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2. Le travail en mission : Amman-IQS

2.3. Les difficultés rencontrées

2.3.3. L’aspect culturel et émotionnel

La prison est un lieu qui a ses propres règles et ses propres codes, sa propre hiérarchie. Par exemple avant d’entrer dans une section de deux cents personnes, il convient de demander au représentant s’il nous autorise à entrer. Et s’il nous autorise et que personne ne vient vers le ou les délégués du CICR, ce n’est pas très bon signe. Ce sont autant d’indices que l’interprète doit transmettre au délégué, parce qu’il perçoit mieux le degré d’acceptation et l’atmosphère générale. Or, parfois certains éléments sont évidents pour l’interprète. Il doit donc acquérir le réflexe de verbaliser ces signes et le langage corporel qui s’exprime lors d’un entretien. Par exemple, il m’est arrivé de glisser au délégué, entre deux phrases, que le client s’impatientait ou était en colère. En effet, le délégué n’avait pas les éléments pour lire l’agacement dans la gestuelle du client. De la même manière, parfois il faut expliquer que culturellement c’est une marque de respect que le client refuse tout contact visuel avec l’interprète femme ou la déléguée, et non pas l’inverse. Il m’est arrivé de devoir interpréter pour quelqu’un qui me tournait presque le dos par exemple. Dans ce cas de figure, il est parfois difficile de

bien entendre ce que dit la personne et encore plus de se raccrocher aux expressions du visage.

Certaines situations difficiles que j’ai pu rencontrer sont liées au fait que je sois une femme et qu’en général les clients sont des hommes. Un lieu de détention est aussi un lieu de privation et de frustration. Un entretien a dû être écourté, par exemple, parce que le client se servait de la situation d’interprétation pour établir un contact d’une autre nature avec l’interprète femme. Il répondait aux questions du délégué en y glissant toutes sortes d’insinuations plus ou moins grossières, que, bien entendu, le délégué ne comprenait pas et qu’il était difficile de « traduire » en raison de la gêne occasionnée. Il est essentiel d’établir une relation de confiance avec le délégué avec qui on travaille, afin de pouvoir lui expliquer certaines situations et de pouvoir désamorcer rapidement les situations pièges. De la même manière, il arrive que dans le cadre de l’entretien médical, le médecin ait besoin d’examiner le patient. Le cas échéant, s’il s’agit d’une interprète, elle devra sortir, s’éloigner ou interpréter le dos tourné. Ces exemples visent uniquement à illustrer le type de situations délicates dans lesquelles l’interprète peut se retrouver. La difficulté peut relever d’une différence culturelle, qu’il faudra expliquer, nommer, ou à laquelle il faudra s’adapter. Mais elle peut être aussi émotionnelle : une gêne, un malaise, ne pas savoir comment réagir face à la douleur sont autant d’émotions qui peuvent interférer dans le processus interprétatif.

Le contenu des récits peut en effet être très dur à entendre et à interpréter, ce sont souvent des situations où la parole est fragile et il faut savoir la faire advenir et la

recevoir. Il peut s’agir de cas de torture, d’accidents, de personnes ayant été victimes d’attaques au cours desquelles elles ont peut être perdu un ou plusieurs membres de leur famille. Comme le soulignent Alexandre Bischoff et Louis Loutan dans leur manuel À mots ouverts :

« Il est difficile de faire face à la douleur des autres. La douleur est contagieuse et, pour s’en protéger, on peut facilement y répondre par le déni, le refus, le rejet, la banalisation, l’incompréhension. Dans l’entretien médical bilingue, ces mécanismes jouent tout autant. Le soignant comme l’interprète peut, chacun à sa manière, esquiver l’impact de la douleur du patient. »71

Cela s’applique à un grand nombre des entretiens menés dans le cadre des visites de lieux de détention. L’un des mécanismes de protection les plus évidents est sans doute la difficulté qu’on éprouve, en tant qu’interprète, à reprendre à son compte, à la première personne, le discours entendu quand ce dernier est trop chargé émotionnellement. Le style indirect permet dans ce type de cas, une mise à distance qui est aussi une protection. Quand les sentiments sont trop à vif, l’esprit ne sait plus que

« Je est un autre », pour reprendre l’expression d’Arthur Rimbaud. À ce titre, Mona Baker dans son ouvrage Translation and Conflict72 souligne que ce qu’elle appelle les

« récits ontologiques » c’est-à-dire personnels et à la première personne sont souvent un véritable défi à interpréter. Elle rapporte plus loin que les interprètes « at the Truth and Reconciliation trials that took place after the fall of apartheid in South Africa were similarly traumatized by their exposure to very painful ontological narratives of victims

71 BISCHOFF Alexandre et LOUTAN Louis (1998) in À mots ouverts, guide de l’entretien médical bilingue à l’usage des soignants et des interprètes. Genève : publication des Hôpitaux Universitaires de Genève, Belle-Idée, p. 23.

72 BAKER Mona (2006). Translation and Conflict: A Narrative Account. London and New York:

Routledge, Tailor & Francis Group.

and the accompanying narratives of perpetrators »73. On peut dès lors comprendre, la difficulté à utiliser la première personne dans certaines circonstances. Les auteurs d’À mots ouverts proposent d’envisager ce type de situation de la façon suivante :

« Pour accueillir et supporter la douleur d’autrui, ou plus généralement sa souffrance non-exprimée, il faut d’abord la « verbaliser », pouvoir la dire.

Cette verbalisation est déjà en soi une traduction, d’une langue à l’autre, mais surtout de soi-même vers ceux disposés à l’écoute. C’est peut-être même une chance pour le patient d’avoir dans l’entretien deux personnes qui l’aident à exprimer sa douleur. »74

Les situations décrites ci-dessus supposent parfois pour l’interprète une double traduction, qui consiste à traduire ce qui est dit mais aussi à verbaliser des signes porteurs de messages. Nous reviendrons sur les possibles stratégies à mettre en place pour gérer ce type de situation. Signalons cependant, que si les émotions peuvent constituer une difficulté évidente pour l’interprétation lorsqu’elles sont fortes, elles ne sont pas pour autant absentes le reste du temps. En effet, les situations de trialogue sont propices aux échanges d’émotions qui, parfois, pourraient bien expliquer la difficulté à définir les rôles.