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L’assurance sociale et le paradigme salarial

Chapitre III : Politiques sociales, travail et citoyenneté dans le monde

11- L’assurance sociale et le paradigme salarial

Si la nature des régimes de protection est un indicateur fondamental de leur capacité protectrice (couverture des personnes et des besoins), tous se définissent néanmoins comme une sorte de privilège attaché à une déclinaison particulière du statut de salarié, et donc par leur forte exclusion à l’égard de professions ou de groupes sociaux considérés comme non concernés par ce statut. Peu de pays ont légiféré en faveur d’une protection sociale universelle, tout en se donnant les moyens de contrôler effectivement la mise en œuvre de cet ambitieux objectif. Plus que de « l’impuissance » qui pourrait être attribuée au niveau moyen des revenus ou à la capacité institutionnelle de l’Etat, c’est bien de construction sociale et politique qu’il s’agit. Et les dynamiques de réformes, tout en affichant une volonté d’amélioration de la « gouvernance » des systèmes et d’extension des protections, ne remettent généralement pas en question la tendance globale à la déréglementation du travail, opérée au nom de l’encouragement à l’emploi privé.

11- L’assurance sociale et le paradigme salarial

Les systèmes d’assurance sociale des pays arabes sont le plus souvent incomplets en termes de prestations, réduits en termes de couverture, et mis à mal par les difficultés budgétaires, en période d’appauvrissement et d’informalisation. La sécurité sociale reste

pourtant attachée à un paradigme salarial qui a marqué les attentes et les représentations des deux ou trois dernières générations. L’importance accordée par les salariés à l’affiliation à des systèmes de sécurité sociale et aux protections en découlant est illustrée dans la plupart des pays : en dépit du fait que les activités informelles procurent souvent des revenus supérieurs à ceux de l’emploi formel, l’attachement à ce dernier reste dominant parmi les couches moyennes, pour la stabilité, les pensions (retraite, survivant, invalidité) et le statut social qu’il confère. Les choix matrimoniaux reflètent cette préférence. Pour ceux qui ne possèdent pas de capital pouvant les introduire dans le monde des entrepreneurs, des marchands ou des spéculateurs, l’emploi public continue à rejoindre la définition d’un « bon travail » même lorsque les salaires versés perdent de leur valeur et que l’accès à l’emploi devient très difficile. Cette attractivité se justifie par un faisceau de critères et de représentations professionnelles et sociales, lié à l’accès à des droits sociaux.

Tous les pays arabes affichent une reconnaissance des conventions et les recommandations du BIT et de l’Organisation arabe du travail dans le développement de leur système d’assurance sociale. Si les gouvernements sont responsables des programmes de sécurité sociale, la coopération entre les employeurs et les employés a été encouragée et, dans la plupart des cas, les systèmes sont financés par des contributions des deux parties, l’Etat s’engageant à couvrir les déficits (comme en Jordanie). Une priorité a généralement été accordée à la protection contre le risque d’invalidité, de handicap et d’accident du travail (Gillion et alii 2000). Dans la plupart des pays arabes, les prestations liées à l’assurance sociale se limitent au bénéfice d’une pension (de retraite, d’incapacité, au survivant). La couverture des autres risques est généralement réputée fournie par la fourniture directe de services (de santé, d’éducation…), pour tous les citoyens et/ou les résidents, et parfois pour tous les demandeurs (i.e. y compris les apatrides, réfugiés, sans-papiers…).

Les premières lois d’assurance sociale couvraient les accidents du travail (Algérie 1919, Tunisie 1921, Maroc 1927, Egypte 1936, Liban 1943, Syrie 1946), mais des dispositifs partiels, couvrant plusieurs types de risques et fondés sur le principe des assurances sociales sont parfois nés bien avant. Dans les années 1940, le Liban, l’Algérie, la Tunisie et le Maroc promulguèrent des lois sur les allocations familiales (AISS 2002-2003). Les restrictions sont diverses : conditions de ressources, plafonnement du nombre d’enfants, exclusion de certaines professions, durée des prestations. En Tunisie, les allocations régressent avec le nombre d’enfants, et sont plafonnées à trois, devenant ainsi un instrument de la politique de limitation des naissances (Chaabane 2002).

Les années 1950 virent le démarrage des lois instaurant l’assurance maladie et maternité (Algérie 1949, Egypte 1959). Elles s’adressent aux employés du secteur public, aux membres de l’armée et, dans certains pays, aux travailleurs formels du secteur privé, à travers des caisses d’assurance sociale. Partout, les systèmes d’assurance de santé pourvoient une couverture limitée en termes de prise en charge des dépenses effectives de santé puisque, si l’offre publique de soins était réputée gratuite jusqu’aux années récentes, mais qu’une part importante des dépenses d’examens, de consommables et de médicaments restait à la charge des patients, et les revenus de remplacement sont soit inexistants, soit, dans les pays qui en versent145, souvent insignifiants. Il en résulte que le système public est régressif : plus les ménages sont pauvres, plus la part des soins de

santé qui reste à leur charge, est élevée. Certains pays versent des revenus de remplacement en cas d’incapacité de travailler.

Les dispositifs d’assurance chômage, longtemps inutiles, font aujourd’hui figure de luxe. Ils existent en Algérie (depuis 1994), en Egypte (1959), en Israël (1970) et en Tunisie (1982). Plafonnées, les allocations peuvent être versées pendant trois ans en Algérie, mais seulement 28 semaines en Egypte, et trois mois en Tunisie (AISS 2002 – 2003, Ruppert Bulmer 2002). La tendance est à développer des programmes de microcrédit destinés à favoriser la création de petites entreprises par les chômeurs. Le cas tunisien est particulier, tant le volontarisme politique contribua à une extension infaillible de la couverture sociale, aboutissant à une couverture remarquable, quoique aujourd’hui elle aussi fragilisée par le recul du salariat formel, l’informalisation et le chômage146.

Les systèmes de pensions (vieillesse, handicap, décès) furent légalement codifiés à la même époque (Algérie 1949, Egypte 1950, Libye 1957, Maroc 1959, Syrie 1959 et Tunisie 1960 ; la Jordanie plus tard : 1978. Le Liban n’a pas de système de pensions par répartition). Les systèmes de pension ne couvrent que de 5 à 10% de la population âgée (Robalino 2005) mais sont considérés comme relativement généreux par la Banque mondiale, du fait que les taux de remplacement sont généralement élevés et les possibilités de retraite anticipée souples. Toutefois, les taux de remplacement sont calculés en fonction du salaire de base, qui ne comprend pas les primes, et les pensions ne sont pas indexées sur l’inflation. Moins que dans d’autres régions du monde, les pays font face à un besoin urgent de réformer leurs systèmes pour des raisons d’insolvabilité financière. En outre, du fait que les populations sont relativement jeunes, il n’est pas encore nécessaire de retarder l’âge de la retraite. En revanche, l’on constate que certains pays permettent la perception de la pension à des âges relativement précoces, avec peu d’années de contribution et de faibles pénalités. Les femmes bénéficient souvent de clauses spéciales, qui tiennent compte de leurs responsabilités de mères de famille. Parfois, des dispositifs d’assistance complètent ceux d’assurance sociale, comme en Egypte pour les femmes de plus de 50 ans, dont on reconnaît qu’elles ont peu d’opportunités d’emploi. De cette façon, la lutte contre la pauvreté est coordonnée avec les objectifs de politique sociale. Une des raisons de la fragilité des systèmes de pension se trouve dans de forts taux de dépendance qui, s’ils sont considérablement moins élevés pour les personnes âgées que pour les jeunes, tendent à augmenter eux aussi. Alors que les taux d’accroissement de la population chutent dans la région, le rapport entre la population active et la population totale va s’accroître au cours de la prochaine décennie, et donc aussi le potentiel pour augmenter les contributions d’assurance sociale, pourvu que l’emploi formel puisse absorber les nouveaux entrants sur les marchés du travail. Quelle que soit l’étendue des protections garanties par le statut salarial formel, son extension réelle dans la population demeure faible. Les données disponibles sont peu précises sur le statut familial des assurés sociaux, les conditions d’accès aux droits (durée de cotisation, restrictions…) et la valeur réelle des prestations. Les taux de couverture de

146 [108]- DESTREMAU, Blandine, 2008 : “La protection sociale en Tunisie : nature et cohérence de l’intervention publique”, in M. Catusse et B. Destremau (eds.) : rapport des projets de recherche « L’Action publique face aux « débordements » du social au Maghreb : réguler le moins d’Etat », programme FSP, et « La protection sociale dans les pays du Maghreb », Ministère de l’Emploi, de la cohésion sociale et du Logement, Ministère de la Santé et de la Solidarité, DREES/MiRe, à paraître dans un ouvrage collectif.

[95]- DESTREMAU, Blandine, 2006 : “La extensiòn de la protecciòn social en Tùnez : lecciones de un èxito”, Crecimiento, equidad y cuidadanìa, hacìa un nuevo sistema de protecciòn social, colecciòn Estudios sobre protecciòn social, tomo 2, Universidad Nacional de Colombia, 2006, pp. 628-656.

l’assurance sociale (il s’agit essentiellement de pensions) varient selon les pays de 8% à 87% de la population active, et sont en moyenne, pour l’ensemble de la région, de 34%. Pour l’ensemble de la région, de 18% à 34% de la population en âge de travailler contribue aux caisses de pension à la fin des années 1990 (Robalino 2005). Selon les situations, on peut considérer que la protection sociale formelle représente un privilège de quelques-uns ou que la non-protection résulte d’exclusions explicites ou de fait. En 1995, au Maroc, moins de 20% des actifs cotisaient à une caisse de retraite, et seuls 17,2% des plus de 60 ans percevaient une pension de retraite. En Jordanie, en 1996, 27,1% des actifs cotisaient, et la moitié en Egypte. En Israël, en revanche, en 1993, 100% des actifs cotisaient, et 79,4% des plus de 60 ans percevaient une pension (Gillion et alli 2000). En Syrie, à peine un tiers de la population active est formellement salarié (Boissière 2005). Par ailleurs, l’affiliation des travailleurs indépendants et agricoles demeure largement embryonnaire. Au Maroc, le système de protection sociale publique est, à bien des égards, élitiste, pyramidal et centré sur la protection des salariés urbains du secteur public. Moins de deux tiers des salariés privés déclarés sont affiliés à un système de sécurité sociale, au point que la majorité de la population marocaine n’est pas couverte par ce système, et où près des trois quarts des actifs sont sans couverture médicale et sans retraite (Catusse 2005).

La Tunisie, sur laquelle j’ai rédigé une longue monographie147, est fréquemment présentée comme un cas exemplaire d’universalisation de la protection sociale par l’extension de la couverture de la sécurité sociale contributive obligatoire à l’ensemble des catégories socioprofessionnelles. Depuis sa genèse en 1898, pendant le protectorat français, dont les initiatives et le modèle ont façonné l’ensemble du système, la sécurité sociale tunisienne n’a cessé de s’étendre à de nouvelles catégories de travailleurs. En 2004, le taux de couverture légale (déclarés / assujettis) est estimé à 87,4%, le taux de couverture de la population active occupée à 76,9%, et celui des la population active à environ les deux-tiers (Safi 2007). Ce taux a encore progressé depuis la promulgation de la loi de 2002, qui concerne les catégories marginales que le système n’était pas encore parvenu à toucher.

Cette trajectoire s’explique parla progression de la couverture légale, c’est-à-dire la promulgation de lois et l’instauration de principes d’organisation pour le recouvrement des cotisations et la fourniture de prestations adaptées, ainsi que par l’adoption légale de mesures de sanctions, pénales et civiles, dissuasives pour ceux qui méconnaissent la loi. De nombreux moyens ont été déployés dans ce sens par la puissante CNSS : création d’un corps d’inspecteurs du travail et de contrôleurs de la sécurité sociale, mise en place de contrôles et de sanctions dans le secteur privé dit « organisé », regroupement des informations afin de lutter contre la sous-déclaration des employeurs, lancement de vastes campagnes d’incitation, jouant sur l’évolution des mentalités et l’effet d’exemple… Les chiffres disponibles montrent que la couverture effective de la sécurité sociale tunisienne demeure toutefois fort inégale : rapportée au nombre des assujettis, l’affiliation est de 100% pour le secteur public, et proche de l’universalité pour les salariés non agricoles. Elle est toutefois environ de la moitié seulement pour les salariés agricoles (loi de 1981) et les indépendants (loi de 1995) Et elle est bien plus basse encore pour les

147 [108]- DESTREMAU, Blandine, 2008 : “La protection sociale en Tunisie : nature et cohérence de l’intervention publique”, in M. Catusse et B. Destremau (eds.) : rapport des projets de recherche L’Action publique face aux « débordements » du social au Maghreb : réguler le moins d’Etat, programme FSP, et La protection sociale dans les pays du Maghreb, Ministère de l’Emploi, de la cohésion sociale et du Logement, Ministère de la Santé et de la Solidarité, DREES/MiRe, à paraître dans un ouvrage collectif.

salariés de petites exploitations agricoles et pêcheurs employés, ainsi que pour les catégories « loi 2002 », dont l’inclusion est certes très récente : 10% environ (Cherif et Essoussi 2004 ; Chaabane 2003). Le faible taux de recouvrement des travailleurs agricoles a pour cause, entre autres, la loi de 1981. En application des articles 11 à 13 de ladite, l’employeur déclare les salariés qui sont susceptibles de bénéficier des prestations de la sécurité sociale sachant qu’un trimestre n’est comptabilisé au profit du salarié que si le nombre des jours travaillés est au moins égal à 45 jours. Aussi les salariés du secteur agricole (sauf si l’entreprise emploie au moins 30 salariés permanent) ne bénéficient pas des allocations familiales ni de la majoration pour salaire unique. Or l’activité agricole tunisienne est dans sa majorité saisonnière, l’emploi y est essentiellement féminin, et les femmes tendent à être moins revendicatrices de leurs droits (Safi 2007). Ce n’est là qu’une des illustrations des nombreux mécanismes d’exclusion à l’œuvre au sein des dispositifs.

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