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Etats rentiers, économies rentières : un paradigme sur mesure pour le Moyen-Orient

Chapitre I - La lutte contre la pauvreté, ou la moralisation de l’ordre

11- Etats rentiers, économies rentières : un paradigme sur mesure pour le Moyen-Orient

« L’âge d’or » de la rente qu'ont connu la plupart des économies du Moyen-Orient a précipité leur basculement vers une modernité dont les formes ont été affectées par ce mode d'insertion spécifique dans l'économie capitaliste internationale. Le concept de rente a fait l'objet d'un fort renouveau dans les études scientifiques à partir du boom pétrolier, lorsque des recettes immensément accrues transformaient de petits Etats désertiques en richissimes émirats. A la lumière de l'expérience pétrolière de la décennie d'abondance -celle des années 1975-1985- des économistes, mais aussi des politologues et sociologues, ont revisité un champ de réflexion ancré dans la théorie économique et dans l’histoire -le Dutch disease, les conséquences de l’arrivée massive d’or en Europe à la suite de la découverte de l’Amérique- et dont les avatars récents s'étaient limités, pour beaucoup, à des approches sectorielles : la dynamique des prix et des taux de change, et les « distorsions » des secteurs productifs et des marchés du travail. Se décalant de discussions sur la nature des revenus, les débats se centraient désormais sur les modalités d’absorption par l’économie de "ressources exogènes" quantitativement importantes et déconnectées de l'effort productif national : revenus d’exportation de produits miniers ou [32]- BOCCO Riccardo, DESTREMAU, Blandine et HANNOYER, Jean (eds.), 1997 : Palestine, Palestiniens. Territoire national, espaces communautaires, Centre d'Etudes et de Recherches sur le Moyen-Orient Contemporain (CERMOC), Beyrouth. [31]- DESTREMAU, Blandine et MANSOUR, Antoine : 1997 : Palestine-Israel : Subcontracting Relations in the Garment Industry, Palestine Economic Policy Research Institute, Jérusalem (en anglais et en arabe), 81p.

[26]- DESTREMAU, Blandine, 1995 : “Israël-Palestine : l'espace en miettes, ou l'appropriation identitaire du territoire” in : Monde Arabe Maghreb Machrek, n° 150, oct.-déc., pp. 3-18.

[25]- DESTREMAU, Blandine, 1995 : “Formes de mobilisation du travail et petite industrie dans les Territoires Palestiniens Occupés : le cas de la sous-traitance” in : L’Économie de la paix au Proche Orient, sous la direction de L. Blin et Ph. Fargues, Maisonneuve et Larose, CEDEJ, pp. 101-116.

[24]- DESTREMAU, Blandine, 1995 : “Perspectives des relations économiques israélo-palestiniennes et division industrielle du travail”, in : Cahiers du GREMAMO n° 13, pp. 111-128.

[22]- DESTREMAU, Blandine et COULAND, Jacques (eds.), 1995 : “Israël - Palestine. Quelle paix pour quel nouvel ordre régional ?” in : Cahiers du GREMAMO, n° 13.

primaires, mais aussi recettes financières, royalties, flux d’aide internationale, remises d’émigrés, etc. Par ailleurs, des approches sociopolitiques insistaient sur leurs modes de circulation, d’allocation et de perception, et les effets sociaux qu’ils engendraient.

Une économie devenait ainsi définie comme rentière lorsque l'existence d'importants revenus provenant de la sphère internationale, dont la valeur était déterminée par le jeu de positions de monopole ou d’influence, et excédentaires par rapport à la rémunération des facteurs de production nationaux, suscitait des mécanismes économiques (surévaluation du taux de change, concurrence par les importations de la production agricole et industrielle, chute de la production, migrations accélérées vers les villes…) et des comportements « rentiers » défavorables à l'orientation productive. Le principal enjeu politique et économique n’y serait pas l'efficacité de la production, mais le contrôle de la rente et de sa circulation. Les stratégies des acteurs consistaient à se placer dans le circuit de la rente, et non pas à participer à des activités de production efficientes.

Dès lors, un champ théorique s'est développé, qui analyse non seulement les équilibres et distorsions macro-économiques engendrées par ces situations particulières, mais aussi les transformations des structures et fonctions des institutions étatiques, l'effet des politiques distributives sur les stratifications en classes, la composition, la vitalité et le caractère politique des groupes entrepreneuriaux, ainsi que l'accumulation du capital dans le secteur privé. Le poids des diverses ressources exogènes et leurs modes d'appropriation ont influencé la création d'institutions et les relations Etat/société, engendrant un rôle spécifique des élites économiques et le développement d'une « bureaucratie nationaliste ». Dans le cas des Etats rentiers, c'est-à-dire dans le cas où l'Etat est l'agent central de captation et de distribution des ressources exogènes, la légitimité étatique tend à être « achetée » par la redistribution de la rente, sous forme de subventions, de la gratuité des services publics, de mesures protectionnistes, d'emplois réservés, de l'absence d'impôts… dont bénéficient les groupes sociaux « inclus »64.

La restriction de la participation, des libertés et droits politiques est en effet, contrebalancée par des politiques redistributives, assises sur une rhétorique du solidarisme et du nationalisme (Richards et Waterbury 1998), l’une et l’autre formant la base de légitimité des Etats. Ces « pactes » sont fréquemment fondés sur une approche populiste ou paternaliste de la politique, étayée par des politiques fortement interventionnistes -l’Etat intervient dans tous les secteurs sociaux et économiques. Partis politiques, syndicats et associations professionnelles permettent une large intégration dans les mouvements politiques nationalistes et servent de base à la régulation de l’emploi, tout en consolidant la prise de pouvoir par de nouvelles élites, dont l’armée constitue le noyau dur. Ces formes de contrat social ont notamment contribué à définir les modes de relations entre Etat et travail -et en particulier les contours du salariat- à affaiblir la marge de manœuvre du capital privé, et à engendrer des configurations de pratiques, de normes, d’obligations et d’attentes -sinon de droits- qui ont marqué deux ou trois générations.

64 Voir notamment Richards et Waterbury 1998, Salamé 1990, Beblawi and Luciani, 1987, Harik, I et Sullivan, D.J., 1992, etc. Une synthèse en a notamment été faite par Steve Heydemann, rédacteur du chapitre 2 du rapport de la Banque mondiale portant sur les marchés du travail arabes (The World Bank 2004).

L’Etat « développementaliste »65 des décennies 1960 et 70 avait promu l’éducation, certaines formes de laïcité (notamment dans le droit), la réduction de la fécondité, la modernisation des relations sociales, l’engagement des femmes dans la population active. Le développement, le progrès, la sécurité économique, le droit au travail, l’amélioration du bien-être social, et la protection sociale au sens large sont érigés au rang de missions, de responsabilités publiques, quoique de façon moins marquée au Maroc, au Liban et en Jordanie qu’en Algérie, en Syrie et en Egypte, par exemple. Le système fonctionne pendant deux voire trois décennies, assez longtemps pour réduire considérablement la pauvreté et les inégalités, faire progresser les indicateurs sociaux de façon très rapide, et assurer la stabilité des Etats en place. Bien que sur des bases elles aussi fragiles, il contribuera à ériger les bases de la cohérence nationale et de la cohésion sociale.

Le développement humain a constitué l’axe dominant de l’intervention publique dans le domaine social : l’Etat social dans la région arabe se structure tout d’abord autour des services publics d’éducation et de santé. La santé publique est restée officiellement gratuite 66 pour les usagers et financée par les ressources de l’Etat (Longuenesse 1992) jusqu’aux réformes imposant une participation des patients67. La part des dépenses totales de santé prise en charge par l’Etat dans la région ANMO est la plus forte des régions en développement : 56% en moyenne (The World Bank 2002). Toutefois, dans certains pays, elle se situe bien en dessous de celle assumée par les patients : c’est surtout le cas en Egypte, au Liban et en Syrie, où les contributions privées représentent plus des deux tiers du total, le Maroc et la Tunisie se situant à proximité. Les investissements dans la santé publique ont eu des effets magistraux sur l’amélioration des indicateurs sociaux, bien que des inégalités demeurent dans l’accès à la santé et aux infrastructures sanitaires. L’espérance de vie moyenne a progressé de plus de 150% entre 1950-55 et 1990-95, passant de 41,5 ans à 64 ans (UNDP 2002).

Dans le domaine de l’éducation, l’investissement de la puissance publique est très considérable, mais beaucoup plus faible au Liban que dans les autres pays. De fait, les progrès en termes de scolarisation sont incontestables : dans le primaire, elle est proche de 100% (sauf au Maroc), et elle progresse également dans le secondaire. Dans certains pays, la répartition de la dépense est peu équitable : au Maroc et en Tunisie, en particulier, on note un écart considérable entre la dépense publique par élève dans l’éducation primaire et secondaire : de un à trois et demi pour le premier, et de un à deux pour le second (The World Bank 2002). Les taux d’alphabétisation progressent aussi,

65 Les auteurs de l’ouvrage « Le politique dans le monde arabe » (E Picard 2006) s’attachent à déconstruire certaines notions attachées à l’ « Etat arabe », dont celle d’Etat developpementaliste. Voir notamment les textes de Michel Camau, Myriam Catusse, E Picard. Le programme de recherches TANMIA, auquel je participe, a pour objectif une nouvelle lecture de l’action publique « développementaliste » dans le contexte des années 2000.

66 A strictement parler, ce n’est pas le cas des pays ayant mis en place un système de sécurité sociale « à la française ». Même dans les systèmes financés, de facto, les médicaments, un grand nombre d’examens, certains services de santé secondaire et tertiaire, sans compter divers pots-de-vin, étaient déjà à leur charge.

67 J’analyse les contenus et impacts de cette réforme dans le cas du Yémen dans plusieurs articles :

[82]- DESTREMAU, Blandine, 2004: “L’exemption du coût des soins et l'accès des plus pauvres à la santé dans le cadre de la réforme du secteur de santé au Yémen” in S. Chiffoleau (dir.) : Politiques de santé sous influence internationale. Afrique, Moyen-Orient, Paris/Lyon, Maisonneuve et Larose/Maison de l'Orient et de la Méditerranée, pp. 237-264.

[74]- DESTREMAU Blandine, 2003: "Solidarité et accès à la santé pour les plus pauvres : une étude au Yémen" in Jean-Luc Dubois, Jean-Pierre Lachaud, Jean-Marc Montaud, André Pouille (dir.) : Pauvreté et développement socialement durable, Presses Universitaires de Bordeaux, pp. 99-115.

[64]- DESTREMAU, Blandine, 2002 : “La prise en charge sanitaire des plus pauvres du Yémen: les limites du système d'exemption et de la solidarité caritative”, Rapport d'une mission de consultance (2000-2002) pour MSF-France (non publié).

bien que subsistent de fortes inégalités (notamment entre genres) et des retards flagrants : pour l’ensemble de la région, en 1999, un quart des hommes et la moitié des femmes étaient analphabètes. Ces dernières ont donc peu de moyens d’améliorer la qualité de leur vie et celle de leur famille, alors même qu’une partie substantive de la population pauvre est composée de ménages dirigés par des femmes. La génération suivante ne sera pas considérablement mieux équipée : en Egypte, 38% des filles (de moins de 15 ans) sont analphabètes, 56% au Yémen et 43% au Maroc (UNDP 2003).

Les Etats se caractérisent également par l’ampleur de leur rôle d’employeur, forme éminente de la redistribution dans la région. L’emploi gouvernemental représente plus du cinquième du total de la population active en moyenne pour la région tout au long des années 1975 à 1997, soit entre 2 et 3 fois plus que les autres régions en développement et une fois et demi la moyenne mondiale68 (The World Bank 2002, ERF 2002). Si l’expansion des services publics a constitué l’assise principale de l’emploi étatique, la croissance des administrations et de l’armée y a joué un rôle non négligeable. Ajoutons que l’Etat, premier entrepreneur capitaliste, contrôlait à lui seul jusqu’à récemment les principales unités de production.

A certains égards, cette collusion entre Etat social et Etat employeur fait office de politique de gestion des marchés du travail. La gratuité d’accès à l’éducation secondaire et supérieure, et des garanties d’emploi aux diplômés ont nourri la dynamique de gonflement de l’emploi public : la concentration des diplômés du secondaire y est marquée. La demande de travail de l’Etat a constitué un formidable moteur à la hausse du niveau éducatif. A l’inverse, l’accroissement du niveau moyen d’éducation a fait pression sur les gouvernements pour les inciter à embaucher les nouveaux diplômés, et a donc contribué à former une fonction publique parfois pléthorique et surnuméraire69. Les secteurs publics ont également joué un rôle fondamental dans l’absorption des jeunes filles éduquées, contribuant au premier chef à l’accroissement de leur taux de participation à la population active. Comme on le verra dans le chapitre 3, les mesures de protection sociale leur étant spécifiquement destinées (congés maternité, horaires aménagés, possibilités de retraite anticipée…) ont fortement contribué à l’attraction exercée par l’emploi public sur ces femmes et au fait qu’elles y demeurent plus longtemps que dans d’autres types d’emploi. L’emploi public a ainsi eu une fonction redistributive considérable. Un effet crucial en est la constitution d’une classe moyenne, assise légitimatoire de l’Etat, qui donne de la consistance à la bureaucratie et fait contrepoids aux autres forces sociales, notamment l’aristocratie terrienne. En 1999, les salaires versés par l’Etat représentent près de la moitié des dépenses publiques en Jordanie, plus du tiers en Tunisie et entre un quart et un cinquième en Algérie et au Liban.

D’importants mécanismes de subvention ont été mis en place dans la plupart des pays arabes qui, accompagnés d’une réglementation des prix et de forts taux de taxes aux importations70, visaient à maintenir le pouvoir d’achat des salaires urbains, et à soutenir le revenu des producteurs agricoles. Pour l’ensemble de la population, les prix publics de l’eau, de l’électricité, et parfois des transports étaient également fixés à un niveau assez

68 Au début des années 1990, entre 20% et 30% en Algérie, au Maroc, en Tunisie, en Égypte, dans les territoires palestiniens et en Syrie, 45% en Jordanie et à Bahraïn, et 92% des nationaux à Koweït; Banque Mondiale 1995b: 20

69 Les sureffectifs atteindraient 35% en Egypte et 40% en Jordanie (Ruppert Bulmer 2002)

bas, et/ou subventionnés. Cette régulation politique de l’offre de produits et services essentiels s’étendait aussi à une gamme de produits alimentaires, de façon à stabiliser les prix d’offre et à permettre aux ménages les plus modestes de subvenir à leurs besoins de base. Les subventions à la consommation alimentaire ont fait partie des dispositifs de l’Etat social dans la plupart des pays de la région. Il s’agissait soit de subventions universelles (e.g. Maroc), telles celles au prix du pain et des biens de première nécessité ; soit de subventions ciblées (e.g. Tunisie) sur des produits essentiellement consommés par des pauvres (de qualité inférieure), ou distribués dans des lieux d’accès réservé (coopératives militaires ou de fonctionnaires, par exemple) ; soit encore de bons alimentaires distribués sur la base du revenu (Jordanie). De nombreux Etats fournissent des subventions aux fonctionnaires de l’administration publique et aux militaires, qui permettent à leurs bénéficiaires de se procurer des biens de consommation à des prix inférieurs à ceux du marché. Dans certains pays du Golfe, un terrain est pratiquement offert aux fonctionnaires lors de leur mariage. Ce soutien à la consommation et au niveau de vie peut être considéré comme un complément de salaire, ciblé sur le secteur public au détriment des travailleurs du secteur privé ou de ceux engagés dans de petites activités informelles.

L’inclusion, ou l’accès aux bénéfices de ces prestations redistributives, est plus ou moins restrictive selon les pays et la nature des prestations. Généralement, elle se régule par l’octroi de la nationalité, ou de certains statuts privilégiés pour les immigrés anciens. Ces positions relatives se construisent selon la capacité à faire valoir des atouts (longue résidence, appartenance à telle ou telle confession religieuse, potentiel d’investissement…) et à négocier une place auprès des sphères du pouvoir par le versement de pots-de-vin, de commission, l’obtention de contrats, par les alliances particularistes, le jeu des réseaux, le clientélisme. A côté des insiders privilégiés dans leur accès à la rente, l'exclusion de groupes définis comme outsiders est institutionnalisée et formalisée, assignant ces derniers à des modalités spécifiques et contrôlées d'accès à l'emploi 71 et parfois à d’autres services. Les redistributions opérées par le biais des services, de l’emploi ou d’accès à des ressources diverses n’est pas destinée à l’ensemble des résidents voire des citoyens, mais au contraire tend à marquer leur place dans l’espace social et politique. L’assise sociale de l’Etat, et son fort investissement dans les politiques sociales et de développement, du fait précisément de leur imbrication avec les dimensions politiques, ne laissent donc pas de produire et de reproduire de fortes inégalités. « L'âge d'or » de la rente a ainsi contribué à configurer un marché du travail segmenté, un premier segment restreignant l'accès à des emplois très dépendants des revenus de la rente aux nationaux, alors que le second segment, concurrentiel, offre aux étrangers des emplois précaires, non protégés, moins qualifiés et moins gratifiants que les premiers. Nous y reviendrons dans le chapitre 3.

La « rentabilité politique » des politiques redistributives, de même que leurs effets sur la vitalité des réseaux de clientèle et des liens tribaux, et l'essor d'une bourgeoisie qui doit son origine à la relation symbiotique avec l'Etat font donc partie intégrante d'un modèle qui renouvelle la pertinence d'analyses en termes de comportements de recherche de rente (rent-seeking). Il en émerge un paradigme particulier de sous-développement, dans lequel

71 Et en particulier l'institution de la kafâla, qui impose à tout étranger un garant, ou kafîl: celui-ci est à la fois l’intermédiaire obligé pour l’obtention de tout document officiel, le responsable de l’application du contrat de travail, l'interlocuteur des autorités et souvent le détenteur du passeport du travailleur étranger qui est son « protégé ». Je reviendrai sur ces questions dans le chapitre 3.

une dynamique accélérée de modernisation, traduite par une croissance des indicateurs sociaux et un rang généralement assez élevé dans les classements des organisations internationales72, cohabite avec le blocage d'autres transformations structurelles, en particulier celles de l'appareil administratif, des institutions politiques, de la famille et des modes de relations sociales.

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