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L’audition : une épreuve plus sensible aux effets de genre ?

Comme on l’a vu, les critères pris en compte lors de l’évaluation des dossiers laissent plus ou moins de place aux interprétations. Ainsi, la lecture d’un rapport de soutenance et le sentiment positif ou négatif qui s’en dégage mobilisent un plus grand travail de jugement de la part du rapporteur que la mise en équation entre un nombre d’années et un nombre de publications ou la présence ou non d’un succès à l’agrégation.

Toutefois dans cette phase de travail sur dossier, la préparation des rapports et la construction d’un avis reposent pour beaucoup sur des éléments plutôt « objectivables » : présence ou non d’activités

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d’enseignement, variété ou non des cours dispensés, similitude ou non entre le contenu de la thèse et le titre des communications, etc.

Cela rend a priori délicate l’expression de jugements sexués, sauf à considérer que ces éléments

« objectivables » sont plus susceptibles d’être présents dans les dossiers des hommes que dans ceux des femmes (ou réciproquement), mais aucun facteur ne nous permet d’avancer une telle conclusion en ce qui concerne les maîtres de conférences. Personne ne dit que les dossiers des femmes sont moins/plus consistants que ceux des hommes lors de l’accès aux premiers postes.

Malgré cette objectivation des éléments pris en compte avant l’audition, on ne peut cependant écarter l’hypothèse selon laquelle un évaluateur regarderait de manière plus critique un dossier d’homme ou de femme, ou serait plus sévère dans la lecture des rapports de soutenance, dans l’appréciation de la qualité des publications. Toutefois, les doubles rapports, le recours au remplissage de fiches d’évaluation normées dans de nombreuses commissions, ou la lecture à haute voix du rapport, tendent à limiter les risques en rendant « publics » les éléments sur lesquels se fondent le jugement et en donnant la possibilité aux autres membres de la commission d’intervenir s’ils estiment qu’une candidature a été traitée de manière inique.

L’audition laisse en revanche potentiellement plus de place à des biais. Toutes les notions floues liées à la personnalité, telles que le « sale caractère », le « mordant » ou « l’énergie » peuvent être interprétées d’une manière tendancieuse si les gens le souhaitent, et donner lieu à discrimination, dans un sens comme dans un autre. On observe en effet des processus de cooptation par les pairs qui peuvent faciliter des pratiques inconsciemment discriminatoires, que seules des épreuves « en aveugle » permettraient de déceler.

Les interviewés, hommes ou femmes, estiment cependant le plus souvent qu’il n’y a pas de biais sexué à ce stade. Ils disent que les questions posées n’introduisent pas de différences selon le genre et que les qualités recherchées sont également partagées entre les deux sexes. Le fait de recruter une jeune femme dont on sait qu’elle connaîtra probablement un ou plusieurs congés de maternité par la suite et qu’elle aura des enfants, ne semble pas faire obstacle non plus.

« Personnellement, je n’ai jamais vu de différence. Aucune différence n’est faite entre les hommes et les femmes ou selon les âges. Pour les maîtres de conférences, on doit être à 40% de femmes pour 60% d’hommes. On a plus d’hommes donc mais je n’ai jamais entendu de remarques du genre ‘attention, on risque d’avoir des congés de maternité’. C’est le candidat qui prime. Homme ou femme, cela ne fait pas de différence. Cela n’entre pas en jeu. » (Maître de conférences, femme, Gestion-Paris)

Les recruteurs ne semblent pas plus prendre en compte les équilibres hommes/femmes au sein du département pour trancher entre des candidats. On ne cherche pas à recruter un(e) homme/femme parce qu’un(e) homme/femme occupait le poste auparavant et on ne veille pas à établir ou rétablir la parité au sein du département quand on constitue le classement.

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« Il n’y a jamais eu de discussion sur la parité, ça n’a jamais existé. Pour le collège B, au conseil d’UFR, j’ai établi la parité hommes/femmes en respectant les périodes. La parité comme loi, je n’aime pas mais c’est normal à partir du moment où les femmes travaillent. Pour le recrutement, non, ce n’est pas possible de dire, il faut une femme, ou il faut un homme, ça ne viendrait à l’esprit de personne. En face de moi, c’est neutre, j’ai un candidat. Cela vient peut-être du fait qu’on a déjà une situation équilibrée. S’il y avait beaucoup plus d’hommes que de femmes ou l’inverse, ça changerait peut-être. » (Maître de conférences, femme, Histoire-Paris)

Ces affirmations sur l’absence d’effets sexués doivent cependant être doublement relativisées. Premièrement, les exemples de timidité qui sont évoqués par les interviewés concernent systématiquement des femmes, alors que les cas d’arrogance font plutôt référence à des hommes. Mais il est vrai que l’on tombe aussi rapidement sur des stéréotypes dont les interviewés ne sont pas complètement dupes.

« Lors du dernier concours, il y avait une petite, avec un très bon dossier mais elle parlait mal, bafouillait, était tendue… On avait mal pour elle ! On se disait ‘la pauvre, comment va-t-elle faire en amphi’. Ce n’est pas possible. Cela aurait été un homme, c’était pareil. » (Maître de conférences, femme, Gestion-Paris)

Si la taille, la carrure, la voix peuvent parfois desservir les femmes, plusieurs personnes disent en revanche qu’elles ont le sentiment que celles-ci préparent mieux leur audition.

« Peut-être que les garçons sont plus cools ou bien plus sûrs d’eux. Les filles m’ont l’air plus stressées. Mais là encore ça dépend. Je ne pense pas qu’on puisse faire une différence de façon générale. Certains garçons vont avoir bien préparé l’audition, d’autres non… Il n’y a peut-être plus de garçons qui n’ont pas préparé que de filles, mais c’est juste une impression. Je ne sais pas si elle est bonne. » (Maître de conférences, femme, Biologie-Région).

Par ailleurs, la crainte de traiter les femmes de manière discriminatoire ou de leur imputer des risques plus élevés, peut conduire à s’autocensurer.

« Pour cette femme qui venait de M., je me suis dit, c’est une mère de famille, il faut l’aider. C’est typiquement l’effet pervers. Si un critère de sélection est trop manifeste, on s’interdit de l’utiliser : on n’a donc pas osé l’éliminer parce que c’était une femme habitant loin. On avait vu le risque mais elle avait dit qu’elle viendrait. Mais M.-Paris, cela coûte trop cher. Elle n’est jamais là. C’est compliqué. » (Professeur, femme, Gestion-Paris)

Deuxièmement, dans une des commissions, plusieurs témoignages indiquent que des candidats présentant les mêmes caractéristiques seront traités différemment (au moins à un niveau individuel, par certains évaluateurs) et qu’il n’y alors aucune auto-censure. Ainsi à Gestion-Région, on se méfie des candidatures de femmes dont le conjoint exerce une activité professionnelle dans une ville géographiquement éloignée (mettant en doute son implication et encore plus son implantation locales, une fois qu’elle sera recrutée) alors que la question n’est pas évoquée pour les hommes qui sont dans la même situation (ce qui a d‘ailleurs conduit à recruter un candidat affirmant que ses valises étaient prêtes mais qui continue à jouer les « turbos-profs »).

« Le rapprochement familial, si quand même… Bien sûr qu’on pose ces questions aux femmes puisqu’on demande ce que fait le conjoint. Si le conjoint est à Paris, on sait que… Oui, vous avez raison, on pose plus cette question. Ca me semble logique.

Question : on la pose aussi aux hommes ?

Oui, on la pose aux hommes mais c’est vrai qu’on reste trop souvent dans l’idée que ce sera plus déterminant le poste choisi par l’homme. C’est la femme qui va suivre (…) Une jeune

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femme qui dit ‘mon mari est Paris, il doit y rester’, elle ne le dira pas comme ça, mais on va se poser la question. » (Maître de conférences, femme, Gestion-Région)

« La question, très honnêtement que tout le monde se pose, et c’est plus pour les femmes que pour les hommes, est-ce qu’elle est mariée ou fiancée, est-ce que c’est un oiseau sur la branche qui peut partir demain. C’est vrai. Nous, la situation personnelle nous importe peu. Le seul critère qui compte pour nous, c’est la probabilité de venir si on lui offre un poste. » (Maître de conférences, homme, Gestion-Région)

Comme le montrent ces deux extraits d’entretien, l’écart tient moins à ce que l’on pose ou non les mêmes questions, qu’à l’interprétation différente des réponses qui est faite par les évaluateurs. Par ailleurs, il faut noter que, dans cette commission, la même préoccupation peut se retourner à l’avantage des femmes. Quand leur conjoint exerce son activité ou s’installe dans la ville où est situé Gestion-Région, cela leur donne un avantage car on est rassuré sur leur implantation. Certains disent même qu’on les considère alors comme des « locales ».

Il faut cependant conclure, au-delà des nuances que nous venons d’apporter, que les procédures de recrutement des maîtres de conférences, si elles ne sont pas exemptes de toutes possibilités de biais discriminatoires, présentent plusieurs caractéristiques qui limitent l’influence de ceux-ci. Par ailleurs, quand de tels biais existent, ceux-ci ne sont pas nécessairement sexués : ils concernent fréquemment les candidats locaux (au détriment des candidats extérieurs) et les candidats « conformes » (au détriment des candidats atypiques).

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CHAPITRE IV : LE RECRUTEMENT DES PROFESSEURS EN BIOLOGIE ET EN

HISTOIRE

Dans l’introduction générale, nous avons rappelé que le recrutement des professeurs passe par les mêmes étapes formelles que celui des maîtres de conférences (définition du profil de poste, examen des dossiers, enfin audition des candidats). La gestion recourt en grande partie aux concours de l’agrégation pour recruter ses professeurs. Cette voie de recrutement, compte tenu de sa forte spécificité, fera l’objet d’une analyse séparée.

La seule différence notable entre les deux modes de fonctionnement réside dans la définition des membres de la commission de spécialistes compétents pour le recrutement. Dans le cas des professeurs, seuls les membres de « rang A » de la commission de spécialistes (c'est-à-dire les professeurs et les directeurs de recherche) participent à la sélection des dossiers et au classement des candidats à l’issue des auditions. Certaines commissions de spécialistes autorisent les membres de rang B à assister aux auditions et aux discussions qui les suivent (par exemple Biologie en Région), mais ils ne prennent alors part ni aux débats ni aux votes.

Malgré la similitude des règles légales, les mécanismes concrets de recrutement des professeurs diffèrent en tous points de ceux que nous avons exposés pour les maîtres de conférences et nécessitent de ce fait une analyse distincte. Les raisons tiennent à deux facteurs principaux que l’on retrouve dans les trois disciplines : la divergence forte entre les logiques qui guident les recrutements des maîtres de conférences et des professeurs pour les départements ; les contraintes qui pèsent sur les recrutements des professeurs, notamment du point de vue du vivier de candidats potentiels.

Les recrutements de professeurs donnent lieu à des pratiques plurielles, divergentes d’un département à l’autre ou d’une discipline à l’autre. Toutefois, cette diversité peut être rapportée à un problème transversal, celui de la rareté des candidats.

Notre analyse s’articule alors autour de cette question. Après avoir présenté quelques données de cadrage concernant le recrutement des professeurs (1), nous analysons la rareté des candidatures comme un mode de régulation de l’accès à ces emplois (2). Nous envisageons ensuite les conséquences de cette caractéristique sur le travail de la commission de spécialistes (3). Nous suggérons enfin des pistes d’interprétation des effets de cette procédure sur le recrutement de

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