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Attardons-nous quelque peu aux explications de Jérôme pour justifier sa traduction

d’Is 7, 14, verset qui nous intéresse dans le présent chapitre66.

Il commence par donner sa traduction du verset67 : « Propterea dabit Dominus ipse

vobis signum. Ecce Virgo concipiet et pariet, et vocabis nomen ejus Emmanuel68 ». Il évoque

63Cf. Jeanjean, Virginité, p. 89. - Alexandre Faivre remarque : « Certes, Jérôme se réfugiera derrière

le genre littéraire et les auteurs satyriques auxquels il emprunte une partie de ses cruelles peintures de la vie familiale, mais l’œuvre satyrique détournée du comique pour servir d’argument théologique, prend un autre ton et on ne sent que trop combien Jérôme est lui-même convaincu par sa propre violence » (Faivre, Laïcs, p. 239).

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Parmi ceux-ci citons le Tractatus de psalmo LXVI, le Tractatus de psalmo LXXVII, les deux tomes du Tractatus de psalmo XCVI, l’Homilia in Iohannem 1, 1-14, le Commentariorum in Evangelium

Matthaei, un passage du Commentariorum in Osee Prophetam, et le Commentariorum in Isaiam Prophetam et enfin, un développement du Commentariorum in Ezechielem Prophetam (cf. Jeanjean, Virginité, p. 89 ; plus loin, p. 93-95, l’auteur revient davantage en détail sur les différentes

occurrences dans l’œuvre de Jérôme).

65Cf.Eusebius Hieronymus Stridonensis, « Commentariorum in Isaiam prophetam : libri

duodeviginti : liber tertius » (1845). In : Migne, Jacques-Paul (ed.). Patrologiae cursus completus ... Series latina, vol. XXIV, col. 101-114, notamment les colonnes 107-110 (Is 7, 14) ; Eusebius

Hieronymus Stridonensis, « Commentariorum in Isaiam prophetam : libri duodeviginti : liber quartus » (1845). In : Migne, Jacques-Paul (ed.). Patrologiae cursus completus ... Series latina, vol. XXIV, col. 144-152, notamment les colonnes 144-146 (Is 11, 1-2).

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alors brièvement le mystère de Dieu, faisant un mouvement du Nouveau (He 1) vers l’Ancien Testament (Os 12 ; Cant 1, 2), et non pas l’inverse. Ce mouvement s’arrête avec la

citation du Ps 24, 10 (« Dominus enim virtutum ipse est rex gloriae » / « en effet, le Seigneur

des vertus lui-même est le roi de la gloire ») qui sert en même temps d’introduction à ce qui suit (« ipse descendet in uterum virginalem, et ingredietur et egredietur Orientalem portam quae semper est clausa » / « il descendra lui-même dans le sein vierge, et il entrera et il sortira par la porte Orientale qui est toujours encore fermée », cf. Ez 44, 1-2).

Et Jérôme d’y faire encore une fois un enchaînement Ancien Testament (Ps 24, 10 ; Ez 44) - Nouveau Testament (Lc 1, 35) - Ancien Testament (Prov 9, 1), les versets de l’Ancien Testament encadrant l’annonce que Gabriel fait à Marie en Lc 1, 35.

Ensuite seulement il enchaîne par « quando autem dicitur » (« or, quand il est dit ») le début du verset d’Is 7, 14 « dabit Dominus ipse vobis signum » (en omettant « propterea » ; « le Seigneur lui-même vous donnera un signe / miracle ») pour déclarer de suite que ce signe / miracle « novum debet esse atque mirabile » (« devait être nouveau et merveilleux »). Car dans le cas contraire « (sin autem) juvencula vel puella, ut Judaei volunt, et non virgo pariat, quale signum poterit appellari » (« (sinon), si une adolescente ou une jeune fille, comme les Juifs le veulent, et non pas une vierge enfante, comment cela peut-il être appelé signe / miracle ») ou, autrement dit, « cum hoc nomen aetatis sit, non integritatis » (« si ceci est la désignation de l’âge, et non pas de l’intégrité / chasteté ») quel serait alors le signe / le miracle69 ?

Des indices d’une polémique antijuive concernant la traduction de « alma » apparaissent ici à trois reprises. D’abord la remarque « ut Judaei volunt » dans la phrase précitée. Remarque à laquelle il ajoute « Et revera, ut cum Judaeis conferamus pedem, et nequaquam contentioso fone praebeamus eis risum nostrae imperitiae … » (« et réellement, afin de nous mesurer de près avec les Juifs, et afin de ne leur présenter d’aucune manière, en faisant résonner la corde de la dispute, de rire de notre ignorance … »). Et plus loin, en définissant ce qu’il faut alors entendre par « alma », il répète « et ut risum praebeamus 67

Ce n’est pas notre propos ici de discuter la pertinence des arguments de Jérôme. C’est plutôt en retraçant le fil de son argumentation et en considérant le « Sitz im Leben » des différents écrits que nous pensons pouvoir cerner la tonalité de la traduction de Jérôme en Is 7, 14.

68« À cause de cela, le Seigneur lui-même vous donnera un signe. Voici que la Vierge concevra et

enfantera, et tu lui donneras le nom Emmanuel ». - Sur la traduction de « vocabis », cf. infra note 44.

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Le Gaffiot indique « puella » (« jeune fille ») ; « adulescentula » (« toute jeune femme ») ; et pour « juvencula » de nouveau « jeune fille ». Or, vu que la traduction donnée pour « juvenculesco » est « devenir jeune homme », nous avons opté de rendre « juvencula » par « adolescente ».

Judaeis … » (« et même si nous prêtions à rire aux Juifs »). De fait, des considérations philologiques et exégétiques servent une certaine polémique antijuive et ce à des endroits où ces remarques n’apportent aucun plus à l’argumentation de Jérôme.

Notons que déjà dans l’Adversus Helvidium, Jérôme avait intercalé dans son argumentation « cum hodie toto jam credente mundo argumentur Iudaei dicente : Ecce virgo … » (« alors qu’aujourd’hui déjà le monde entier est croyant, les Juifs argumentent en disant : voici la vierge … ») et dans son Adversus Jovinianum « Scio Iudaeus opponere solere in Hebraeo verbum ALMA non virginem sonare, sed adulescentulam » (« Je sais que le Juif a l’habitude d’opposer qu’en hébreu le mot ALMA ne signifie pas vierge, mais une toute

jeune femme »)70. Donc, quelques années déjà avant la rédaction d’un commentaire sur Isaïe,

Jérôme insistait dans deux écrits polémiques - et non pas des œuvres exégétiques - sur ce qui à ses yeux montre l’incompréhension des Juifs - et non pas l’ignorance d’Helvidius ou bien de Jovinien, contre lesquels il s’acharne dans ces traités -, à savoir leur traduction erronée de

« alma » dans ce verset d’Isaïe71.

Mais, revenons au Commentariorum in Isaiam prophetam : Jérôme entame alors le débat d’interprétation au sujet de « alma » réfutant ce faisant le soupçon des Juifs d’être un ignorant :

- « Et revera, …, virgo Hebraice BETHULA (הלותב [sic]) appellatur, quae in praesenti loco non scribitur : sed pro hoc verbo positum est ALMA (המלע), quod praeter LXX omnes « adolescentulam » transtulerunt. Porro ALMA apud eos verbum ambiguum est : dicitur enim et « adolescentula », et « abscondita », id est, ἀπόκρυφος … » (« et réellement, …, en hébreu une vierge est dite BETHULA (הלותב), ce qui n’est pas écrit ici : mais, au lieu de ce mot est mis ALMA (המלע), ce que tous, à l’exception de la LXX, ont traduit ‘toute jeune femme’. Plus loin, ALMA est, selon eux, un mot ambiguë : il est en effet traduit aussi bien ‘toute

jeune femme’ que ‘cachée’, c’est-à-dire cachée / secrète ») 72. Il se réfère alors au psaume 9

70Cf. Adversus Helvidium 4 (Eusebius Hieronymus Stridonensis, « Adversus Helvidium : liber unus »

(1845). In : Migne, Jacques-Paul (ed.). Patrologiae cursus completus ... Series latina, vol. XXIII, col. 185-188, surtout col. 187) ; Adversus Jovinianum, 1, 32 (cf. Eusebius Hieronymus Stridonensis, « Adversus Jovinianum : libri duo : liber primus » (1845). In : Migne, Jacques-Paul (ed.). Patrologiae

cursus completus ... Series latina, vol. XXIII, col. 254-255, surtout col. 254). 71

Sur Jérôme et la philologie biblique, cf. Mattei, Vérité, p. 122-124.

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Christophe Ricopense que, dans la tradition juive, la traduction de la racine םלע par « être caché »

est dû à une « contamination sémantique ancienne entre les racines *ʁlm et ‘lm» (cf. Rico,‘almâ, p. 25-30).

(dans la traduction des LXX), à l’exemple de Rébecca en Gen 24 (dans la traduction d’Aquila) et à 4R 4, 27 pour conclure : « Ergo alma, non solum puella vel virgo, sed cum ἐπιτάσει virgo abscondita dicitur et, secreta, quae numquam virorum patuerit aspectibus ; sed magna parentum diligentia custodita sit » (« Ainsi donc, alma est dit non seulement jeune fille ou vierge, mais, avec ἐπιτάσει vierge cachée et, secrète, qui n’a jamais enduré les regards des hommes ; mais elle est surveillée avec une grande attention par ses parents »).

Jérôme est convaincu de la pertinence de ses arguments. Aussi ajoute-t-il plus bas: « Et quantum cum mea pugno memoria, numquam me arbitror alma in muliere nupta legisse, sed in ea quae virgo est : ut non solum virgo sit, sed virgo junioris aetatis, et in annis adolescentiae. Potest enim fieri ut virgo sit vetula, ista autem virgo erat in annis puellaribus. Vel certe virgo, non puellula, et quae adhuc virum nosse non potest : sed jam nubilis …. » (« Et combien même je me débats avec ma mémoire, je ne pense jamais avoir lu alma dans le cas d’une femme mariée, mais toujours dans le cas d’une vierge : une qui est non seulement vierge, mais une vierge d’un jeune âge, et encore dans le temps de sa jeunesse. Il se peut en effet qu’une vierge soit d’un certain âge, alors elle était également vierge quand elle était une jeune fille, non pas une fillette qui jusque là ne peut pas avoir connu d’homme, mais une vierge déjà pubère …. »). Il termine la démonstration de l’exactitude de sa conviction en se référant une fois de plus aux Écritures, notamment à Dt 22, 25ss et 3R1 pour étayer son argumentation.

Or, nous lisons une argumentation semblable à deux endroits dans l’œuvre polémique de Jérôme73 :

- dans la controverse de Jérôme contre Helvidius, après avoir évoqué l’exemple de Susanne pour décrire la situation dangereuse de Marie à l’annonce que lui fait l’ange Gabriel, il ajoute : « … Ecce virgo in utero concipiet et pariet filium, in Hebraeo iuvenculam scriptum esse, non virginem, id est ALMA, non BETHULA » (« … Voici qu’une vierge concevra dans son sein et qu’elle enfantera un fils, où en hébreu il est écrit adolescente, et non pas vierge,

c’est-à-dire ALMA, non pas BETHULA »)74.

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Ces deux références sont aussi celles où Jérôme glisse ses remarques anti-juives.

74 Adversus Helvidium 4 (Eusebius Hieronymus Stridonensis, « Adversus Helvidium : liber unus »

(1845). In : Migne, Jacques-Paul (ed.). Patrologiae cursus completus ... Series latina, vol. XXIII, col. 185-188, surtout col. 187).

- dans la réfutation de Jérôme des propos du moine Jovinien : « Loquatur Isaias spei nostrae fideique mysterium : Ecce virgo in utero concipiet et pariet filium, et vocabis nomen ejus Emmanuel. Scio Iudaeus opponere solere in Hebraeo verbum ALMA non virginem sonare, sed adulescentulam. Et revera virgo proprie BETHULA appellatur, adolescentula autem vel puella non ALMA dicitur, sed NAARA. Quid est igitur quod significat ALMA ? Absconditam virginem, id est non solum virginem, sed cum epitasei virginem, quia non omnis virgo abscondita est nec ab hominum fortuito separata conspectu » (« Qu’Isaïe parle du mystère de notre espoir et de notre foi : Voici qu’une vierge concevra dans son sein et qu’elle enfantera un fils, et tu lui donneras le nom Emmanuel. Je sais que les Juifs ont l’habitude d’y opposer qu’en hébreu le mot ALMA ne signifie pas vierge, mais toute jeune fille. Et réellement, vierge est dit de façon mieux appropriée BETHULA, mais une toute jeune fille ou une jeune fille ne sont pas appelées ALMA, mais NAARA. Que signifie donc ALMA ? Une vierge cachée, c’est-à-dire non seulement une vierge, mais une vierge mise à part, parce que toute vierge cachée n’est pas séparée du regard fortuit des hommes »). Et voici que l’exemple de Rébecca en Gen 24 apparaît une première fois concluant à la compréhension alma / vierge cachée et surveillée par ses parents : « Denique et Rebecca in Genesi, ob nimiam castitatem et Ecclesiae typum quem in sua virginitate signabat, ALMA scribitur, non BETHULA, sicut manifestum esse poterit ex sermonibus pueri Abraham … : In eo enim loco in quo ait : Virgo quae egredietur, ut hauriat aquam, in Hebraeo scriptum est ALMA, id est virgo secreta et nimia parentum diligentia custodita » (« Et enfin, Rébecca dans le livre de la Genèse, est, à cause de sa chasteté excessive et comme exemple de l’Église, exemple qu’elle marquait par sa virginité, appelée ALMA, non pas BETHULA, comme cela devient manifeste à partir des discours du fils d’Abraham … : À cet endroit où il dit : la vierge qui sortira pour puiser de l’eau, est écrit ALMA en hébreu, c’est-à-dire vierge cachée et gardée par le zèle excessif de ses parents »). À ce moment déjà, Jérôme est sûr de sa conclusion. Il défie ceux qui ne sont pas du même avis, probablement les « Iudaei » : « Aut certe ostendant mihi ubi hoc verbo appellentur et nuptae, et imperitiam confitebor » (« Ou que l’on me montre avec certitude où

ce mot désigne également les gens mariés, et j’admettrai mon ignorance »)75.

75 Adversus Jovinianum, 1, 32 (cf. Eusebius Hieronymus Stridonensis, « Adversus Jovinianum : libri

duo : liber primus » (1845). In : Migne, Jacques-Paul (ed.). Patrologiae cursus completus ... Series latina, vol. XXIII, col. 254-255). - La référence à « naara » ne figure pas dans le passage analogue de l’Adversus Helvidium et n’est pas reprise dans le Commentariorum in Isaiam prophetam.