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IV- OUVRAGES DIVERS

2. L ’ EPISCOPAT MISSIONNAIRE

En 1657, juste au moment où, à Rome, le pro­ jet des vicariats apostoliques d'Orient reprend vie, la Cour de France décide de donner un évêque au Canada. La présence d'un chef spirituel est devenue nécessaire

pour affermir et consacrer l’oeuvre colonisatrice et ecclésiale, et présenter ensuite officiellement au Pasteur commun cette portion nouvelle de son troupeau, La petite colonie canadienne le demande depuis quelques années déjà. Les Associés de Montréal en ont eu la pensée les premiers en 1645 (1). Les Jésuites à leur tour expriment le même désir, et af­ firment ”qu’il ne faut plus tarder davantage”(2), Cependant, l’existence de la colonie est encore trop

précaire, et l’entreprise, pour quelques années, est mise en veilleuse(3), Mais en 1656, la Compagnie de Montréal, qui vient d’obtenir quatre prêtres de M.

Olier, revient à la charge. De leur côté les Jésuites, invités à présenter un candidat, attirent tout de sui­ te l'attention de la Cour sur M. de Montigny dont ils connaissent si bien les qualités éminentes. Leur choix

1. Failion, Histoire de la Colonie française en Canada, II: 47s.

2. Ibid., 52.

3. C’était l’avis de Marie de l’incarnation: ”L’on parle de nous donner un évêque en Canada, pour moi, mon sentiment est que Dieu ne veut pas en­ core d’évêque dans ce pays, lequel n’est pas assez bien établi,” Lettre du 11 octobre 1646, citée par Faillon, op, cit,, 52.

est agréé de la reine-mère Anne d’Autriche et du jeune Louis XIV son fils(4). Comment François de Laval accueillit-il cette nouvelle désignation? Faut-il croire que son humilité l’incita à refuser un si périlleux honneur, comme le prétend La Tour? Celui-ci, en effet, assure que

C’étoit beaucoup compter sur la ver­ tu d’un homme à qui la naissance & le mérite promettoient les premières places, que de lui proposer des ter­

res barbares à défricher, & une Eglise si éloignée à fonder, mais c’étoit en­ core trop à son gré que le caractère épiscopal; il répondit qu’il étoit prêt à partir pour le Canada en quali­ té de simple missionnaire, mais qu’il ne pouvoit accepter la qualité d’Evê­ que, dont il se jugeoit indigne(5).

On aime à penser, au contraire, qu’il acquies­ ça, comme la première fois, sans faire de manières, car "Mgr de Laval n’était pas homme à mettre des con­ ditions aux vues de la Providence”(6). Et nul n'était plus que lui convaincu de cette maxime de Jean de Ber- nières qu’il faut s'abandonner à la conduite de Dieu,

4. ”... la correspondance des Pères de Paris ... ne permet pas de douter que le P. Bagot eut le pre­ mier l’idée d’opposer la candidature de l'abbé de Laval à celle de M. de Queylus, et qu'il sonda l'abbé à ce sujet. L’idée ayant été agréée par les autres pères, le P. Annat fut chargé d'en par­ ler au roi, et le P. Le Jeune à la reine.” Roche- monteix, op. cit.» II: 278, n. 1.

5. La Tour, op. cit., 10s. 6. Gosselin, op. cit., I: 107.

et accepter l’emploi qu’il donne sans l’avoir re- cherché(7). S’il ne l’avait pas recherchée, sa nomination pour le Canada comblait les voeux de son âme éprise de renoncement; et il avouera lui-même qu’il ”Se Sentoit porté d’aller plustot en un pals Sauvage, qu’en un civilizé, et abondant en touttes les choses nécessaires â la Vie, qui ne Se trouvent que très difficilement en la nouvelle- france”(8).

Présentée par la Sacrée Congrégation de la Propagande le 11 avril 1658, la candidature de Fran­ çois de Laval de Montigny fut approuvée deux jours après par le pape Alexandre VII. Le 3 juin suivant,

7. Cf. La Tour, op. cit., 28: ”11 doit s’abandonner â la conduite de Dieu et accepter l’emploi que la providence lui a donné sans l’avoir recher­ ché.” Avis particuliers de M. de Bernières à Mgr de Laval.

8. Louis XIV au Pape Alexandre VII, 26 janvier 1657, pour le prier d’approuver la nomination de l’ab­ bé "François de Laval de Montigny, dont les ver­

tus l’ont rendu si fort recommandable”. ASQ, Evêques, 168, photostat de l’original conservé

aux Archives du Vatican. Princ., vol. 81, fol. 4. Cf. Faillon, op. cit., II: 315; Gosselin, op. cit.,

I: 99, et Rochemonteix, op. cit., II: 279s. Le P, de Rochemonteix remarque que les deux premiers ne reproduisent pas exactement la lettre de Louis XIV; mais lui-même cite une copie des Archives

du Ministère des Affaires Etrangères qui n'est pas, elle non plus, conforme en tout point â l’original.

Rome octroyait ses bulles à Mgr de Pétrée, évêque in partibus infidelium et Vicaire apostolique du ”royaume de Canada en l’Amérique Septentrionale”(9). Le 8 décembre enfin, fête de l’immaculée Conception, François de Laval était sacré dans l’église de Saint- Germain-des-Prés. Il avait trente-cinq ans. Or, le 22 juillet précédent, le Souverain Pontife avait nom­ mé les deux nouveaux Vicaires apostoliques de l'Orient: François Pallu, évêque d’Héliopolis, et Pierre de La- motte-Lambert, évêque de Béryte.

On ne saurait minimiser l’importance de ces trois nominations. L’initiative prise alors par le Saint-Siège fait de cette année 1658 une date capitale dans l’histoire des missions. La création des premiers vicariats apostoliques ouvre vraiment une ère nouvelle. Elle indique d’abord la volonté de Rome de mettre un

terme au contrôle abusif et à l’exclusive jalouse pra­ tiquée jusque la par les pays colonisateurs sur le choix et l’activité des missionnaires. Les évêques in

9. Bulles autographes d’Alexandre VII, AAQ, Bul., I: 2, Cf. aussi Faillon, op. cit., II: 322,

partibus, espère-t-on, mandatés directement par la Propagande, n’apparaîtront plus aux yeux des indi­ gènes comme les agents déguisés des puissances étran­ gères, mais comme les hérauts désintéressés de Jésus- Christ et de Son Eglise* Les décisions romaines met­

tent aussi en cause les méthodes apostoliques elles- mêmes, On s’est rendu compte à la suite des mission­ naires les plus expérimentés, comme le P. de Rhodes, qu’il ne suffit pas de baptiser quelques individus. Que si l’on veut vraiment fonder 1‘Eglise sur le roc

au lieu du sable, il faut lui donner un clergé, non pas imposé du dehors, mais qui surgisse des chrétien­ tés locales elles-mêmes. Travailler efficacement à la formation d’un clergé indigène, tel est donc le devoir primordial que la Propagande, dans ses admira­ bles Instructions de 1659, assigne désormais aux Vicai­

res apostoliques:

La raison principale pour laquelle la Sacrée Congrégation vous envoie comme évêques en ces régions est l’instruc­ tion des jeunes gens afin qu’ils puis­ sent être promus au sacerdoce et même à l’épiscopat; dirigez-les donc avec le plus grand soin, ayez toujours de­ vant les yeux ce but qui est le vôtre,

d’élever et de conduire aux saints ordres, des sujets nombreux et ca­ pables ( 10).

Ces directives, adressées aux évêques d'O- rient, avaient dans la pensée de la Congrégation romaine une portée universelle. Aussi, les Souve­ rains Pontifes n'ont pas cessé de rappeler jusqu'à nos jours qu'elles constituent la Charte mission­ naire de 1'Eglise, Ce n'est donc pas l'un des moin­ dres titres de gloire de Mgr de Laval d'avoir été associé, dès l'origine, à cette “révolution la plus radicale, la plus pacifique et la plus inattendue"(11)c dans le domaine de l'apostolat. Le Vicaire apostolique de la Nouvelle-France par son mandat et son rôle spé­ cial demeure apparenté à ses collègues d'Orient "et particulièrement à Mgr Pallu, le plus grand de tous. Ce que celui-ci fut pour l'Asie, Mgr de Laval l'a été

10, Adrien Launay, Histoire générale de la Société des Missions-Etrangères, I: 49. Voir aussi Georges Goyau, Les prêtres des Missions-Etran­ gères , 55,

11. Ainsi Mgr Marella, nonce au Japon, dans un dis­ cours prononcé à l'archevêché de Tokio, le 31 décembre 1936, qualifiait-il l'institution des Vicaires apostoliques. Cité par Daniel-

Rops, dans L'Eglise des Temps classiques, 11: 108, n, 16.

pour l’Amérique”, puisque Rome leur avait confié au même moment "une tâche essentiellement la même: instaurer aux deux extrémités du monde 1’Eglise romaine hiérarchique”(12).

Le 13 avril 1659, jour de Pâques, l’évêque de Pétrée quittait La Rochelle, et le 16 mai son navire abordait à Percé, Un mois plus tard, jour pour jour, il mouillait devant Québec. Le lendemain, l’évêque, revêtu pontificalement, entrait dans la pe­ tite ville en liesse, ”En lui, c’était l’Eglise qui arrivait avec sa force, sa justice, sa tendresse et sa miséricorde”(13).

Il apparut tout de suite que le jeune vicai­ re apostolique était de la trempe des vrais apôtres, et que son zèle pour la conversion des indigènes ne le cédait en rien à celui des vétérans de l’apostolat. Les Pères jésuites plus d’une fois en rendirent témoi­ gnage avec émotion, le saluant comme

12. Gérin, op. cit., Introduction: Vis. 13. Emile Bégin, François de Laval, 43.

un Ange consolateur enuoyé du Ciel, & comme un bon Pasteur, qui uient ramasser le reste du Sang de IESUS- CHRIST, avec un genereux dessein de

n’épargner pas le sien, et de tenter toutes les voies possibles pour la conuersion des pauures Sauvages, pour lesquels il a des tendresses dignes d’un coeur qui les vient chercher de si loin(14).

C’est à Percé que les Indiens avaient récol­ té les premières marques des ‘'tendresses” de Monsieur de Pétrée. Des qu’il eut touché le sol québécois,

Dieu luy a bien-tost fait naistre les occasions de leur faire parroitre son amour: car le propre iour de son arriuée, un enfant Huron estant venu au monde, il eut la bonté de le tenir sur les fonds de Baptesme, Et en mesme temps un ieune hom­ me, aussi Huron, malade à 1’extrémité, devant reçeuoir les derniers Sacremens, il voulut s’y trouuer, & luy consacrer ses premiers soins, & ses premiers tra­ vaux, (•••) Ce fut dans ce mesme senti­ ment d’affection, que peu après son dé­ barquement, en donnant publiquement la Confirmation aux François dans la Parois­

se, il voulut commencer toutes les cere­ monies par quelques Sauuages (..•) Mais

sa ioie fut bien plus grande, lorsqu’en suite il confirma toute l’élite de nos deux Eglises Algonkine & Huronne, Nous en auions disposé une cinquantaine d’une nation, & autant de l’autre par des con­ fessions generales(15)•

14. Le P, Jérôme Lalemant, s.j. au R.P. Jacques Renault| Provincial de la Province de France, 2 septembre 1659, JR, XLV: 34.

Le nouvel évêque ne voulut cependant pas s’en tenir à ces gestes officiels; il tint, pour les mieux connaître, à prendre sa part des travaux des missionnaires. Il le fit avec une vaillance qui remplissait d’admiration les apôtres les plus chevronnés .

... les courses qu’il a faites sur les neiges dés son premier hiuer pour visiter ses ollailles, non pas a cheual ou en carosse, mais en ra­ quettes, & sur les glaces, montrent qu’il tiendroit bien sa place parmy les plus excellents Missionnaires des Sauvages; s’il pouuoit quitter le plus necessaire pour courrir au plus dangereux; du moins son coeur y à volé pendant qu’il s’arreste icy comme au centre de toutes les Missions, pour pouuoir donner ses

soins, & partager son zele à tous également(16),

Mgr de Laval était, en effet, trop équili­ bré pour confondre les tâches et '‘quitter le plus nécessaire pour courrir au plus dangereux”. Il n’oubliait pas qu’il était évêque avant tout, et chargé de l’organisation d’un diocèse sans limite, mais si peu peuplé encore de vrais chrétiens. Son

mandat, il le savait bien, ne lui permettrait pas de se livrer à l’apostolat direct auprès des indi­ gènes comme un simple missionnaire. Sans doute, les visites pastorales lui fourniront plusieurs fois l’occasion de revoir ses chers Sauvages, et d’exercer chez eux son ministère. On songe en par­ ticulier aux expéditions mémorables à Tadoussac en 1668, et à la mission sédentaire de Saint-François- Xavier du Sault-Saint-Louis, en 1676, à l’autre extré­ mité de la colonie. Il faudrait encore ici reprodui­ re en entier les récits des Relations, si pittoresques et si émouvants, qui en ont conservé le souvenir. Quel spectacle que l’arrivée de cet "évêque d’or" dans son canot d’écorce, sans autre suite qu’un seul ecclésias­ tique, "et sans rien porter qu’une crosse de bois, qu’une mitre fort simple.17); Accueilli par les manifestations d’une joie bruyante, l'évêque écoutait avec attention les longues harangues de bienvenue; puis tout le monde se rendait en procession à la cha­ pelle en chantant le Veni Creator alternativement en

latin et en langue sauvage. Pendant les quelques jours

qu’il passait au milieu des néophytes, le prélat administrait les sacrements, visitait les cabanes, et se faisait de bonne grâce tout à tous. Son séjour se terminait par un grand festin qu’il leur offrait, et auquel il voulait lui-même assister. Et quand il repartait après une dernière bénédic­

tion, il emportait vraiment "tous les Coeurs, en (leur) laissant le sien”(18).

Mais c’est d’une autre façon et de son siè­ ge épiscopal que Mgr de Laval servira le mieux la cause des missions. Ses mémoires adressés au Saint- Siège, de 1660 â 1665, montrent qu’il est parfaite­ ment renseigné sur tous les problèmes relatifs à l’évangélisation des peuplades de son diocèse, et

conscient de ses devoirs d’évêque missionnaire. Ainsi, il se rend compte que l’un des plus grands obstacles a la conversion des Indiens est la traite de l’eau- de-vie, Le fléau est ancien et ne cesse d'étendre ses ravages au point de mettre le "christianisme dans

un péril évident de ruine totale”(19). L’Indien ne boit que pour s’enivrer, et, sous l’empire de

l’alcool, qu’il recherche à dessein, il n'y a pas de crime que le malheureux n'ose commettre, pas d'abus dont il ne soit lui-même la victime de la part des vendeurs sans scrupules. "C'est un dé­ mon qui les rend fols, s'écriait le P. Jérôme Lale- mant, on ne peut conceuoir les desordres que ce vice diabolique a causé dans cette nouuelle Eglise”(20). Mgr de Laval, appuyé par tous ceux, religieux et

laies, que préoccupe l’avenir du pays, n'hésite pas, tant le mal est profond, à recourir à l'arme suprême. Le 6 mai 1660, jour de l'Ascension, il célèbre ponti- ficalement. Puis, après l'évangile, tel un chevalier armé de toutes pièces qui entre en lice pour livrer le combat du Droit, le grand évêque, entouré de son clergé, la mitre en tête et la crosse à la main, ful­ mine la sentence d'excommunication contre les trafi­ quants d'eau-de-vie. Cette lutte, la plus rude de

19. Sentence d'excommunication prononcée par Mgr de Laval, le 5 mai 1660, AAQ, Régistre A, 15; Voir aussi, Mandements, Lettres pastorales et circulaires des Evêques de Québec. H. Têtu et C.O. Gagnon éditeurs, I: 14. Désormais, Mande­

ments des Evêques de Québec.

son épiscopat, et qui lui valut ses adversaires les plus acharnés, il va la soutenir désormais avec une indomptable énergie. "Dieu, dit Gosselin, lui avait donné l’esprit d’Elie et de Jean-Baptis­ te: il était toujours prêt à dire, comme celui-ci, aux grands et aux petits, le non licet de l’Evangi­

le, suivant sa conscience et sans respect humain"(21). Les Indiens avaient bien raison d’appeler ce défen­ seur impavide non seulement de leurs âmes mais de leur race même, "l’Homme de la Grande Affaire"(22).

Un autre devoir non moins urgent est de ré­ partir les obédiences tout en maintenant, c’est là le souci constant de ce grand coeur, l’unité de senti­ ment et d’action entre les ouvriers évangéliques(23). Les Jésuites, qui, depuis trente ans que les Récollets sont partis, se sont chargés seuls des missions in­ diennes, ont bien mérité de les conserver. Les Mes­ sieurs de Saint-Sulpice continuent de desservir la

21. Gosselin, Vie de Mgr de Laval, I: 279s.

22. "Hariouaouagui: c’est le nom qu’ils donnent â Monseigneur, & qui signifie en leur langue, l’homme du grand affaire." Lettre du P, Jé­ rôme Lalemant au R.P. Jacques Renault, JR, XLV: 40.

région de Montréal, tandis que les autres prêtres diocésains resteront auprès de l’évêque au servi­ ce de Québec et des environs. En tout vingt-six prêtres, dont seize jésuites et quatre sulpiciensj la troupe est modeste, mais les combattants sont tous des sujets d’élite qui servent en première li­ gne. En ces temps épiques, séculiers et religieux, desservants des paroisses comme les autres, mènent

la vie harassante du missionnaire:

On faisoit alors des journées entiè­ res sans rencontrer un habitant, trop heureux d’arriver enfin, pour y pas­ ser la nuit, à quelque grange ou à quelque cabane (...) Le Prêtre qui avoit le courage de parcourir ce vaste pays, portoit sa chapelle, & disoit la messe où il se trouvoit(24).

L’ardent pasteur donne le premier l’exemple, et les courses qu’évoquait dans son journal l’anna­ liste des Jésuites ne sont pas le fait d’un seul hi­ ver. Il n’est que de citer cet autre témoignage de 'son biographe, témoignage souvent reproduit mais qu’on

ne se lasse pas de relire:

Comme les autres, on l’a vu cent fois aller administrer les sacre- mens aux malades à la ville & à la campagne, rainant dans un canot en été, marchant en hiver sur la nei­ ge en raquette, portant sur le dos sa chapelle & un morceau de pain, aller à une & deux lieues dire la messe dans une cabane, donner le saint viatique & l’extrême onction, & s’en revenir de même, après avoir mangé, en courant, son morceau de pain, & souvent tout à jeun(25).