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Femmes, travail et politiques sociales : une « question » spécifique » au monde

Chapitre III : Politiques sociales, travail et citoyenneté dans le monde

2- Femmes, travail et politiques sociales : une « question » spécifique » au monde

Il semble faire partie de la « sagesse commune » que les femmes dans le monde arabe sont opprimées, mères de nombreux enfants, maintenues dans l’espace domestique et soumises à la férule d’un patriarcat rigide, encore renforcé par la montée de l’islamisme. Les lois et normes coutumières qui y régissent l’institution matrimoniale et familiale semblent avoir échappé aux influences extérieures, voire à celles du temps, pour entretenir l’image d’une grande stabilité. Toutefois, les données statistiques et les enquêtes sociologiques projettent une tout autre réalité : celle d’évolutions radicales, d’un profond bouleversement des anciennes configurations, et de trajectoires différenciées. En entrant dans la question du genre par le travail et les politiques sociales, mon objet est de montrer à quel point elle est centrale aux enjeux de transformation sociale, et se pose différemment dans divers contextes nationaux et dans des environnements de travail distincts. A quel point aussi les choses changent, dans le sillage des politiques de développement mises en œuvre dans les années 1960 et 1970, dans celui des restrictions imposées par les ajustements structurels, les crises économiques et parfois les conflits armés, et les récentes transformations des politiques sociales.

L’éducation a été un facteur fondamental dans les transformations démographiques151. « Autrefois, les élèves formaient une population essentiellement masculine (à peine une fille pour trois garçons dans les générations nées vers 1930), aujourd’hui, l’égalité est presque atteinte dans les enseignements primaire et secondaire (90 filles pour 100 garçons dans les générations nées vers 1980) et paraît en bonne voie à l’université (66 filles pour 100 garçons dans la génération 1970) » (Fargues 2003 p. 3). L’urbanisation et la tertiarisation des économies ont également contribué à une transformation « du rôle des femmes et de la place des enfants dans la famille et dans la société », malgré le déficit de libertés civiques et politiques et les freins à l’émancipation des femmes. Comme partout ailleurs dans le monde, ces « grandes mutations modernes » ont conduit à une baisse significative de la fécondité :

« L’indice de fécondité est de 3,4 enfants en moyenne par femme en 2000 dans l’ensemble des pays arabes. Ce nombre peut sembler élevé par rapport à la moyenne mondiale (2,7), mais il est faible comparé aux six à huit enfants qui étaient la norme dans la génération précédente. La fécondité a donc beaucoup diminué. En comparaison avec les pays d'Asie ou d'Amérique latine de même niveau de développement, la baisse a débuté plus tard dans le monde arabe, mais une fois amorcée, son déroulement a été plus rapide, si rapide que les annuaires internationaux, pris de vitesse, en donnent assez systématiquement des estimations supérieures à la réalité » (idem p. 1).

Le retard observé dans le monde arabe ne serait pas imputable au poids de l’Islam, qui freinerait le processus d’autonomisation des femmes et de progression des institutions civiques, comme le démontrent les exemples de l’Iran et de l’Algérie où la fécondité s’est effondrée alors que l’emprise de l’Islam y était forte. Il serait dû au poids des revenus pétroliers dans les économies de ces pays, perçus directement ou indirectement. Ces revenus ont permis aux gouvernements arabes de financer de très significatives politiques de développement et de subventionnement de la consommation, comme on l’a vu dans le chapitre I et qui ont joué en faveur d’une baisse de la fécondité. Toutefois, en abaissant le coût de l’enfant et en soutenant économiquement le modèle familial à un revenu, ils ont aussi produit un effet contraire : celui de renforcer le modèle de la femme au foyer, mère de nombreux enfants. Ainsi, remarque Philippe Fargues, « par le double biais de l’abaissement des coûts de la fécondité et du confinement de la femme au foyer, la rente pétrolière favorisait une fécondité haute. En quelque sorte, la rente « produisait » de la population ». Toutefois, continue t-il :

« la crise pétrolière commencée au milieu des années 1980 mit fin à ce mécanisme. La chute du prix du pétrole entraîna celle de la rente et tous les États, à l’exception des principautés du Golfe, adoptèrent bientôt des programmes de réforme économique dont les familles firent les frais. L’âge au mariage s’éleva, la tendance étant accentuée par l’habitude prise au temps de l’euphorie pétrolière de réunir une dot substantielle afin de se marier, que le prétendant mettait désormais de nombreuses années à réunir. Une fois marié, le couple mit moins d’enfants au monde, car les aspirations qu’il avait appris à nourrir pour eux durant la période précédente étaient entrées dans les mœurs tandis que le coût de la vie ne cessait de renchérir. La succession de ces périodes économiques creusa un fossé entre les générations : les enfants de l’État providence et ceux de l’ajustement structurel » (idem p. 2).

Les familles nucléaires deviennent la règle parmi les couches moyennes urbaines, dans lesquelles la double activité se banalise.

151 Je me fonde ici essentiellement sur les écrits de Philippe Fargues (2000 et 2003), sur un ouvrage édité par Nicholas Hopkins (2001) et sur diverses publications d’organisations internationales référencées dans les textes.

Les changements sont profonds et rapides : l’âge du mariage a reculé de plus de cinq ans en moyenne d’une génération à l’autre, sous l’effet conjugué de la prolongation des études et de la progression de l’activité professionnelle, encore souvent considérée comme difficilement compatible avec une vie conjugale, lorsqu’elle est menée à l’extérieur du foyer. Une catégorie de femmes célibataires apparaît dans les statistiques, et dans la vie sociale, surtout parmi les femmes professionnelles ; mais « ce nouveau groupe n’a pas encore trouvé sa place véritable dans la société, et encore moins conquis sa reconnaissance par le droit. » (Idem p. 2). Il prend toutefois des proportions importantes : au Liban, à la fin des années 1990, un cinquième des femmes de 35 à 39 ans est célibataire, et ne se marieront probablement jamais (Roudi-Fahimi et Mederios Kent 2008). De plus en plus de femmes sont mariées avec des hommes plus jeunes qu’elles, phénomène autrefois très marginal et qui s’explique par les contraintes du marché matrimonial : les hommes jeunes pallient ainsi leur difficulté à rassembler les moyens matériels du mariage et les femmes relativement âgées, célibataires, veuves ou divorcées, « s’offrent » ainsi un compagnon de vie. Et dans une proportion non négligeable de mariages, les épouses sont plus éduquées que leur mari, souvent de plusieurs années de scolarité (Hopkins ed. 2001). Philippe Fargues (2003) souligne que les écarts entre le droit et les pratiques réelles se creusent dans le monde arabe : le dépassement des pères par les filles du point de vue du niveau d’instruction met au défi l’ordre patriarcal et la dépendance d’une part croissante de maris à l’égard du travail de leur épouse les conduit à « ne pas user des prérogatives que leur donne le droit pour limiter les mouvements de celle qui soutient la famille » (p. 4).

Comme on le verra dans cette section, toutefois, ces transformations ont un rythme, une ampleur et des effets inégaux, non seulement d’un pays à l’autre, mais aussi d’une classe sociale à l’autre, entre population urbaine et rurale, entre anciens citoyens et nouveaux résidents, migrants, réfugiés… Peu de femmes participent au pouvoir et à la représentation politique, aux mouvements organisés et aux cercles de décision. Les structures de classes interagissent avec les écarts de genre pour renforcer les lignes de pouvoir et de domination ; les organisations de femmes reposent avant tout sur la participation de femmes originaires des couches aisées ou moyennes de la population, qui ne sont pas toujours sensibles aux problèmes que peuvent rencontrer celles des milieux plus modestes, ou marginalisés. De surcroît, la famille demeure l’unité sociale investie du pouvoir, aux niveaux micro et macro, et tend à résister aux changements impulsés selon des critères de genre (bien que de façon très inégale selon les pays et milieux sociaux), ce qui a des conséquences sur la difficulté des femmes à participer à la population active de façon gratifiante (personnellement et financièrement).

Les transformations sociales et économiques ont aussi comme résultat l’augmentation de la proportion de femmes seules, avec ou sans enfants à charge, au point où les mécanismes de solidarité familiale, en principe en charge de leur entretien, n’y parviennent plus, voire sont écartés par des femmes qui rejettent leur tutelle contraignante. Dans un contexte de réduction de la fertilité et de vieillissement de la population, auxquels s’ajoutent l’augmentation du chômage, la crise du logement, et l’ensemble des dynamiques de modernisation, l’idéal de la famille étendue, multi-générationnelle et solidaire, s’effrite. Les femmes sont plus que les hommes victimes de ces évolutions ; de plus en plus de femmes vivent sans soutien masculin, pas tant dans une trajectoire d’émancipation qu’enfoncées dans la solitude, la pauvreté et l’isolement. Ce sont elles aussi qui subissent le plus fortement la tension entre aspirations et nécessité,

d’un côté, et représentations et pression sociales, de l’autre. Mais ces transformations engendrent aussi des espaces d’autonomie et d’individualisation.

Les pages qui suivent procèdent de longues années d’observation et de recherche mais aussi de travaux réalisés avec le BIT au cours des dernières années. J’essaierai de construire une analyse dynamique entre perspectives normatives et considérations sur le genre, et de dépasser les généralisations régionales pour réfléchir aux trajectoires différenciées.

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