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Erato et CBS : deux maisons de disque pionnières

Chapitre 2. L’effort des maisons de disque

2. Erato et CBS : deux maisons de disque pionnières

La création d’un disque implique un certain nombre d’acteurs ne se limitant pas aux musiciens et interprètes : ingénieurs, producteurs... Ceux-ci se retrouvent au sein des maisons d’édition discographiques ou labels. Ainsi, pour comprendre l’émergence de la musique baroque en France, il est essentiel d’étudier le rôle des maisons de disque. Nous avons déjà cité quelques labels plus haut qui ont été importants pour les enregistrements de Leonhardt et Harnoncourt ; et il y en a d’autres en France, parfois d’ailleurs particulièrement pionniers ; comme la maison d’édition discographique et de partitions

L’Oiseau-Lyre créée en 1932, ayant eu un rôle important en amont en France dans la

redécouverte du répertoire comme le rappelle Bruno Sebald71, avant de prendre une

dimension plus anglophone et internationale en étant rachetée par la compagnie Decca, laissant ainsi la place à d’autres labels dans la production française. Dans ce cadre de la France, trois maisons d’éditions discographiques se détachent particulièrement du reste à partir des années 1960, pour différentes raisons : Erato, CBS et Harmonia Mundi. Les deux premières sont importantes (surtout Erato) car elles lancent un mouvement d’intérêt pour

69 Histoire de l'enregistrement de la musique baroque [Images animées] : journée d'étude du 15 juin 2016,

Bibliothèque nationale de France, Paris

70 Ibid. 71 Ibid.

51 la musique ancienne par l’enregistrement et la diffusion dans les années 1960, mouvement qui présente d’ailleurs en lui certaines divergences annonciatrices d’un débat postérieur. La troisième, Harmonia Mundi, occupe quant à elle une place différente car elle prédomine sur la période entière, comme on va le voir.

Le label Erato a été créé en 1953. Son premier enregistrement était celui du Te Deum de Marc-Antoine Charpentier, une œuvre du XVIIe siècle encore inconnue à cette époque, tout

comme son auteur qui est aujourd’hui l’un des compositeurs baroques français les plus connus et écoutés. Cette redécouverte est notamment due à un musicologue passionné, Carl de Nys, qui s’est retrouvé très proche de la maison Erato. Celui-ci est d’ailleurs à l’origine d’un certain nombre de critiques d’interprétations de musiques anciennes relevées dans le périodique Diapason entre les années 1960 et 1970. Son rôle dans l’émergence de ce phénomène culturel n’est pas moindre. Le travail de Carl de Nys avec l’ingénieur son André Charlin dès la fin des années 1950 montre par ailleurs tout l’intérêt que le premier porte pour le développement du microsillon et les techniques d’enregistrement à l’époque, notamment au sein du Centre d’Enregistrement des Champs-Elysées.

Une autre figure tout aussi centrale de la firme Erato est celle du metteur en ondes Michel Garcin, qui a voulu à la suite du succès du Te Deum faire d’autres enregistrements d’œuvres encore inconnues par le public, mais vite diffusées par le vinyle. L’intérêt d’Erato réside dans le fait qu’elle est la maison d’édition discographique ayant vendu le plus de disques de musique baroque en France depuis sa création et qu’elle rassemble un grand nombre de pionniers de cette musique. Elle a surtout révélé des compositeurs et interprètes français baroques. Cette recherche assez passionnée de la musique française se fait effectivement dans un cadre plutôt national : il s’agit d’abord d’une recherche sur le passé de la France, et d’une diffusion de sa culture, de son histoire, de son art, par le disque. Quand on veut parler du renouveau baroque en France dans la seconde moitié du XXe

siècle, il nous semble donc très important de citer Erato et les artistes qui gravitaient autour de cette firme dans les années 1960. Le chef d’orchestre Jean-François Paillard en fait partie.

Jean-François Paillard (1928-2013) est le chef d’orchestre français le plus enregistré du XXe siècle. Son activité a été très importante, et il a été internationalement reconnu et

52 célébré pour ses interprétations de musiques anciennes. D’ailleurs, si le style de Paillard a souffert des critiques baroqueuses à partir des années 1970, il a surtout connu un succès et un écho certains. Les chiffres en témoignent plutôt bien, pour citer un article du Monde :

[…] Une des success story du disque les plus remarquables des années 1960 – plus de 300 albums, dont 235 pour le label Erato jusqu’en 1984, puis chez BMG de 1986 à 2002, récompensés par 19 Grands prix du Disque. Répertorié en 2010, un total de quelque 9 millions d’albums vendus72.

De plus, comme le dit Thierry Merle dans son ouvrage sur Erato73, Jean-François Paillard et son interprétation de la musique ancienne ont été accueillis et honorés à l’échelle internationale. En 1953, alors qu’Harnoncourt fonde son Concentus Musicus, il crée l’Ensemble instrumental Jean-Marie Leclair (du nom d’un compositeur du XVIIIe

siècle), qui devient en 1959 l’Orchestre de chambre Jean-François Paillard. Il a réalisé la plupart de ses enregistrements avec le label Erato, autour duquel il travaille avec d’autres musiciens de renom comme le trompettiste Maurice André, la pianiste Anne Queffélec, le pianiste et claveciniste Robert Veyron-Lacroix ou encore le flûtiste Jean-Pierre Rampal. Ce dernier a d’ailleurs fondé en 1952 l’Ensemble baroque de Paris, une formation de musique ancienne dans laquelle se retrouvent quelques-uns de ces interprètes ayant participé à l’aventure Erato.

CBS Disques est une autre maison d’édition ayant permis la diffusion du répertoire

baroque. Ce label n’est absolument pas spécialisé dans la musique baroque, mais il a lancé l’un des plus grands pionniers de la révolution baroque en musique, le hautboïste et chef d’orchestre Jean-Claude Malgoire. C’est en 1966, plus précisément, que l’aventure de Malgoire commence avec la firme CBS, par l’enregistrement d’un premier disque dédié aux compositeurs Lully et Campra (en utilisant des instruments modernes). La même année, ce disque et le succès qu’il a rencontré lui ont permis de créer un orchestre fondateur, « La Grande Ecurie et la Chambre du Roy ». La rencontre de Malgoire avec CBS lui a permis de connaître le succès par l’enregistrement et le microsillon : cela est dû à l’initiative de Georges Kadar, un des producteurs discographiques de la firme à l’époque. Cette rencontre montre bien l’importance de la création de liens dans l’industrie musicale au sens

72 Le Monde, « Mort de Jean-François Paillard, chef d’orchestre », 24/04/2013. 73 MERLE, Thierry, Le miracle Erato, Eme, 2004.

53 large – les acteurs sont nombreux et ne se limitent absolument pas aux noms des grands musiciens qui nous sont restés, ces derniers fonctionnant avant tout en réseaux.

Si Jean-Claude Malgoire est un des noms les plus importants de l’émergence de la musique baroque en France avec CBS, il a tendance à occulter dans ce domaine Jean- François Paillard et Erato. Et pour cause : leur conception de la musique ancienne et de la juste façon de l’interpréter était différente, dès la fin des années 1960 et le début des années 1970, annonçant ainsi le grand débat sur l’utilisation des moyens anciens. Les deux labels que sont CBS et Erato permettent donc de créer à l’époque, par le biais de l’enregistrement, une divergence pionnière entre les « modernes » (Paillard) et les « baroqueux » (Malgoire), se concrétisant véritablement dans les années 1970.