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ETUDE LEXICOLOGIQUE DES DISCOURS

4.1.2. L’Ennemi à l’assaut de la démocratie

Du grec dêmokratia (de dêmos, peuple, et kratos, autorité), le

gouvernement du peuple par lui-même, le mot démocratie paraît en Grèce pour désigner, à l’origine, beaucoup plus une conception politique défendue par un parti qu’un certain type d’organisation de l’Etat. Selon le Grand Larousse encyclopédique (1973 : [s.p.]), le parti démocratique s’opposait au parti aristocratique en place, c’est-à-dire à la concentration du pouvoir entre les mains des grandes familles.

Pour les philosophes du 10ème siècle après Jésus-Christ, la démocratie a pour essence le droit pour le peuple de désigner et de contrôler le gouvernement de la nation ; et c’est à des degrés divers que cet idéal a inspiré les institutions politiques de plusieurs pays depuis la révolution américaine. En ce sens, la démocratie est un mode de désignation des gouvernements réalisant aussi complètement que possible l’exercice du pouvoir par le peuple. Ce dernier mot désignant tout l’ensemble des citoyens de la nation.

Pour sa part, Lumumba parle de démocratie (18 occurrences) dans le contexte colonial et dans le contexte des rivalités post-indépendance. Il semble

que le mot est très employé dans cette dernière période. Ceci montre l’influence des événements sur le langage.

En fait Lumumba parle de démocratie pour revendiquer le respect de la volonté du peuple exprimée par les élections de 1960, lesquelles légitimaient le pouvoir du Gouvernement, son pouvoir.

Les mots du champ morpho-lexical de démocratie sont constitués de l’adjectif démocratique, de l’adverbe démocratiquement et du substantif

démocratisation. Le contraire, formé par affixation avec anti, se construit avec

l’adjectif démocratique pour donner anti-démocratique.

Le déterminant spécifique la ou une accompagne démocratie dont les caractérisants sont les adjectifs : vraie, nouvelle, véritable et simulacre. Vraie s’associe le plus souvent à démocratie dans la cooccurrence vraie démocratie (4 cooccurrences).

Les syntagmes vraie démocratie et simulacre de démocratie impliquent qu’il existe une "vraie" et une "fausse démocratie", cette dernière étant la négation ou l’opposition de la démocratie, la vraie.

Le substantif Congo détermine démocratie en lui attribuant une valeur naturelle : la démocratie du Congo.

Paraphrase : le Congo est une démocratie.

A son tour, démocratie précise les substantifs, partisan, nom, et pays qui le définissent et auxquels il confère sa valeur politique :

au nom de la démocratie (2 cooccurrences)

Paraphrase : en vertu (considération) de la démocratie

si vous avez du respect pour la démocratie pays de démocratie (2 cooccurrences)

Paraphrase : pays (qui) est partisan acharné de la démocratie

Paraphrase : la démocratie a un partisan acharné… quelqu’un aime la démocratie

de démocratie démocratique

Dans son emploi absolu, démocratie est l’équivalent sémantique de démocratisation, en même temps que celle-ci correspond à indépendance :

« D’un côté la Belgique nous promettait l’indépendance, donc la

démocratisation du Congo… » (L.P.P.L., 27 déc. 1959, p. 87).

Ce mot démocratie est associé à liberté, à indépendance, à institutions, à gouvernement central, à nation, à unité, à fraternité et à amitié, des vocables qui, tous, deviennent ses équivalents approchés. Ces mots fonctionnent dans une même sphère idéologique, c’est-à-dire ayant des traits communs (ici positifs) ou étant associés par leurs fonctions :

« Jamais dans aucun pays au monde, dans aucun pays de démocratie et de liberté, un gouvernement n’a été renversé […] » (PPL., 5 septembre 1960, p. 326).

« Et aujourd’hui, au nom de la démocratie et de la liberté, on détruit le moral du peuple » (PPL., 9 août 1960, p. 289).

« C’est le peuple qui, à travers la démocratie, à travers ses

institutions, à travers un gouvernement central, va lutter contre la

mauvaise propagande […] (Ibid., p. 301).

Démocratie, liberté, indépendance sont ainsi inscrits dans une classe

d’équivalence constituée d’unités positives. Leurs référents se voient attribuer les mêmes fonctions sur le plan idéologique :

« Vivent l’amitié africaine dans l’unité, la fraternité, la liberté et la

démocratie » (Ibid., p. 309).

Unité, fraternité, liberté, démocratie, situés dans un même environnement

syntagmatique, sont des équivalents en tant qu’ils sont les conditions du renforcement de "l’amitié africaine" ou en constituent le contexte de développement.

Les traits positifs du mot démocratie proviennent du fait que la réalité à laquelle il réfère ou qu’il désigne, est censée apporter le bien-être, le développement, la liberté ; combattre le régime impérialiste ; constituer un moyen pour contrecarrer et supprimer la dictature, etc.

Le mot démocratie est opposé alors à dictature comme démocratisation à

maintien déguisé du statut colonial et à un simulacre de démocratie :

« Nous ne voulons pas la dictature chez nous, nous voulons la

démocratie, la vraie démocratie… » (PPL., 25 juillet 1960, p. 270).

« Ce n’est pas comme les ennemis de la liberté et de l’indépendance du Congo, proclamer la dictature, ce n’est pas la dictature, c’est la

vraie démocratie » (PPL., 9 août 1960, p. 289).

« D’un côté la Belgique nous promettait l’indépendance donc la

démocratie du Congo, et de l’autre côté le Ministre du Congo nous

proposait un simulacre de démocratie, donc le maintien déguisé du

statut colonial » (PPL., 27 décembre 1959 p. 87).

La vraie démocratie est aussi opposée à la fois au renversement du gouvernement et aux élections anti-démocratiques :

« Partisan acharné de la démocratie, je n’ai jamais refusé des élections mais contre quoi je m’insurgeais, c’est contre les

élections anti-démocratiques qui prévoyaient 40% des membres

nommés - 40% des sièges que l’Administration coloniale a voulu se réserver par des nominations arbitraires » (PP.L.,27 décembre 1959, p. 87).

Mais démocratie se définit comme " la satisfaction d’exprimer librement ses opinions", " la protection des citoyens ", " le respect de l’autorité établie ", résultant " des méthodes nouvelles d’administration, simplifiées, sans complication ".

Dans sa structure collocative, démocratie est collocateur dans les syntagmes pays de démocratie, la vraie démocratie, une véritable démocratie,

démocratie nouvelle, au nom de la démocratie, un simulacre de démocratie, partisan acharné de la démocratie, où il devient un objet de définition. Lumumba

serait à la quête de cette démocratie pour garantir la souveraineté du pays. L’importance du mot est soulignée dans le syntagme le gouvernement du

peuple. La démocratie serait en même temps un instrument de lutte au même titre

«C’est le peuple qui, à travers la démocratie […] va lutter contre la mauvaise propagande » (PPL., 9 août 1960, p. 301).

Lumumba fait donc la différence entre une "vraie démocratie" et un "simulacre de démocratie". Mais cette conception de la démocratie est-elle réaliste si l’on tient compte des événements historiques ?

En effet, le premier Rapport Dayal/ONU nous apprend que le 13 septembre 1960, le parlement, réuni en session des deux Chambres, a conféré les pleins pouvoirs au Premier ministre Lumumba par un vote dont l’objet et le résultat ont laissé subsister quelque incertitude. Le 14 septembre, le chef de l’Etat a suspendu le parlement ; les présidents des deux Chambres lui ont répondu par écrit que son ordonnance était contresignée par M. Iléo, agissant en qualité de Premier ministre, alors que ce dernier n’avait pas reçu l’investiture du parlement. Le même jour, une lettre de M. Lumumba demandait formellement qu’un contingent national déterminé de la Force des Nations Unies soit détaché pour aider son gouvernement à pacifier le pays. Ce soir-là, le chef d’Etat-Major a prononcé un discours radiodiffusé indiquant que deux gouvernements rivaux se disputant depuis un certain temps le pouvoir dans le pays, l’armée prenait le pouvoir à la suite d’une révolution pacifique et l’exercerait jusqu’au 31 décembre 1960.

Lors d’une conférence de presse, le chef d’Etat-Major a annoncé qu’il comptait sur les Nations Unies pour lui prêter assistance et qu’il se proposait de créer un "Collège" des universitaires qui serait chargé d’assurer le gouvernement du pays (in Mulopo Kapita, L, 1992 : 158-175).

Le lendemain 15 septembre, une lettre signée de la main de Patrice Lumumba Premier ministre 1 atteste que :

« En vue de rétablir rapidement l’ordre dans ce pays, la chambre des Représentants et le Sénat, réunis en séance extraordinaire en date du 13 septembre, ont décidé d’investir le Gouvernement de pleins pouvoirs […].

1 Lettre de Lumumba publiée dans la Revue Inter Afrique Presse, n° 264/265, du 21 octobre 1960, pp. 9 - 11.

Il appartient donc aux membres nationalistes du Gouvernement, tant central que provincial, de profiter de cette occasion unique pour faire régner l’ordre dans le pays et faire respecter l’autorité établie.

Les moyens les plus efficaces et directs pour réussir rapidement dans notre tâche peuvent se résumer comme suit :

1°) mener jusqu’à fond la dictature et l’appliquer dans toutes ses formes ;

2°) le terrorisme, indispensable pour dominer la population ;

3°) procéder systématiquement et au moyen de l’armée, à l’arrestation de tous les membres de l’opposition. Je m’en chargerai personnellement pour ceux de Léopoldville, y compris le chef de l’Etat et ses acolytes immédiats […] ».

Ceci révèlerait le manque de constance dans l’action politique, et marquerait la contradiction entre le discours politique et la pratique. La démocratie se trouverait ainsi dépouillée de sa dimension éthique et s’associerait à la recherche de la gloriole décriée dans le discours.

Selon le locuteur, la démocratie est la capacité des Congolais de respecter les institutions établies et de sauvegarder l’unité nationale. C’est la liberté d’action dans une nation souveraine, et un instrument pour la désignation des gouvernements par l’ensemble des citoyens de la nation.

Pour contrecarrer cette vision, des forces opposantes désignées par le mot

ennemis surgissent.

Qui est l’ennemi ?

Dans le discours de Lumumba, le mot ennemi (0,0690 de fr. rel.) est employé de deux manières. Tantôt comme substantif, et tantôt comme adjectif. Quand il est substantif, ennemi est marqué de trait [N. an. + hum], qui apparaît dans les syntagmes ennemis de notre liberté (7 occurrences), ennemis de notre

émancipation (1 occurrence), ennemis de notre (la) patrie (2 occurrences). Ennemi désigne alors une force opposée à la liberté, l’émancipation, la patrie et

l’indépendance. Et le déterminant spécifique notre renvoie à nous, c’est-à-dire au peuple congolais et à son gouvernement :

« […] nous serons obligés de considérer les colonisateurs comme

ennemis de notre émancipation » (PPL., 21 mars 1959, p. 28).

« […] allons attaquer un Blanc, attaquer ce Noir-là parce qu’il était du P.N.P., celui qui vous dit cela, c’est l’ennemi de notre liberté » (PPL., 19 juillet 1960, p. 247).

Dans ses relations paradigmatiques, ennemi ou le syntagme réalisé autour d’ennemi, appartient à la même classe d’équivalence que groupes financiers,

traîtres, étrangers, colons du Katanga. Le mot ennemis est un hyperonyme. Car

dans l’esprit du locuteur, qui relève d’un locuteur collectif, les concepts de groupes financiers et d’ennemis fonctionnent dans la même sphère idéologique :

« Le gouvernement belge, soutenu par ses groupes financiers et les

ennemis de notre liberté, n’a pas voulu respecter la décision de la

plus haute instance internationale » (L.pal., 22 juillet 1960, p. 254). « Notre frère Tshombe, […] a voulu servir les intérêts de nos

ennemis, les intérêts de l’étranger, les intérêts des colons du Katanga, les intérêts égoïstes » (Ibid., p. 255 - 256).

« C’est le peuple qui […] va lutter contre la mauvaise propagande, contre les ennemis de la liberté, contre les ennemis de la patrie, contre les traîtres » (PPL., 9 août 1960, p. 289 - 290).

Groupes financiers, les colons du Katanga, les traîtres, désignent de ce

fait des gens considérés comme des forces opposantes, c’est-à-dire des ennemis, du fait qu’ils jouent le même rôle négatif.

Quelle est leur action ?

En tant que sujet (6 occurrences), attribut (3 occurrences), ou complément d’agent (2 occurrences), ennemi est un agent actif, qui lutte pour provoquer le désordre, semer la sédition, saboter l’indépendance, créer la division des Congolais et l’éclatement du pays :

« Il faut que les désordres cessent, ce désordre a été provoqué par les

ennemis » (PPL., 22 juillet 1960, p. 259 - 260).

« J’ai immédiatement mis le chef de l’Etat au courant de ce petit

« Les ennemis qui nous sabotent aujourd’hui, viendront demain à la porte du Congo pour demander l’hospitalité […] » (Ibid., p. 259). Dans son fonctionnement sémantique, ennemis est associé à troupes

militaires belges :

« Cette présence des troupes militaires belges fait du tort, et aux Congolais, et aux Belges installés ici, et aux entrepreneurs, et aux industriels et à tout le monde. Parce que partout où on verra les Belges, on dira : "voici l’ennemi de la liberté" » (Ibid., p. 298). En tant qu’adjectif, ennemi est un caractérisant de troupes. Il s’agit des troupes belges, opposées à la politique du gouvernement congolais, mais parfois avec l’accord de certains Congolais :

« Parce que tant que nous verrons ces troupes, comment voulez-vous travailler dans un esprit de coopération avec les Européens. Parce que partout où on verra les Belges, on dira : « voici l’ennemi de la liberté. Parce que ses frères nous ont installé des troupes ennemis au pays » (Ibid.).

En tant que caractérisant, ennemi confère au terme caractérisé les traits sémantiques [an. hum. collectif. +hum]. Car, selon le Dictionnaire

encyclopédique (1961 :1964), ennemi est une qualité attribuée à une personne qui

veut du mal à quelqu’un, qui cherche à lui nuire, qui lui est très hostile. Alors que pour les marxistes, on parle de l’ " ennemi de classe ", Lumumba parle de l’" ennemi de la liberté ", " ennemi de l’indépendance ", " ennemi de la patrie ", " ennemi du pays ".

De toutes ces considérations sémantico-fonctionnelles, il se dégage la formation de deux groupes antagoniques : d’un côté le peuple congolais, de l’autre les Belges et leurs alliés. Autrement dit les intérêts belges se trouvent opposés aux intérêts du peuple congolais. Celui-ci est pour l’indépendance, la liberté, l’émancipation, alors que les Belges et leurs alliés sèment le désordre, sabotent l’indépendance, proclament la dictature. Et dans la phrase de Lumumba, le verbe proclamer n’exprime rien d’autre que le sens du verbe instaurer. Ennemi désignerait donc toute force qui s’oppose aux intérêts du Congo. C’est celui qui, Belge ou Congolais, travaille pour ses propres intérêts.

L’ennemi combat la liberté et l’indépendance. Il est contre la démocratie au Congo. C’est pourquoi le locuteur utilise le connecteur de ou de la pour marquer la relation de combinalité négative entre ces deux groupes de lexèmes. On aura dès lors : ennemi vs liberté / indépendance, ces deux derniers termes fonctionnant sémantiquement comme substituts de démocratie. La démocratie est ainsi combattue, et par les Belges et par des Congolais. Les uns étant bien entendu qualifiés d’impérialistes, et les autres de traîtres.