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Chômage et appauvrissement des couches moyennes

Chapitre I - La lutte contre la pauvreté, ou la moralisation de l’ordre

14- Chômage et appauvrissement des couches moyennes

Les dynamiques articulant fonctionnement des marchés du travail, chômage et appauvrissement, activités informelles et migrations, ont fait l’objet d’un nombre important de travaux universitaires et institutionnels, et j’y ai moi-même consacré une partie importante de mes recherches, dans le cadre de programmes collectifs ou au titre de missions d’expertise. Je bénéficie en effet dans ce domaine du recul de deux décennies (puisque mon mémoire de DEA portait déjà sur les migrations82), tant en en matière de connaissances empiriques que des termes et catégories mobilisés pour les analyser. La réduction des dépenses publiques et les privatisations se traduisent par un ralentissement de la croissance de l'emploi public dans la plupart des pays même si certains États ont, dans les premières années de crise, continué à absorber une part importante des demandeurs d'emploi. Or les opportunités migratoires ne cessent de chuter depuis la moitié des années 1980, et le secteur privé, défavorisé par les orientations de politiques économiques depuis les années 1960, n’a pas engendré assez d’emploi pour absorber les nouveaux actifs. C’est que l’offre de travail -la demande d’emploi- augmente

81 Notamment parce que la pauvreté y est moins dramatique, la proportion d’enfants recensés comme travaillant est beaucoup plus faible dans la région ANMO qu’ailleurs : 4%, contre le double en Amérique latine + Caraïbes et en Asie de l’Est et Pacifique, près de quatre fois moins qu’en Asie du sud, et 5 fois moins qu’en Afrique. Officiellement, un enfant sur 10 travaille en Egypte, et un sur vingt en Syrie. Les données du BIT (ILO 2000) montrent une réduction radicale du travail des enfants depuis 1980.

82 [1]- DESTREMAU, Blandine, 1985 : “Migrations et mobilité internationale de la force de travail : le cas de la République Arabe du Yémen”, Mémoire de Diplôme d’Etudes Approfondies en Socio-Economie du Développement (option Economie), obtenu en mai 1985 à l'Université Paris I (IEDES).

à un rythme croissant. Elle est alimentée par un taux moyen de croissance de la population active considérable, et qui ne cesse de s’élever depuis les années 1960. Alors qu’il se situait aux alentours de 2%, il atteint aujourd’hui 3,6% par an en moyenne, le plus haut niveau mondial. Cette dynamique est tout d’abord nourrie par la croissance démographique, qui demeure élevée malgré une réduction importante des taux de fertilité83. Plusieurs effets de structure jouent ensuite dans le même sens. En effet, en raison du faible taux d’activité des femmes hors secteur agricole et du poids démographique des moins de 14 ans, le taux moyen de participation à la population active est resté le plus faible du monde, loin derrière les autres grandes régions : 33% du total (contre 47% pour l’ensemble des PED), ou 57% de la population en âge de travailler en 1996. Mais il augmente depuis le début des années 1990, après deux décennies de stabilité. En effet, d’une part, les générations nombreuses84 parviennent à l’âge de travailler et arrivent sur le marché du travail : d’autre part, le taux de participation des femmes à la population active augmente ; c’est l’une des tendances marquantes et continue des dernières décennies, surtout parmi les 15-29 ans (ILO 2000a, The World Bank 2004).

Il n’est pas surprenant qu’une telle configuration du marché du travail débouche sur un chômage important, qui reflète l’écart entre la croissance de la population active et la création d’emplois ainsi que les cloisonnements de ce marché, et ses modes de gestion. La crise est intimement liée à la remise en cause du modèle salarial et à l’affaiblissement de la capacité de l’emploi public à procurer des formes de sécurité d’existence, non seulement comme horizon, mais aussi comme partie des stratégies familiales qui visent à faire accéder un de leurs membres à cette forme de sécurité, dont le reste du groupe peut bénéficier à divers titres (pensions, intermédiation, coopératives de consommation, crédit…). Le chômage des travailleurs nationaux -et les tendances à leur appauvrissement- en hausse depuis le milieu des années 1980 dans la plupart des pays de la région, constituent l'une des plus claires manifestations de l'incapacité des modes rentiers de répartition à continuer à assurer le bien-être de tous.

Le terme de chômage serait ici à mettre en guillemets : il faudrait plutôt parler de perte de moyen d'accès, ou d'incapacité d'accès, à la forme de distribution de la rente que constitue la détention d'un emploi -public en général- qui contraint à trouver soit un véritable emploi, autrement dit une rémunération, soit un autre moyen de se procurer des fragments de rente. Les tentatives de décloisonnement de marchés du travail hautement segmentés pendant l’âge d’or de la rente, et l’instauration d’une plus grande perméabilité entre secteurs d’emploi, notamment par le mot d'ordre de « nationalisation » qui gagne tous les pays de la région, semblent encore impuissantes à dépolitiser, déclientéliser, les relations salariales. Le segment « privilégié » de la force de travail résiste à rejoindre la cohorte des travailleurs précaires, malgré un chômage croissant.

Aujourd’hui, la région ANMO connaît les taux de chômage les plus élevés au monde. Le chômage affecte les jeunes deux fois plus en moyenne que les autres groupes d’âge. Il est l’une des manifestations de leur difficulté d’insertion sur le marché du travail, et de la précarité de leurs modes de vie. Les jeunes femmes ont un taux de chômage supérieur de

83 La plupart des pays arabes traversent la seconde phase de la transition démographique et abordent la troisième. Après une chute rapide de la mortalité, alors que se maintenaient des taux élevés de natalité, ils voient récemment baisser leurs taux de natalité. Certains pays sont en avance sur ce schéma (Tunisie), d’autres tendent à maintenir de forts taux de natalité, et donc une croissance démographique importante.

50% environ à celui des jeunes hommes, en raison de l’accroissement de leur taux de participation. Ce « fait », que je discute ci-dessous en terme de construction statistique et sociale, est partiellement le résultat de ce que les démographes ont qualifié de youth bulge dans la structure de la population : l’arrivée à l’âge actif des couches nombreuses de la population, issues de la transition démographique, et plus largement l’émergence d’un « problème de la jeunesse », produit par une croissance sans précédent de cette catégorie démographique dans la population de la région (Assad et Roudi-Fahimi 2007). Bien évidemment, une telle situation entraîne des répercussions sociologiques et politiques non négligeables.

L'examen de la structure du chômage fait apparaître qu'il touche le plus durement les jeunes éduqués (niveau secondaire et supérieur): la première cause de chômage dans la région est l'incapacité des diplômés à obtenir des emplois publics de plus en plus rares (ERF 1996) : alors qu'ils étaient auparavant presque automatiquement absorbés par le secteur public, ces jeunes diplômés se retrouvent aujourd'hui en surnombre, avec des qualifications souvent redondantes et peu utiles pour le secteur privé (déficit de formations techniques et professionnelles). C’est ce qui est qualifié de « chômage du secteur public » ou « chômage institutionnel » : les chômeurs sont déboutés ou sur une liste d’attente de l’emploi public, qui résistent à faire leur deuil de leurs représentations à l’égard du salariat.

Il faut prendre en compte la sur-représentation statistique de ces catégories, plus susceptibles de s'enregistrer comme étant à la recherche d'un emploi, précisément parce qu'ils en attendent un de l'État, et plus aptes à correspondre aux définitions conventionnelles du chômage. Les catégories d’enregistrement au chômage collent particulièrement à la situation des diplômés : on peut dire qu’elles sont construites pour eux au sens où elles permettent de nommer et classer leurs attentes, notamment en matière d’emploi. Dit autrement, les diplômés sont probablement sur-représentés parmi les chômeurs parce qu’ils peuvent entrer dans les catégories qui le définissent. Mais aussi parce que les sans diplômes ont peut-être beaucoup moins à gagner à y être inscrits, alors même qu’ils ne peuvent se permettre une inactivité prolongée, et que l’assurance-chômage est quasi-inexistante.

Le processus de construction du problème public est indissociable de celui de construction de la catégorie en elle-même85. Il nous renseigne sur les relations et attentes qu’entretiennent États et diplômés, autant que sur les transformations socio-économiques qui touchent les uns et les autres. En effet, le chômage est vécu par les jeunes diplômés comme une forme de déclassement par rapport à leurs aînés, face à un État qui non seulement n’a plus les moyens de les employer ni de les protéger, mais leur demande de trouver les moyens de leur insertion économique. L’homogénéité du groupe « diplômés chômeurs » est ainsi construite par la catégorie elle-même alors que, dans les faits, la formation dite « supérieure » est hétérogène et renvoie à des niveaux et des spécialités qui ne rencontrent pas les mêmes difficultés d’insertion sur le marché du travail. Les dispositifs le reconnaissent puisqu’ils développent des programmes spécifiques à destination des diplômés de disciplines dites « difficiles à insérer ». Plus que d’une

85 C’est ce que nous avons montré dans le travail réalisé sur la protection sociale au Maghreb : [107]- DESTREMAU, Blandine, et CATUSSE, Myriam, 2008 (eds.) : « La protection sociale dans les pays du Maghreb », rapport du programme de recherche « La protection sociale dans les pays du Maghreb », DREES/MiRe, à paraître sous forme d’ouvrage. Les paragraphes qui suivent ont été pour partie rédigés à partir de la fiche de synthèse portant sur les diplômés chômeurs, et rédigée avec la collaboration de Delphine Cavallo. Voir aussi Tourné 2005.

identité de situation objective, la mise en cohérence du groupe relève davantage donc d’un imaginaire partagé, celui du rôle modernisateur et intégrateur de la classe moyenne, à laquelle les diplômés s’identifient naturellement. Les mobilisations des diplômés chômeurs ont aussi joué un rôle important dans la définition et la publicisation de leur situation, ainsi que la crainte que, déçus, ils ne constituent des clients idéaux pour les mouvements islamistes.

Au-delà d’un problème social, le chômage représente donc un défi politique. Les trajectoires individuelles et collectives des chômeurs reconnus concentrent les attentes et demandes des populations envers leurs États : l’éducation et la formation, l’insertion économique, la protection sociale, et plus largement un ensemble de droits sociaux collectifs desquels ils ne veulent être exclus. Qu’ils vivent leur situation comme une exclusion de droits fondamentaux, alors même qu’ils ont joué le jeu du développement économique par l’accroissement des qualifications, permet de comprendre pourquoi cette catégorie a pris une dimension politique. Les diplômés chômeurs constituent une cible importante, sinon essentielle, des différents programmes des politiques d’emploi. Plus que toute autre catégorie, isolée comme telle, ils font depuis quelques années l’objet d’une attention clairement affichée de la part des gouvernements et semblent détrôner les « nécessiteux » dans l’agenda de l’assistance sociale. Ils sont les principaux bénéficiaires de programmes de micro-crédit appelés à les transformer en entrepreneurs, à se tourner vers le secteur privé, à se prendre en charge, à renoncer à la culture du fonctionnariat. Il semble que les autorités publiques et certaines organisations internationales les érigent en exemple contraint de la conversion à un rapport libéral au travail. Existe pour eux une autre porte de sortie, celle de l’émigration ; si les diplômés ne sont plus protégés du chômage, ils ne sont pas non plus protégés de l’horizon étranger.

Mettre en relation chômage et pauvreté requiert un peu de circonspection. La grande pauvreté n’est généralement pas équivalente au chômage, et serait concentrée parmi les personnes globalement qualifiées de sous-employées, mal -ou non- comptabilisées. La relation entre chômage et appauvrissement, en revanche, est évidente. En effet, le chômage n'est généralement pas indemnisé, et le poids relativement faible, de la population active dans les pays arabes, corrélé au faible taux de participation des femmes et à la proportion des moins de 15 ans dans la population, implique un nombre important de dépendants pour chaque travailleur. Le ratio entre économiquement inactifs et actifs est l’un des plus élevés du monde, en raison de la structure des âges relativement jeune et du faible niveau de l’activité féminine. Pour le BIT (ILO 2000a), les seuls pays dans lesquels le taux de dépendance dépasse 2 (i.e. deux inactifs pour un actif), se trouvent dans la région arabe. Plusieurs personnes s'appauvrissent donc lorsque le principal soutien de famille devient chômeur, et perdent une stabilité de revenus qui peut les plonger dans la précarité et remettre en cause un mode de consommation (achats à crédit, décohabitation des jeunes ménages..). Il induit donc un processus de déclassement économique et social.

Ainsi, l'inquiétude soulevée par l'essor du chômage serait moins imputable à la hausse corrélée de la grande pauvreté qu'à l'appauvrissement des couches moyennes, socialement et politiquement déstabilisateur. S’y conjugue le fait que, afin de contenir la charge budgétaire qu’elles représentent, les rémunérations et pensions publiques n’ont pas été indexées sur les dévaluations monétaires et ont perdu de leur valeur réelle, parfois dans des proportions considérables. Par ce biais, et en raison du retrait de l’Etat d’autres dispositifs de soutien au pouvoir d’achat, le processus de dégradation des revenus et

d'appauvrissement de couches sociales auxquelles la période « rentière» avait assuré des revenus et un niveau de vie satisfaisant, le recul d'États omniprésents et relativement généreux, la paupérisation des villes... constituent une rupture déstabilisante, tant par rapport aux modes de reproduction sociale que dans la relation à l'État. Le salaire public tend à ne plus constituer qu'une faible partie du revenu familial, au profit de la pluri-activité du fonctionnaire ou des membres de son ménage. De plus en plus de fonctionnaires pratiquent un double, voire un triple emploi. Ou des membres de leurs familles s’engagent dans des activités informelles, en étant couverts par l’assurance sociale du cotisant. Retraités et pré-retraités sont également obligés de posséder d’autres sources de revenus que leurs maigres pensions. Les emplois publics continueraient pourtant à attirer les demandeurs d'emploi, ne serait-ce que du fait de leur stabilité, du respect des législations du travail et d'avantages non salariaux, parmi lesquels les contributions patronales à l’assurance sociale.

L’insuffisance d’emplois protégés, stables, offrant des perspectives de carrière, gonfle l’emploi instable et non protégé et le sous-emploi, visible ou invisible86. Comme on le verra dans le chapitre 3, la croissance de l’économie informelle est donc significative de la précarisation généralisée du travail, qui affecte le statut social des membres de la classe moyenne éduquée, contribuant à leur appauvrissement, à leur vulnérabilité, à leur déclassement, et à une perte de protection sociale associée précédemment à l’exercice d’une activité salariée. Sauf dans les pays du Golfe, le pouvoir d'achat des salaires et autres revenus ne cesse de s'éroder. La vulnérabilité gagne du terrain. De plus en plus d’individus se retrouvent face au marché (du travail et des biens) dotés d’une faible formation, logés dans de très mauvaises conditions, et démunis du capital social nécessaire pour s’intégrer dans des environnements urbains dont les périphéries ne cessent de se gonfler de nouveaux arrivants. Or les dispositifs institutionnels qui avaient limité cette vulnérabilité et contribué à ce qu’elle ne se transforme pas en pauvreté et en marginalisation sociale fonctionnent de moins en moins bien. Ainsi, pour la Banque mondiale (The World Bank 2004), il existe un fort risque qu’une portion considérable de la population soit précipitée dans la pauvreté87, et ceci est particulièrement problématique dans la région ANMO en raison des menaces sécuritaires qui pourraient en découler.

2- La lutte contre la pauvreté comme système international

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