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3. Interpréter dans l’humanitaire : défis et perspectives

3.2. Un rôle qui reste à définir : l’interprète-médiateur culturel

3.2.3. Interpréter au-delà des mots : la communication avant tout

Dans des contextes de guerre, de conflits ou de troubles politiques et sociaux, il convient de garder à l’esprit que la communication fait défaut, soit parce qu’elle n’est pas possible matériellement (rupture des moyens de communication, parties au conflit de langue différente), soit parce qu’elle a été minée par des malentendus, des préjugés ou des rumeurs. Comme le souligne Mona Baker dans son introduction106, une déclaration de guerre est avant tout un acte linguistique. Dans ce cadre, l’interprète même s’il exerce pour une organisation humanitaire neutre, est investi d’un rôle symboliquement fort. Il est chargé de rétablir la communication, d’abolir les frontières linguistiques et d’instaurer un climat de confiance dans un univers où règnent la violence et la méfiance. Ce rôle est rarement explicité, mais il n’en demeure pas moins essentiel. À cette fin, il suffit rarement d’interpréter de façon littérale. Le message doit être rendu dans son ensemble. Ce message est fait de mots, de silences, mais aussi d’une gestuelle. Loutan et Bischoff insistent ainsi dans leur ouvrage sur la nécessité de faire valoir la communication non-verbale durant un entretien.

« Bien souvent, elle est la clef du registre émotionnel d’une personne. La parole ne pouvant être partagée directement, l’observation de l’autre prend plus d’importance. Le timbre de la voix, l’expression du visage, les mouvements sont autant d’expressions à découvrir. »107

Ils évoquent plus loin l’importance de pouvoir voir les visages et de ne pas se placer à contre-jour. La disposition en triangle, rapportent-ils, constitue un bon moyen de

106 Mona Baker in Translation and Conflict, op. cit., p. 2.

107 BISCHOFF Alexandre et LOUTAN Louis (1998) in À mots ouverts, guide de l’entretien médical bilingue à l’usage des soignants et des interprètes, op. cit. p. 54.

« clarifier les rapports ». Signalons que cette disposition fait partie des conseils donnés aux délégués du CICR pour les entretiens avec interprétation. Cette disposition permet en effet au client et au délégué de « se regarder directement et l’interprète a une position neutre, tout en étant intégré au dialogue »108. Enfin :

« La disposition des sièges a un peu une valeur symbolique. Si l’interprète s’assied à côté du soignant, il isole le patient et vice versa lorsqu’il est côté du patient. Un arrangement en triangle place l’interprète en position d’égalité et favorise un rapport direct »109.

De la même manière, les manuels110 pour les professionnels de la santé documentant les cas de torture et autres traitements inhumains ou dégradants prévoient quelques pages sur comment travailler avec les victimes via un interprète. Les deux manuels consultés évoquent la nécessité de garder un contact visuel avec la victime :

« Investigators should remember to talk to the person and to maintain eye contact, even if he or she has a natural tendency to speak to the interpreter. It helps to use the second person when speaking through an interpreter […] All too often investigators write their notes during the time when the interpreter is either translating the question or the interviewee answering it. Some investigators appear not to be listening, as the interview is going on in a language they do not understand. This should not be the case, as it is essential for investigators to observe not just the words but also the body language, facial expressions, tone and voice and gesture of the interviewee if they are to obtain a full picture. »111

108 Ibid.

109 Ibid.

110 Voir à ce propos : Istanbul Protocol, Manual on the Effective Investigation and Documentation of Torture and Other Cruel Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (2004). New-York and Geneva:

United Nations Publication, Office of the UN-High Commissioner for Human Rights, pp. 30-31. Voir également : PEEL, Michael et al. (2005) in Medical Investigation and Documentation of Torture: A Handbook for Health Professionals. Royaume-Uni : Human Rights Centre, University of Essex, pp. 41-50. 111 In Istanbul Protocol, Manual on the Effective Investigation and Documentation of Torture and Other Cruel Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (2004), op. cit., p. 30.

Les textes cités précédemment montrent à quel point il convient de prendre un certain nombre de dispositions pour rendre la communication possible et lui permettre d’advenir. À ce titre, on ne peut que recommander la lecture des dix pages sur la conduite des entretiens dans le manuel Medical Investigation and Documentation of Torture112 à tout interprète amené à exercer dans ce type de situation. En effet, d’une part, il revient au médecin ou au délégué d’être conscient des malentendus culturels qui peuvent advenir ; mais d’autre part, il est aussi possible que l’interprète intervenienne pour éviter ce type de malentendus.

En effet, quelqu’un qui ne parle pas la langue c’est aussi parfois quelqu’un qui n’est pas familier avec les us et coutumes, qui n’a pas forcément les outils pour décoder la gestuelle. Roland Barthes dans L’empire des signes rappelait que dans la culture chinoise un homme qui ouvre grand les yeux est en colère et non pas étonné, comme aurait tendance à l’interpréter un européen par exemple. Une langue et une culture s’accompagnent de tout un ensemble de codes qui auraient besoin d’être verbalisés pour véritablement faciliter la communication. Dans l’émission intitulée « Exercices de guerre »113 et diffusée sur France Culture, l’un des intervenants évoque ainsi l’importance de la distance intime.

La distance intime est le cercle invisible qui existe autour d’un individu et dont le franchissement peut générer un sentiment d’intrusion. Le rayon de ce cercle varie

112 PEEL Michael et al. (2005). In Medical Investigation and Documentation of Torture: A Handbook for Health Professionals, op. cit., pp. 41-50.

113 France Culture (10.11.2008, 1ère diffusion le 26.09.2005), Les Pieds sur terre émission animée par Sonia KRONLUND, rediffusion du reportage « Exercices de guerre », op. cit.

d’un individu à l’autre mais aussi d’une culture à l’autre. L’intervenant explique ainsi qu’un interlocuteur africain s’entretenant avec un délégué européen, par exemple, aura tendance à se rapprocher alors que ce dernier s’éloignera parce que la distance intime n’est pas la même culturellement. Le délégué européen dans ce cas devra veiller à ne pas trop s’éloigner de son interlocuteur dans la mesure où cette distance pourrait être mal interprétée par ce dernier. De la même manière, la distance intime d’un soldat armé est plus importante : elle correspond à l’espace dont il a besoin pour manipuler son arme. Cette notion peut jouer un rôle très important durant un entretien, notamment s’il s’agit d’un entretien entre un détenu et un délégué et que l’interprète est une femme, ou encore avec une déléguée et un interprète masculin. Dans la culture arabo-musulmane par exemple une distance acceptable entre deux hommes ne l’est pas forcément entre un homme et une femme. Dans un tel cas de figure, l’interprète peut signaler ce type de codes au, ou à la, délégué(e) : cela pourra l’aider à mieux se positionner pour que le détenu se sente à l’aise. Autrement dit, l’interprète joue un rôle de médiateur culturel et doit aussi savoir débusquer des malentendus qui ne sont pas toujours affaire de mots.