigne bien :

On a trouvé beaucoup d’instruments dans les couvents ou les abbayes. C’était assez facile aussi de les acheter chez les antiquaires qui faisaient alors des prix plus raisonnables qu’aujourd’hui. Mais si on trouvait beaucoup de flûtes à bec, en revanche il fallait chercher les clavecins… Et certains étaient en très mauvais état !129

Face à ce problème qui pouvait mettre en péril la nouvelle vague baroqueuse tout simplement par un manque d’instruments, les musiciens ont dû aller voir des spécialistes pour qu’ils leur fassent des copies d’anciens à défaut de pouvoir directement utiliser ces derniers :

On a fait appel à des jeunes facteurs. Et ce n’était pas évident car le bois était souvent très abîmé, très fragile. Alors, ils se sont mis à copier les instruments qu’ils réparaient […] Au début, ce n’était pas de très bonne qualité mais ça s’est vite amélioré.130

127 MEGEVAND, Denise, Diapason n°146, 1970, rubrique Récitals, p. 42.

128 « Renaissance des orgues de France », émission du 20 juillet 1973, présentée par Jacques Merlet. 129 PROUST, Jean-Marc, « Comment Ton Koopman et les « baroqueux » ont restauré la musique baroque »,

25/07/2014, disponible sur le site Slate.fr

95 On voit bien là le caractère très expérimental du mouvement baroqueux : ce sont des passionnés avant tout, qui ont décidé d’appliquer des principes nouveaux en fouillant les traités, publiant les partitions, recréant des instruments. En 1964, Antoine Geoffroy- Dechaume avait bien rassemblé l’ensemble des connaissances musicologiques sur la musique ancienne dans son ouvrage Les secrets de la musique ancienne131. Avec ce phénomène de redécouverte, on voit bien qu’il n’est pas passé inaperçu – et les recherches musicologiques se sont poursuivies dans les années suivantes pour que la musique baroque puisse s’exprimer à travers les instruments (la plupart du temps des copies d’anciens).