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Emploi des femmes et informalisation

Chapitre III : Politiques sociales, travail et citoyenneté dans le monde

21- Emploi des femmes et informalisation

Les taux d’activités féminins croissent rapidement dans les pays arabes, mais demeurent bien inférieurs à ceux des hommes, et à ceux d’autres régions du monde. En une ou deux générations, les taux d’activité ont plus que doublé dans certains pays, ce qui représente une transformation sociale considérable. La part moyenne des femmes dans la population active atteint 27% entre 2000 et 2005 (25% pendant le précédent quinquennat), et elles représentent 36% des nouveaux entrants sur le marché du travail (contre 32% la période précédente ; ILO 2005, The World Bank 2007).

Table 1. Taux d’activité féminine dans les pays arabes

1990 2000 2005

Pauvre en ressources, travail abondant 26 24 25

Egypte 28 21 22

Tunisie 22 27 31

Liban 34 33 36

Maroc 26 29 29

Jordanie 19 26 29

Riche en ressources, travail abondant 23 31 36

Algérie 24 33 38

Yémen 29 29 31

Iraq 16 20 21

Syrie 30 36 40

Iran 22 33 41

Riche en ressources, importateur de travail 19 23 26

Arabie Saoudite 16 17 18 UAE 26 36 39 Oman 16 21 24 Qatar 30 34 37 Kuwait 36 45 50 Bahreïn 29 31 31 Libye 20 28 34 ANMO 24 28 31

Source: The World Bank 2007, Staff estimates based on ILO 2005

Note: ces données sont significativement différentes de celles présentées par Robalino 2005 p. 184. Les chiffres présentés sur le tableau ci-dessus sont toutefois pleins d’incertitudes, et devraient certainement être revus à la hausse, si un certain nombre d’activités, en particulier celles exercées dans le cadre du foyer, devaient y être intégrées. Les enquêtes sur les emplois du temps de femmes tendent en effet à montrer que les sources statistiques sous-estiment la contribution économique des femmes arabes. Philippe Fargues (2003) souligne d’ailleurs que les publications internationales ont sensiblement réévalué, sans que l’on sache sur quelle base, les taux d’activité féminine fournis par les derniers recensements nationaux. La contradiction entre l’intention de saisir les formes d’activité informelle des femmes, d’un côté, et l’inadéquation des outils statistiques mobilisés pour le faire, de l’autre, a constitué le cœur des débats qui ont animé le séminaire organisé par le BIT autour du projet de recherche sur l’économie féminine informelle et j’en ai moi-même fait le constat lors de mes travaux de terrain. Un certain nombre de biais reflètent et contribuent à reproduire la faible reconnaissance du travail des femmes, et ainsi leur faible valeur sociale, et par la suite économique. D’un côté, en effet, le terme de « travail » possède de multiples traductions en arabe, qui désignent certains une simple activité laborieuse, d’autres un emploi salarié, d’autres encore une

tâche rémunérée ponctuelle, etc., et maintes occupations féminines, quoique génératrices de revenu, n’ont pas le statut de « travail ». Les catégories de travail et non-travail sont définies pour exclure les activités domestiques, alors qu’elles intègrent souvent une partie de production marchande, alors non reconnue152. En outre, les termes usités pour désigner le travail en arabe, et même selon les dialectes, ne recoupent pas les frontières des catégories statistiques internationales occidentalo-centrées, ce qui conduit à des malentendus souvent insoupçonnés entre enquêteurs et répondants.

Par ailleurs, lors de la collecte des données, les pères et maris sont ceux qui répondent généralement aux enquêteurs. Or il semble que, peut-être influencés par les termes employés par les enquêteurs, mais aussi par leurs propres représentations, ils ont tendance à entériner une définition du travail qui correspondent soit une définition salariale stable, soit une valorisation de l’entrepreneuriat installé dans l’espace public, et donc plutôt masculin. Ajoutons que, dans la plupart des systèmes de valeurs sociales, il est dégradant pour un homme de ne pas parvenir à entretenir sa famille : plusieurs histoires racontées par des enquêteurs soulignent une tendance à nier le fait que l’épouse « travaille », a fortiori dans des activités peu valorisées et surtout devant un étranger. On peut en revanche s’étonner que le pourcentage de femmes actives soit si élevé dans les pays du Golfe. Il semblerait que la raison en est que les femmes migrantes, dont le taux d’activité est proche de 100%, sont comptabilisées dans la moyenne, avec les femmes « nationales », dont le taux d’activité est bien plus bas.

La taille importante des secteurs publics dans le monde arabe possède un effet de genre important. La croissance du taux d’activité des femmes est pour une bonne part imputable à l’expansion des possibilités d’acquérir un niveau d’éducation et de qualification, et à l’emploi des femmes qualifiées nationales mais aussi étrangères dans les secteurs publics scolaires, universitaires et de santé en expansion pendant les décennies de fort développement des services publics. Les femmes y étaient attirées par la sécurité de l’emploi, le fait qu’elles y faisaient face à une moindre discrimination (reconnaissance des compétences, niveaux de rémunération) que dans le secteur privé, que les horaires de travail y étaient moins pénibles, qu’elles pouvaient y bénéficier de pensions de retraite anticipées (parfois après huit ou dix ans de cotisation seulement), de congés de maternité, parfois de solutions de garde pour leurs enfants, ce qui permettait un aménagement peu contradictoire entre leur rôle d’épouse et de mère et leur statut d’employée.

En 1996, dans l’ensemble de la région, plus de 35% des femmes actives et employées le sont encore dans le secteur public, en réduction marquée par rapport à 1987, lorsqu’elles étaient 51% (The World Bank 2004 p. 4-77). Des pays sur lesquels les données sont disponibles (et comparables), l’Algérie est le pays où la concentration des femmes dans le secteur public est la plus forte (plus de 85% de l’emploi féminin total en 1990, en légère régression par rapport aux années 1980). En 1988, la Jordanie (54%) où le taux de participation féminine s'est multiplié par plus de trois entre 1984 et 1996, et l’Egypte (66%) se distinguent elles aussi par de fortes concentrations qui tendent à décroître au cours des années suivantes (57% en 1998 pour l’Egypte). En Syrie, cette proportion est de 42% dans les années 1990, mais elle n’est que d’environ 20% en Tunisie et dans les Territoires palestiniens, de 14% au Liban, et de 7% au Maroc, ce qui corrobore la

152 Certains pays ont cependant essayé de développer des outils de collecte de données qui permettent de saisir l’économie informelle dans ses différentes formes, et en particulier féminine : la Palestine, dans laquelle les innovations méthodologiques sont à la mesure de la volonté de rendre compte des effets de l’occupation, et la Tunisie, un des laboratoires de travaux sur l’informel, impulsés et conduits notamment par Jacques Charmes.

moindre place de l’Etat social. Dans la plupart des pays, elle tend à baisser au cours de la décennie 1990, soit à cause d’une croissance plus forte dans le secteur privé, soit en raison d’une déféminisation générale de la population active, comme en Egypte.

L’accroissement de l’activité des femmes n’est pas uniquement le produit des progrès de l’éducation. De plus en plus, il résulte de facteurs économiques : chômage des hommes, perte de valeur des revenus publics, contraction des revenus migratoires font que les hommes dépendent de plus en plus du travail des femmes. Il continue pourtant d’exister un écart significatif entre le taux d’activité des femmes mariées et des célibataires153, qui indique qu’il n’est pas encore tout à fait toléré pour une femme mariée d’avoir une activité professionnelle hors du foyer. Les patrons du secteur privé jouent le jeu : ils tendent à encourager les femmes à quitter leur emploi lorsqu’elles se marient ou tombent enceintes, pour respecter la coutume, mais aussi pour éviter de devoir tolérer des absences pour maladie d’enfant ou priorité familiale. En Palestine, ce que j’ai ressenti de mes entretiens avec des patrons qui embauchaient essentiellement des femmes était qu’ils « laissaient la place » au mari, comme s’il ne pouvait y avoir deux tutelles sur une femme, que son autorité de patron se heurterait forcément à celle du mari. Et, de fait, ce dernier peut ne pas accepter qu’un autre ordre que le sien (celui de l’entreprise) régisse les allées et venues de son épouse et « qu’on dise » qu’il ne la contrôle pas. Cette permanence contribue au retard dans l’âge du mariage, mais cède peu à peu devant l’appauvrissement des ménages, qui fait de nécessité vertu : le second salaire que rapportent les femmes ne peut plus être considéré comme de l’argent de poche (ainsi qu’on me le disait dans les années 1995).

L’emploi privé croît trop peu rapidement pour absorber les nouvelles actives, ou les chômeuses, surtout dans un contexte de discrimination et de contraintes culturelles souligné plus haut pour la plupart des pays. En effet, les secteurs « capitalistes » occupent une part faible de la population active locale dans la plupart des pays arabes et les femmes y représentent une part minoritaire. Si les entreprises industrielles d’Etat ont bien embauché des femmes « du pays », tant les normes légales que, plus encore parfois, les normes sociales et culturelles (absences pour maladies d’enfants, congés de maternité, cessation d’activité lors du mariage ou de la première grossesse, faible pénibilité des tâches requises…) imposent aux entrepreneurs privés des contraintes qu’ils tendent à contourner en ayant recours à des femmes étrangères, déliées de la tutelle de leur mari ou père, même si elles sont arabes, dès lors qu’elles migrent. Ceci est moins vrai dans les pays du Maghreb, ou en Egypte, dans lesquels le salariat privé et l’industrie intensive en travail (masculin et féminin) sont plus répandus que dans les pays du Moyen-Orient ou dans la péninsule154. Dans ces derniers, c’est avant tout en tant que main-d’œuvre étrangère que les femmes salariées sont soumises à des conditions de travail parfois très pénibles, en dehors de toute protection légale ou sociale, et reçoivent de faibles rémunérations : ouvrières agricoles, employées d’hôtel, employées domestiques… Il demeure qu’on peut aussi considérer que les femmes arabes ont été, plus que d’autres (en Asie, Amérique latine), protégées contre l’intégration brutale dans une force de travail exploitée par les investissements internationaux dans des emplois difficiles, dangereux, peu protégés et faiblement payés. Dans certains pays, on observe une remasculinisation

153 Pour l’ensemble du monde arabe couvert par les enquêtes fécondité des années 1990, pour la tranche des 25-29 ans, le taux d’activité était de 31% pour les célibataires et de 18% pour les mariées (Fargues 2003 p. 2).

154 En Tunisie, par exemple, le développement des industries textiles a absorbé une main-d’œuvre féminine abondante (voir Destremau 2008 [108]).

de branches dans lesquelles les femmes s’étaient insérées, mais aux conditions de rémunération dévalorisées établies pour elles (Van Aken 2005).

Le recul de l’emploi public et la croissance trop faible de l’emploi privé affectent le taux de chômage déclaré155 des femmes : les plus éduquées sont aujourd’hui celles qui ont le plus de difficulté à intégrer le marché du travail (The World Bank 2007). Si d’un côté les vagues de femmes éduquées sortant des écoles et universités nationales ont pu peu à peu remplacer celles qui avaient été importées pour pourvoir les emplois de santé et d’éducation que requérait le développement des services publics, la contraction de dépenses publiques affectent fortement leurs débouchés. Ainsi, dans une famille (très) nombreuse de la bourgade yéménite où j’ai passé plusieurs années égrenées sur deux décennies, les filles aînées ont poussé assez loin leurs études supérieures. Mais elles ont dû mettre en péril leurs chances de se marier : si le fiancé acceptait d’attendre la fin de leur cursus, les familles respectives craignaient de voir passer leur chance. Et si ces filles ont bien trouvé un emploi public qui correspondait à leur formation, celui-ci s’est fait attendre, et le salaire n’est pas à la hauteur des ambitions : il ne les fera pas significativement changer de mode de vie et vivre une rupture de mobilité ascendante par rapport à leurs parents. La quatrième fille, du coup, s’est vue mariée à quatorze ans : trop d’incertitudes pesaient sur une voie professionnelle,

D’un autre côté, les femmes qualifiées font face à des difficultés à s’intégrer dans le secteur privé, en raison des barrières discriminatoires à l’entrée (qui alimentent le taux de chômage et le différentiel salarial), mais aussi du faible niveau de protection sociale qu’on leur offre, qui met en forte tension leurs fonctions familiales (CAWTAR 2001, Moghadam 2002). La proportion de femmes dans le chômage total varie de 25-35% en Algérie, au Maroc, au Bahreïn, à 20-25% en Jordanie, au Qatar, en Syrie et en Egypte, à 5-15% en Palestine, Tunisie, Yémen, et Liban, et moins dans les EAU et au Koweït156. Partout le taux de chômage des femmes tend à croître et est généralement plus élevé que celui des hommes, ce qui peut être entendu comme un indice de la croissance de la proportion de femmes éduquées qui cherchent un emploi157. Selon le BIT, deux femmes d’âge actif sur dix seulement sont employées dans le monde arabe, contre sept hommes sur dix.

Dans un contexte de croissance de la force de travail féminine de 5% par an en moyenne -une combinaison de celle des taux de participation, soutenus par la baisse des taux de fécondité, et de l’accroissement de la population en âge de travailler- les dynamiques sociales, démographiques et économiques ont un effet important sur l’informalisation du travail des femmes. Selon les données disponibles, plus de 40% de l’emploi féminin est informel en Algérie, Maroc, Tunisie, Egypte et Syrie (ILO 2002) et la tendance à l’informalisation a été plus accusée pour les femmes que pour les hommes, particulièrement celles avec un bas niveau d’éducation, les moins capables de briguer un emploi public. Les employeurs privés tendent à éviter d’appliquer les lois du travail envers les femmes, en particulier les congés de maternité.

155 Voir les réserves ci-dessus, en particulier dans le chapitre 1.

156 Je ne saurais suffisamment prévenir des risques de surinterprétation de ces taux, qui sont totalement construits par conventions administratives, selon les modes de récolte des données.

157 Et donc qui ne sont pas comptées comme inactives, bien qu’elles puissent être des « chercheurs d’emploi découragées » ou des travailleuses informelles.

Ici aussi, toutefois, on note un différentiel selon le niveau d’éducation : ce sont les femmes non éduquées, poussées par la pauvreté, qui sont les plus susceptibles de s’engager dans des activités de survie, précaires, non protégées, voire non reconnues : nettoyage, vente sur les marchés ou au porte-à-porte, petite production marchande à domicile, travaux de couture ou de montage en sous-traitance ou à façon. Ces activités, qui représentent le segment le moins valorisé de l’informel (parce qu’elles sont largement réservées aux femmes, qu’elles se distinguent peu de l’activité domestique, qu’elles sont considérées ne requérir aucune compétence ou qualification reconnue) sont aussi les moins bien rémunérées et les moins valorisées socialement. L’essor du nombre des ménages dirigés par des femmes situés sous le seuil de pauvreté atteste de ces tendances, de même que la forte proportion de pauvres qui appartiennent à des ménages de ce type. La confrontation d’études de cas de différents pays (Liban, Egypte, Tunisie, Yémen et Palestine), systématiquement conduite dans le cadre du projet de recherche du BIT cité ci-dessus, a mis au jour de fortes différences entre configurations nationales, et des relations diverses entre les processus d’appauvrissement, leurs dimensions de genre, et les activités socialement acceptables (ou non) pour des femmes de plus en plus sollicitées pour contribuer au revenu familial, mais pour autant peu reconnues comme travailleuses. En Tunisie, l’informel féminin est plutôt le produit de la flexibilisation du marché du travail salarié. Au Yémen, il se love dans les anciennes relations de dépendance sociale ou le travail à façon du souk et croît dans les interstices de l’urbanisation (petit commerce, emploi domestique, mendicité, couture à façon, fabrication de pain…). En Palestine, le développement d’activités de survie (qu’il est presque fallacieux de qualifier d’informelles, tant le formel est fantomatique) s’inscrit dans le cadre d’une occupation qui a fait se succéder une situation d’isolement draconien à celle qui prévalait jusqu’aux années 1990, de réserve de main-d’œuvre pour Israël. Au Liban, c’est avant tout de débrouille de ménages appauvris par les années de guerre, déplacés ou privés de moyens de survie (terres, boutique, emploi) qu’il s’agit. L’Egypte est plus proche, probablement, de nos représentations de l’informel dans les pays en développement : surpopulation, pauvreté endémique, très faibles salaires et pensions y alimentent un « secteur » de petits boulots, commerce de rue, petits services à la personne, petite production marchande. Les études réalisées sur l’économie informelle dans le monde arabe sont confrontées, comme partout, à la malléabilité de la notion qui se situe au croisement de définitions normatives et du sens commun. En outre, les enquêtes saisissent mal l’activité féminine informelle lorsque la frontière entre activités domestiques non marchandes et marchandes est peu visible. Ceci est d’autant plus le cas dans cette région que les normes de comportement exigées de nombreuses femmes (plus ou moins selon les pays, et plus parmi les couches populaires urbaines qu’à l’égard des femmes éduquées ou des paysannes) continuent à vouloir limiter leurs sorties du foyer. Les femmes pauvres sont donc incitées à trouver des moyens de survie qu’elles peuvent exercer dans le cadre domestique, que la rigidité des normes statistiques permet mal de comptabiliser, et non dans un cadre extérieur. En cela la région arabe n’est pas à proprement parler spécifique, au regard d’autres régions du monde, mais elle se distingue probablement par une résistance au changement que le modèle de la « famille arabe », analysé par les démographes, a permis.

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