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superstructures et configurations localisées

1.2. L’espace comme produit, la ville comme système de production

Pour saisir les mécanismes particuliers qui président aux évolutions des villes contemporaines, il convient désormais d’interroger les interactions entre ces trois dimensions générales de l’espace (conception, représentation et appropriation), en tant que génératrices de configurations socio-historiques particulières de l’organisation des sociétés. Comme nous l’avons souligné précédemment, les modalités de l’espace social sont déterminées par des normes économiques, juridiques et culturelles, bref des valeurs qui se retrouvent à la fois dans les formes concrètes de l’espace social et dans l’organisation institutionnelle, sociale et

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politique qui concourt à leur formation. Plus que l’addition de pratiques individuelles de conception, de représentation, d’appropriation, l’espace social bien construit par une action systémique des sociétés humaines, c’est-à-dire qu’il est « un produit social » (Lefebvre, 1974, p. 35). Selon ce dernier, cette action de production de l’espace a toutefois plusieurs dimensions et implications qu’il convient de discuter car elles entraînent à penser l’espace ainsi produit de plusieurs manières déterminantes dans les questionnements qui animent cette recherche sur portant la formation et la hiérarchisation des valeurs urbaines.

L’espace comme un bien ou une marchandise

Au sens économique, la définition de l’espace comme un produit, c’est-à-dire comme un objet qui pourrait être utilisé et échangé, apparaît immédiatement à l’analyse. En effet, la construction et l'aménagement relèvent d'une activité qui se traduit par la création de biens ou de services propres à satisfaire les besoins individuels ou collectifs. L’espace peut être vendu et consommé, devenant une marchandise qui peut prendre différentes formes (parcelles foncières, objets immobiliers, localisations industrielles, etc.). En tant que produit, l’espace est issu d’un processus de production. L’aménagement constitue une forme de mise en rapport du capital et du travail, dans le sens où les moyens financiers qui servent à la production de l’espace sont confrontés au flux des personnes qui interviennent dans cette construction. La production de l’espace est donc indissociable de savoir-faire professionnels, de techniques de travail, etc.

(Adam, 2016) c’est-à-dire d’un procès de travail (Marx, 1978 [1872])1 et d’un ou plusieurs objectifs fixés par des commanditaires dont le but est de générer une

plus-value quantifiable en valeur marchande (promoteurs immobiliers, entrepreneurs du bâtiments, etc.) ou en valeur d’usage (travaux publics notamment), c’est-à-dire un procès de valorisation (Ibid.)2.

En tant qu’objet géographique aux formes de plus en plus standardisées et répétitives, la ville apparaît exemplaire de cette activité de production. Elle en est un résultat spécifique dans lequel se mêlent acteurs politiques, architectes, maître d’œuvre et maître d'ouvrage, etc., intérêts publics et privés. De plus, l’augmentation de la demande liée à l’augmentation démographique mondiale et à la toujours plus grande concentration des populations et des

1 Voir Le Capital, Livre 1, chapitre VI : Résultats du procès de production et chapitre IX : Le taux de la plus-value. 2 Voir Le Capital, Livre 1, chapitre VI : Résultats du procès de production et chapitre VII : La production de la plus-value absolue.

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activités dans les aires urbaines, fait de la ville un produit en constante évolution et un marché en constante extension consacrant ainsi la production urbaine comme un domaine primordial de l’accumulation de valeur dans l’économie contemporaine (Harvey, 2011). Comme un système productif à visée économique, la production est régulée par des logiques d'appels d'offre, de contrats, de codes et de lois garantissant une légalité et une légitimité du processus de production de cette matérialité urbaine et une conformité du produit fini à un certain nombre de normes (environnementales, architecturales, sécuritaires, etc.). Les acteurs de la production urbaine arbitrent entre ces différentes logiques institutionnelles et juridiques pour rentabiliser leurs activités d’aménagement en se voyant attribuer des opérations susceptibles de générer de la valeur d’usage ou marchande, grâce à la commande publique ou, grâce à une forte demande privée (Citron, 2017).

Dans cette acception de la production, la conception de l’espace est ainsi fabrication d’objets spatiaux destinés à répondre à des besoins formulés ou non. De même, en créant une offre, l’espace conçu détermine certaines pratiques d’appropriation qui découleront directement de l’usage prévu par les concepteurs de l’objets (routes, espaces d’habitation, bâtiments publics, etc.). Les représentations de l’espace agissent ici comme des outils de communication destinées à promouvoir ou à informer sur les objets ainsi produits, une manière de mettre en avant le produit et de créer « une plus-value symbolique » (Fourny, 2008, p. 117) qui agira comme facteur de localisation, c’est-à-dire vecteur d’achat du produit spatial. La production et la diffusion de représentations sur certains espaces stratégiques a ainsi vocation à influencer les comportements des éventuels consommateurs pour les porter vers des produits spécifiques comme certaines villes (Poirot, et Gérardin, 2010), logements (Collet, 2012), lieux de consommation ou de vacances (Gravari-Barbas, 1999), ou encore zones de localisation industrielle (Mérenne-Schoumaker, 2002), etc. Enfin, l’appropriation de l’espace apparaît comme un accès au produit et une jouissance de l’utilisation ou de la consommation de ce dernier. Elle peut prendre la forme d’une accession exclusive et plus ou moins durable à la matérialité de l’espace, à travers un contrat de location ou de propriété (Ripoll et Veschambre, 2006) ou une accession temporaire, payante ou non.

L’espace comme système de production/reproduction

Cependant, parce qu'elle est le support d'un ensemble de pratiques, de représentations, d'enjeux et de rapports sociaux, la production de l’espace ne peut pas être réduite à sa simple

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dimension matérielle. Lorsque l'on produit la ville, on est influencé par un ensemble de pratiques et de représentations socialement orientées. Le but d'une opération d'aménagement réside rarement dans sa matérialité elle-même, mais bien dans la production de processus sociaux qui influencent et conditionnent les pratiques et les représentations de cet espace matériel.

Ainsi, lorsque l'homme produit l’espace, plus qu’un simple objet, il produit ses propres conditions d'existence sociale. La production de l’espace est donc in fine production de la société. Ainsi, selon Lefebvre, l’espace est plus qu’une simple marchandise. C’est aussi un « moyen de production […] qui produit comme tel, ne peut ni se séparer des forces productives,

des techniques et du savoir, ni de la division du travail social, qui le modèle, ni de la nature, ni de l’État et des superstructures » (Lefebvre, op cité, p. 102), c’est-à-dire de toute relation

sociale. En ce sens, c’est donc aussi un moyen de reproduction.

En effet, comme nous l’avons montré plus haut, l’appropriation, la conception et la représentation de l’espace social participent à le redéfinir en tant que tel, donc à le reproduire. Ces trois modalités de la projection humaine sur l’espace, c’est-à-dire l’espace social, sont donc à la fois produites et productrices (Adam, 2016). De ce fait, la production de l’espace n’est pas uniquement la mise en rapport d’un capital économique et d’un travail (sur le modèle de la relation entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre), mais aussi la matérialisation des relations sociales dans leur diversité, donc pas nécessairement économiques (vie quotidienne, pratiques familiales, amicales, associatives, militantes, etc.). Elle est modelée par d’autres formes de capitaux : symboliques, culturels, sociaux, (Bourdieu, 1979) qui le transforment et le reproduisent. Ainsi, l’espace urbain, n’est pas uniquement l’espace de massification de la mise en rapport de la force de travail et du Capital. Il est aussi une interface des évolutions culturelles qui agissent aussi sur la production de l’espace. Cette production imbrique donc aussi bien l’espace marchandise que la reproduction biologique, celle de la force de travail et celle des rapports sociaux (Plassard, 1999). Plus encore qu’un produit, la ville devient alors un système

de production dans son ensemble qui contient tous les aspects de la reproduction de la vie

économique et sociale et dont le but est de créer ou d’améliorer sans cesse les conditions de la production (Lefebvre, 1968). L’espace social devient alors une porte d’entrée vers l’analyse des rapports de production, c’est-à-dire des antagonismes (rapports de domination) et des compromis (coalitions) entre les groupes sociaux qui se structurent et de se recomposent dans l’espace, le transformant en retour (Hérin, 2015 ; Rousseau, 2015).

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Analyser le processus de production de l’espace c'est donc tenter de saisir les logiques qui président à l'organisation de rapports sociaux dans des configurations historiques données. L'espace n'est pas considéré comme une donnée préexistante, et donc objectivé, neutralisé, mais bien comme une base du système de production sociale, c’est-à-dire de l’ensemble des rapports de production qui constituent « la structure économique de la société, la base concrète sur

laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées » (Marx, 1869, p. 14)3. Ainsi, en tant que système de production et de reproduction de la vie matérielle, la production de l’espace est une porte d’entrée primordiale pour interroger l’évolution des sociétés, des institutions qui les caractérisent et des représentations et idéologies qui les traversent et les constituent.

La production de l’espace : un miroir de l’organisation des sociétés

Pour Lefebvre, définir l’espace comme une production sociale, c’est-à-dire une activité régie par des pratiques, des représentations, des normes, et des institutions spécifiques construites par l’histoire, conduit le chercheur à se poser plusieurs questions qui donnent sa force analytique au concept de production : « qui produit ? Quoi ? Comment ? Pourquoi et pour

qui ? » (Lefebvre, 1974, p. 84). De même, constater que l’espace est produit en fonction de

rapports sociaux de production - par essence en constantes contradictions et reconfigurations (lutte de classe) – et qu’il les influence en retour, conduit l’auteur à énoncer une thèse qui a constitué le point de départ théorique de notre travail : « chaque société (donc chaque mode de

production avec les diversités qu'il englobe) produit un espace, le sien » (Ibid. p. 40). En effet,

en tant que produit, l’espace traduit une certaine configuration historique des forces productives qui se traduit par des formes matérielles, des représentations et des formes d’appropriation spécifiques.

Ainsi, et souvent sans se référer à la dimension productive, de nombreux chercheurs, s’accordent depuis longtemps sur la fécondité analytique de la dialectique entre étude des formes de l’organisation des espaces géographiques et organisation économique et sociale des sociétés. Ces approches permettent notamment d’appréhender l’évolution des pratiques

3 Voir la préface de contribution à la critique de l’économie politique : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1859/01/critique.pdf

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économique et des modes de vie sur le temps long (Braudel, 1979) ou de mettre en relation les transformations de la mondialisation capitaliste (Dollfus, 2000 ; Carroué, 2015), au travers des processus d’intensification des flux et des réseaux d’informations de biens et de marchandises, de métropolisation, etc. avec des dynamiques de division internationale du travail, de circulation de représentations culturelles collectives et des inégalités sociales (Harvey, 2008). Cet exemple de la mondialisation contemporaine est paradigmatique du rôle joué par les modes de production dans la transformation des espaces.

En France, l’étude des liens entre l’évolution des modes de production et la production d’espaces urbains spécifiques a fait l’objet de nombreuses études, notamment sur l’organisation spatiale de l’économie industrielle fordiste entre la seconde guerre mondiale et la fin des années 1980. Ces études permettent d’identifier plusieurs évolutions du mode de production capitaliste, et donc plusieurs phases de reconfiguration des espaces sociaux. De nombreux travaux se sont ainsi intéressés à la production de l’espace usinier et aux rôles joués par le développement industriel dans l’aménagement des espaces urbains, dans leurs gouvernances et dans la production de modes de vie ouvriers spécifiques aux modes de production paternaliste (Frémont, 1982 ; Edelblutte, 2010) ou monopoliste d’État (Castells et Godard, 1974 ; Lipietz, 1977).

Manuel Castells et Francis Godard faisaient ainsi en 1974 le lien entre les dynamiques économiques de standardisation, de massification et d’interdépendances des réseaux de la production économique et les politiques d’urbanisation menées par l’État dans la ville de Dunkerque. Les auteurs montraient que ces politiques étaient principalement axées sur la production de réseaux de communication, de nouvelles cités ouvrières et d’infrastructures de consommation destinées à externaliser la reproduction de la force de travail au profit de l’industrie métallurgique, stratégique pour l’économie nationale française de l’époque. De manière plus théorique, mais prenant en compte l’ensemble des modalités de production de l’espace social, Henri Lefebvre observe les rapports intimes entre l’industrialisation, l’urbanisation et la transposition des préceptes de la production des lieux de travail sur celle des lieux d’habitation. Il opère une critique de l’espace « technocapitaliste » issu d’une conception fonctionnaliste et bureaucratique de la ville qui découle d’un mouvement d’hyper rationalisation commencé dans les années 1920 avec Le Corbusier et ensuite dans l’édification

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de villes-usines et de cités ouvrières. L’auteur dénonce ensuite une marchandisation de la ville et un triomphe de l’espace conçu sur l’espace vécu dont témoignerait la faiblesse de la production symbolique dans les villes capitalistes de l’ère industrielle (Lefebvre, 1974).

Ces approches, souvent issues de la sociologie urbaine ou de l’économie spatiale, se caractérisent par une primauté donnée aux facteurs directement tirés des préceptes fonctionnels du capitalisme, ce qui conduit nombre de ces auteurs à peu développer les conséquences de ces modes de production de l’espace sur les représentations et les appropriations concrètes. Sans remettre en cause l’importance des facteurs économiques structurels dans la production des espaces sociaux, la géographie sociale française des années 1980 opère cette jonction en analysant la manière dont les groupes sociaux se représentent et pratiquent ces espaces (Frémont, 1999, [1976]). Ils complexifient ainsi le concept de mode de production de l’espace en y intégrant les rapports sociaux localisés – spécifiques et hérités des modes de production précédents – les mouvements de résistances locaux etc. Ces approches ont toutefois eu tendance à opérer une trop forte autonomisation des contextes locaux au détriment d’une analyse du rôle des superstructures dans la production de l’espace social, au point d’abandonner progressivement le concept de production de l’espace dans les années 1990, au profit de celui de territoire, à la définition mouvante et beaucoup moins définie.

Au prisme de la redécouverte d’Henri Lefebvre, l’approche par la production de l’espace s’est largement développée dans la géographie états-unienne à partir du début des années 1990 (Molotch, 1993 ; Smith, 2008 ; Harvey, 2010, entre autres). Ces approches reprennent la critique de Lefebvre pour analyser les dynamiques d’urbanisation du capitalisme depuis le milieu des années 1980 et le tournant néolibéral (Harvey, 2014a). Ces auteurs se concentrent sur le rôle joué par la production d’espaces géographiques inégaux, entre les différentes régions du monde, entre les villes et au sein des villes, dans le processus d’accumulation du capital transnational (Smith, opus cité ; Harvey, 2008). Cette dynamique a ainsi tendance à faire de l’espace un outil de domination et de contrôle social de plus en plus important au service des intérêts spéculatifs capitalistes (Ibid.). Ces auteurs insistent sur l’éclatement progressif des lieux de pouvoir et le renforcement des ségrégations intra-urbaines entraînant une dépossession des classes populaires des espaces urbains, restreignant leur accès aux services, transformant chez certains auteurs les injustices sociales en injustices spatiales (Soja, 2009). Enfin, cette tendance à l’éclatement des conditions sociales, renforcée par la mondialisation, aurait pour effet de renforcer les antagonismes de classes à l’échelle urbaine entre ceux qui possèdent un pouvoir

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sur la production de l’espace et ceux qui en sont exclu (Harvey, 2012), antagonismes qui tendraient à être masqués par l’invention « du piège du territoire » (Brenner et Elden, 2009), censé affirmer une unité sociale et spatiale que contredit pourtant une approche en termes de production. Toutefois, si la majorité des auteurs de cette tendance critique états-unienne identifient ces changements dans les modalités de la production de l’espace à la montée en puissance d’un nouveau système d’accumulation, le néolibéralisme, ces approches sont largement centrées sur les ruptures dans la gouvernance des espaces urbains l’isolant ainsi de l’espace social ainsi produit (dans ses trois modalités), ce qui, à notre sens, a tendance à reproduire les limites de la critique française du fonctionnalisme des années 1970 et 1980 en évacuant trop rapidement l’analyse du poids de l’émergence du néolibéralisme sur la production de représentations et de formes d’appropriation de l’espace.

Interroger la production de l’espace urbain contemporain dans ces trois dimensions

Penser l’aménagement urbain comme une production sociale de la ville conduit donc à chercher à identifier les logiques d’instrumentalisation de l’espace comme bien ou marchandise dans l’optique d’en dégager une plus-value que nous chercherons à caractériser. Toutefois, identifier les logiques de production et de reproduction sociale à l’œuvre à travers la production urbaine doit nous entraîner à adopter une approche plus large du rôle de la production des espaces locaux en cherchant à identifier ce que ce processus traduit en termes d’organisation des rapports productifs, c’est-à-dire des modes de vie des individus et des groupes sociaux dans un système d’accumulation spécifique. Pour ce faire, il est nécessaire d’analyser les trois modalités de la production et de la reproduction de l’espace social, c’est-à-dire autant l’organisation institutionnelle de conception de l’espace que les représentations et les logiques d’appropriation, parfois contradictoires, voire antagonistes, que le système d’accumulation génère et qui peuvent le reconfigurer localement. Ainsi, plus qu’un calque monolithique, le système d’accumulation néolibéral dont nous allons discuter sert plutôt de matrice d’analyse des évolutions locales du processus de production urbaine.

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1.3. Néolibéralisme et production de l’espace urbain : un champ de recherche