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Genèse : la construction d’un savoir par une redécouverte progressive

Chapitre 1. L’état des connaissances sur la musique ancienne en 1960

1. Genèse : la construction d’un savoir par une redécouverte progressive

La résurgence de la musique ancienne ne date pas de 1960, même si c’est à partir de cette décennie qu’elle s’est véritablement accélérée, pour progressivement devenir musique baroque. De fait, dès le XIXe siècle, certains interprètes et compositeurs ont cherché à

remettre en avant la musique occidentale des siècles précédents. On pourrait évidemment parler de la Passion selon saint Matthieu de J.S. Bach, redécouverte à l’initiative de Félix Mendelssohn en 1829, mais à cette époque elle est plutôt une exception qu’un signe de

36 renaissance de la musique ancienne. En plus de cela, la restitution de l’œuvre par Mendelssohn a évidemment peu en commun avec la manière dont elle était jouée du temps de Bach : la partition a été modifiée, l’orchestre aussi, le chœur est beaucoup plus important, sans parler des instruments utilisés. Il n’est quand même pas inutile d’évoquer cette reprise, car c’est à partir de là que les musicologues s’intéressent de plus en plus au répertoire des XVIIe et XVIIIe siècles.

C’est pendant la première moitié du XXe siècle que la musique ancienne commence à refaire surface ; et il se trouve que la France a joué un rôle moteur dans ce phénomène. Plus précisément, c’est surtout autour de la Schola Cantorum de Paris, fondée en 1896, que se constitue un groupe de musiciens s’intéressant particulièrement à la musique ancienne et à la façon de la jouer. Le compositeur Vincent d’Indy (1851-1931), un des fondateurs de la Schola, a œuvré pour la restauration de partitions anciennes en organisant des concerts historiques autour de Monteverdi, Gluck, Corelli, Rameau et d’autres, dont les œuvres étaient tombées dans l’oubli du siècle dernier. Ses adaptations n’étaient pas pour autant beaucoup plus authentiques que celles de Mendelssohn car il faisait jouer ces œuvres avec beaucoup d’instruments modernes. Mais son travail a permis de redécouvrir des partitions, étudiées ensuite par d’autres musiciens et musicologues dans un souci plus aiguë d’historicité. Ses recherches sur les partitions anciennes font d’ailleurs l’objet d’un exposé très détaillé de Gilles Saint-Arroman lors de la journée d’étude de la Bibliothèque Nationale consacrée à l’histoire de l’enregistrement de la musique baroque50.

Autour de la Schola Cantorum, d’autres personnalités importantes, préparant tout autant la résurrection de la musique ancienne que d’Indy, sont à évoquer : André Pirro (1869- 1943), qui donnait des cours d’histoire de la musique et qui a écrit des ouvrages importants pour la recherche sur la musique ancienne et son interprétation : L’Esthétique de Jean-

Sébastien Bach (Paris, 1907), livre dans lequel il essaie de comprendre le compositeur

directement à travers son œuvre et non à travers le prisme déformé hérité du XIXe siècle ;

ou encore Les Clavecinistes : étude critique (Paris, 1924), un ouvrage pionnier dans la recherche musicologique sur les instruments anciens, alors même que la pratique du clavecin renaissait.

50 Histoire de l'enregistrement de la musique baroque [Images animées] : journée d'étude du 15 juin 2016,

37 Ce regain d’intérêt envers le clavecin est en bonne partie due à Wanda Landowska, une pianiste et claveciniste polonaise qui a grandement participé à la première résurrection du baroque par la pratique de cet instrument ancien (toujours au sein de la Schola Cantorum) et la redécouverte de plusieurs œuvres et compositeurs. Presque quarante ans après sa mort, Ann Bond écrit d’ailleurs à son sujet : « Landowska's enthusiasm and deep musicality were nevertheless responsible for a growth of interest in the historic repertory. »51 Il s’agit bien

du déterrement d’un répertoire oublié avant toute chose (avant le déterrement d’un style d’interprétation utilisant certains moyens).

Le rôle de la Schola Cantorum a donc été proéminent en matière de redécouverte du répertoire ancien. Pour citer le musicologue Eugène Borrel dans un texte datant de 1927 :

Une des caractéristiques de la Schola est précisément d'avoir révélé les trésors oubliés de la musique ancienne, et de les avoir rendus tellement familiers, qu'aujourd'hui on ne peut imaginer le temps où tous ces chefs-d'œuvre n'étaient appréciés que de quelques érudits. Les concerts, les conférences, les articles de revue, l'édition, tout fut mis en œuvre ; de plus, à Paris et en province, des filiales de la Schola, et des sociétés de concerts encouragées par son exemple, complétèrent son effort et devinrent à leur tour des instruments nouveaux de propagande.52

Eugène Borrel a été lui aussi un pionnier incontestable préparant les trois décennies de renouveau baroque (de 1960 à 1990), mais il est moins cité en général que d’autres pionniers comme Landowska ou d’Indy. Comme l’écrit Antoine Hennion :

En 1934, Borrel formule très clairement toutes les solutions que les nouveaux interprètes du baroque adopteront, sur le plan de l’esthétique générale (rapport à la parole, à l’expression des sentiments, opposition entre les goûts français et italien) aussi bien que sur les points techniques précis, comme les instruments et les effectifs réduits, la prépondérance des basses sur les parties intermédiaires, les agréments et leur variation nécessaire (et ce qui peut ou non en être écrit), la basse chiffrée, le diapason, les reprises, les notes inégales, les mouvements et mesures. Les sources sont les mêmes que celles qu’utiliseront les futurs interprètes.53

Ce violoniste et musicologue, également professeur à la Schola Cantorum, a effectivement joué un rôle très important lui aussi. En 1908, Borrel crée la Société Haendel

51 BOND, Ann, A guide to the harpsichord, Portland, Oregon, Amadeus Press, 1997, p.66.

52 BORREL, Eugène, « La Schola et la restauration de la musique ancienne », in La Schola Cantorum en

1925, Paris, Librairie Bloud et Gay, 1927.

38 avec Félix Raugel. Cette institution joue en concert des œuvres françaises, allemandes, italiennes, espagnoles et hollandaises des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Le champ est donc

très large, tant géographiquement qu’historiquement (cela commence même avant la période « baroque »), ce qui permet une redécouverte générale du répertoire ancien. Même si la Société Haendel cesse ses activités en 1914, elle a fait entendre pendant six ans plus de 150 œuvres anciennes, ce qui représente déjà un défrichement important et surtout très précurseur dès le début du XXe siècle.

Ensuite, jusque dans les années 1960, Eugène Borrel écrit un certain nombre d’ouvrages et d’articles qui vont donner du grain à moudre aux futurs tenants de la musique baroque. Edouard Souberbielle, qui a formé la plupart des organistes dont le travail à la fin des années 1960 permettra de renouveler l’interprétation ancienne (Michel Chapuis et André Isoir pour n’en citer que deux), a été en collaboration assez étroite avec Eugène Borrel. Ainsi, « leurs recherches, dans les années 1920-1930, devaient aboutir à la révolution des styles et des modes de jeu […], anticipant ainsi les avancées musicologiques des années 1960. »54 Ces

deux grands pionniers en France, tout comme Wanda Landowska, laissent bien la place à leurs successeurs dans les années 1960.

L’objectif n’est pas de citer tous les noms de ce mouvement de redécouverte ; mais il s’agit bien de montrer avant tout qui sont les principaux acteurs ayant permis un vrai développement ultérieur du répertoire mais aussi de l’interprétation baroque, car tout cela ne s’est évidemment pas fait soudainement. Il a fallu, assez tôt, analyser les traités anciens, jouer des œuvres anciennes, réutiliser des instruments anciens pour en arriver au phénomène des années 1970. Et à ce titre, Wanda Landowska n’est évidemment pas la seule à avoir redonné de l’intérêt pour un instrument ancien : Henri-Gustave Casadesus (1879- 1947) a fait la même chose pour la viole d’amour, par exemple. Ce dernier, avec sa femme et Edouard Nanny, crée en 1901 la « Société de concerts des Instruments anciens ». Son objectif, dès le début, est de faire revivre les œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles sur des

instruments d’époque.

La Société a connu un assez grand succès par ses concerts, et le fait d’être présidée par le compositeur illustre Camille Saint-Saëns (tout comme pour la Société Haendel évoquée

39 précédemment), lui a donné encore plus de visibilité.

De 1901 à 1914, la Société des Instruments Anciens fit régulièrement chaque année de grandes tournées à l'étranger. La Belgique, la Hollande, l'Allemagne et l'Autriche virent ses premiers triomphes. Puis sa renommée s'étendant, elle signa nombre d'engagements pour l'Angleterre, l'Espagne, le Portugal, l'Italie. En octobre 1906, elle franchit la frontière russe pour aller faire en Russie une première tournée qui fut suivie de dix autres en l'espace de sept années […]55

Le succès de cet ensemble réunissant une viole d’amour, une viole de gambe, une basse de viole, un quinton et un clavecin montre bien que ce mouvement d’intérêt pour la musique ancienne n’est pas non plus complètement isolé, même à cette période. Les activités sont évidemment perturbées pendant la Première Guerre mondiale (qui est même à l’origine de l’arrêt de la Société Haendel en 1914), mais ces initiatives pour interpréter la musique ancienne avec des instruments anciens sont particulièrement pionnières par leur proximité – du moins dans les intentions – avec le mouvement baroqueux des années 1970 (même si les connaissances musicologiques n’étaient alors pas les mêmes, bien sûr). D’ailleurs, on voit d’autant plus cette proximité dans les critiques de l’époque. Voilà l’extrait de l’une d’entre elles après un concert de la « Société de concerts des Instruments anciens » en 1903, particulièrement intéressante :

L'ensemble du quintette offrit des sonorités qui ne s'obtiennent pas avec les instruments modernes ; les instruments à cordes anciens sont d'un timbre plus moelleux que les violons actuels, durs, presque agressifs ; et le piano des Erard ou Pleyel dans les passages pianissimo, ne s'assimile pas au clavecin, qui, lui, produit la sensation d'une musique jouée dans le lointain.56

Cette phrase aurait tout à fait pu se retrouver dans la bouche d’un jeune baroqueux des années 1970 ou 1980, ce qui montre bien le caractère exceptionnellement pionnier de la Société mais aussi des réactions que peuvent engendrer ses concerts.

À travers ces exemples, on voit bien à quel point la France a pu jouer un rôle important dans la redécouverte de la musique ancienne dans la première moitié du XXe siècle, tandis

que d’autres pays européens préparaient en parallèle les avancées musicologiques à venir

55 « Ma Famille Casadesus », Historique, casadesus.com 56 El pueblo vasco, Saint-Sébastien, 20 novembre 1903

40 sur cette musique (comme l’Allemagne avec Manfred Bukofzer, grand théoricien du baroque musical avant l’heure). Pour terminer ce panorama, rappelons que si la Schola Cantorum a été un élément capital, elle n’a pas pour autant rassemblé tous les pionniers du mouvement en France. Arnold Dolmetsch (1858-1940), franco-suisse naturalisé britannique, a eu un rôle tout aussi important dans la restitution des instruments anciens même en dehors de la Schola.

L’intérêt commençait donc peu à peu à ressurgir, parfois même très nettement, même si le savoir musicologique n’était pas encore, à cette époque, suffisamment avancé pour reconstruire les instruments (qu’il s’agisse du clavecin de Wanda Landowska ou de la viole d’Henri Casadesus) de manière véritablement authentique. Malgré tout, ce sont quand même toutes ces personnalités qui ont préparé le terrain en premier pour la future émergence et installation de la musique baroque en France dans la seconde moitié du XXe

siècle. Ces individus ont en effet formé les pionniers d’un mouvement qui allait s’amplifier entre 1960 et 1990, aidés quant à eux par des progrès musicologiques et techniques.