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III) Méthodes et sources

3) L’apport des sources orales et privées

La constitution progressive d’un échantillon de témoins remonte à près de 18 ans, à partir de la réalisation d’un mémoire de maîtrise, puis bien plus tard d’un master 23. C’est ce qui explique à la fois la richesse des apports, mais aussi les limites des sources recueillies.

Le tout premier témoin a été Georges Charrier, mon grand-père, qui a été ouvrier de 1942 à 1944, puis infirmier des HFC de 1948 à 1961. Il m’a permis de rencontrer mes premiers témoins : Fernand Abel, puis Mohamed Safer, tous deux anciens ouvriers4. C’est également par l’intermédiaire de mon grand-père que j’avais déjà pu recevoir des documents de la part d’autres anciens travailleurs. Une quinzaine d’années plus tard, cette enquête a été reprise. De nombreux travailleurs sont décédés pendant ce laps de temps et d’autres sont tombés malades, si bien que les possibilités d’entretien se sont réduites : j’ai d’ailleurs eu des refus, essentiellement pour des raisons de santé et/ou liées au grand âge. Néanmoins neufs anciens travailleurs supplémentaires ont pu être contactés5. Il a donc été possible de réunir au total douze entretiens de travailleurs, huit hommes dont un mensuel et quatre femmes, toutes mensuelles. On compte neuf travailleurs français – dont un « pied noir » –, deux Algériens et un Italien. Les caractéristiques sociales de l’usine ne sont donc qu’en partie reproduites : notamment parce qu’il manque des cadres, toutes les nationalités ne sont pas représentées, il n’y a pas d’ouvrière. Des travaux de recherche effectués à Chasse comportent cependant

1 On indiquera parmi les nombreuses sources LAFERRERE Michel, Lyon ville industrielle, Essai d’une

géographie urbaine des techniques et des entreprises, Paris, PUF, 1960, 546 p. 2 On citera par exemple la base Léonore.

3 Les témoins ou simples salariés sont nommément cités, sauf exception afin de préserver l’anonymat : le nom a alors été remplacé par une lettre. BONFILS-GUILLAUD Cyril, Le personnel des Hauts-Fourneaux de Chasse-sur-Rhône de 1956 à 1963, mémoire de maîtrise sous la direction de SCHWEITZER Sylvie, Université Lyon 2, septembre 2000, 190 p. BONFILS-GUILLAUD Cyril, Le personnel immigré de la Compagnie des Hauts-Fourneaux de Chasse-sur-Rhône de 1960 à la fermeture

de l’usine, mémoire de master 2 sous la direction de SCHWEITZER Sylvie, Université Lyon 2, juin

2013, 213 p.

4 Entretiens Georges Charrier et Fernand Abel le 15/3/2000 et Georges Charrier et Mohamed Safer 22/04/2000. Ils ont été conduits à partir d’un questionnaire : cf. annexe 13.

25 quelques extraits d’entretien avec d’autres membres du personnel, ainsi que des ouvrages documentaires rédigés par des auteurs locaux, parfois anciens travailleurs1. Ces sources posent diverses questions – en particulier de savoir comment elles ont été recueillies et retranscrites – mais elles peuvent aussi dans une certaine mesure compléter notre panel.

Cependant, comme l’enquête a été effectuée en deux temps sur près de dix-huit ans, les conditions d’entretien ont alors été variées, ce qui a conduit à adapter les pratiques2. Les deux premiers entretiens effectués en 2000 se sont déroulés au domicile des trois anciens salariés des HFC. Par la suite lorsque l’enquête fut reprise, trois entretiens ont également été conduits au domicile de quatre des travailleurs. Dans un seul cas, il a été possible d’effectuer un enregistrement. Deux autres rencontres ont eu lieu à l’issue de conférences tenues à Chasse-sur-Rhône3. Enfin, deux entretiens téléphoniques ont été effectués et ont été enregistrés.

Les premiers entretiens semi-directifs ont été effectués à partir d’un questionnaire et avec prise de notes. Leur objectif était alors de connaitre ces salariés et de les faire témoigner sur leur travail, leurs conditions de travail et leur parcours professionnel dans l’entreprise. Par la suite, les entretiens au domicile des travailleurs ont tous été conduits à partir d’un second questionnaire plus détaillé, portant sur les mêmes thèmes que ceux des premiers entretiens, mais aussi davantage sur le hors travail. Ce questionnaire a été repris de manière simplifiée pour les entretiens téléphoniques. Ces derniers n’ont certes pas la richesse que peut avoir une rencontre avec le témoin, mais ils permettent de pallier la difficulté à trouver des personnes acceptant un rendez-vous. Enfin, deux entretiens ont été menés sans questionnaire, pour des raisons matérielles, lors de rencontres informelles.

Une raison du non enregistrement systématique des entretiens est aussi à chercher dans la nécessité – par ailleurs pas toujours choisie – d’inscrire l’enquête dans la durée : la connaissance du terrain permet en effet de maîtriser bon nombre de

1 KINOSSIAN Laurence, Le personnel des Hauts-Fourneaux de Chasse…, op. cit. ; PASQUET Caroline,

Chasse-sur-Rhône : un relais secondaire…, op. cit. dans le premier cas. BOUILLET Janine, Racines et réalités de Chasse-sur-Rhône, Salaize-sur-Sanne, 2012, 148 p. COMTE Marie-Hélène et GONOD Nathalie, L’éternel arménien, l’histoire de la communauté de Chasse-sur-Rhône, Saint-Just-la pendue, 1997, 52 p. dans le second cas.

2 Sur le sujet, les ouvrages de référence utilisés sont DESCAMPS Florence, L’historien, l’archiviste et le

magnétophone. De la constitution de la source orale à son exploitation, CHEFF, Paris, 2001 pour la première édition, 864 p., [également mis en ligne par open éditions books en 2011],

http://books.openedition.org/igpde/104. BEAUD Stéphane et WEBER Florence, Guide de l’enquête de

terrain, La Découverte, Paris, 2010, 334 p.

26 références communes avec les interviewés (noms des quartiers, des personnes, des postes de l’usine, etc.), ce qui est indispensable lors de l’entretien puis à son analyse1. La fin des questionnaires en vue des entretiens a donc alors été réservée à l’actualisation des questionnements. Mais surtout, le choix a été fait de poursuivre les rencontres avec certains anciens travailleurs afin d’accumuler des informations orales de manière plus naturelle que lors d’un entretien, ce dernier ayant par ailleurs pu être préalablement effectué de façon informelle lors d’un rendez-vous en mairie, ou autour d’un café ; il a été suivi d’autres rencontres, appels téléphoniques et une correspondance par courriels a pu être établie avec trois anciens travailleurs : en leur posant régulièrement des questions, j’ai pu avoir accès à leurs réseaux de connaissances alors qu’il m’aurait été impossible de rencontrer ces personnes. Fondé sur la confiance, ce contact entretenu pendant de longues années avec plusieurs témoins a été plus productif que n’importe quelle enquête menée sur une journée, et a permis de revenir sur mes sources afin de les compléter, de les préciser2. Enfin, il a été aussi possible d’être associé à la rédaction de plusieurs livres, d’assister ou de participer à diverses manifestations : comme des expositions, ou des vernissages3. À cette occasion, de nombreux enfants de travailleurs ont été rencontrés : deux d’entre eux – Éric Combaluzier et Michel Paret – organisent depuis longtemps des actions portant sur la mémoire des HFC, mais tous m’ont apporté des documents ou des témoignages supplémentaires.

L’accès à des sources privées complémentaires a alors été à l’origine de découvertes aussi inattendues que variées : film, photographies, correspondances, mémoire de recherche, articles de journaux, tracts, et même documents de l’entreprise non conservés dans des archives. Ainsi par exemple parmi les articles de journaux, plusieurs provenaient de numéros du Dauphiné libéré dont un correspondant local était Gaston Riffard, le dirigeant de la section CGT-FO de l’usine. Mais surtout, les sources privées sont les plus riches qui soient au niveau iconographique, notamment parce que

1 SIRNA Francesca, « L’enquête biographique : réflexions sur la méthode », in AGGOUN Atmane (dir.),

Enquêter auprès des migrants, Le chercheur et son terrain, L’Harmattan, 2009, 164 p., p. 9-30, p. 14 sqq. 2 Francesca Sirna insiste sur l’importance de la fréquentation des interviewés afin d’établir un sentiment de confiance, dans SIRNA Francesca, « L’enquête biographique : réflexions sur la méthode », op. cit. p.. 28 sqq.

3 Les premiers contacts ont été pris grâce au maire de Chasse Jean-Pierre Rioult et de son secrétaire général Régis Aloy : cela a permis les premières rencontres pour le livre de FOND Christine,

Chasse-sur-Rhône au fil de l’eau, GLM Communication, 2002, 103 p. Des années plus tard, la méthode a été reprise

pour les livres de BOUILLET Janine, Racines et réalités…, op. cit., BELON Pascal, Carnets de Chasse de A à Z, EMCC, Lyon, 2012, 96 p., les rencontres des « Patri/malles » qui ont été l’occasion en 2016 de rencontrer les Chassères lors de la tenue de deux conférences enregistrées portant sur les HFC, mais aussi de participer à diverses réunions avec eux afin d’organiser ces évènements, d’accueillir les scolaires, etc.

27 les travailleurs ont photographié leur usine ou leur quotidien. Or les images peuvent être une source pour l’historien, il faut aussi les utiliser avec méthode : car si elles ne mentent pas, elles n’en sont pas moins des interprétations du réel1. Produites par ou avec l’accord des dirigeants de l’usine, elles représentent le procès technique, une topographie de l’usine, des éléments de la culture de l’entreprise2 ; mais elles peuvent également être prises par les travailleurs eux-mêmes ou leurs familles. Elles sont toutes utiles pour tenter de savoir ce que font les ouvriers, tandis que comme l’indique Jean-Claude Daumas les discours sur eux, les normes et leurs pratiques sont bien souvent divergents3.

En s’interrogeant sur les conditions de travail et de vie des personnels de la Compagnie des Hauts-Fourneaux de Chasse pendant les Trente Glorieuses, cette thèse vise à revisiter cette période de croissance et d’amélioration des conditions de vie. La sidérurgie entrant précocement en crise, la fin des HFC n’a-telle pas annoncé ce qui allait se passer pour bien d’autres secteurs seulement à partir de 1974 ? Répondre à cette question nécessite de varier les échelles d’analyse et de ne pas se cantonner à une histoire des groupes sociaux, mais aussi de s’intéresser à celle des techniques, de l’entreprise ou du politique. Un plan chronologique a également été suivi.

Le premier chapitre porte sur la période de reconstruction et de relance de l’entreprise alors qu’elle est complètement à l’arrêt à la fin du conflit. Un rappel est cependant fait de la situation des personnels, de l’entreprise et de ses dirigeants pendant et avant la guerre, car ceux qui sont là en 1945 ont une histoire. Les dirigeants cherchent à les mobiliser afin de préparer l’usine à une nouvelle phase d’expansion des productions.

Le second chapitre aborde la période 1947-1956 pendant laquelle l’usine redémarre en effet. Mais la création de la CECA est accompagnée d’une évolution des rapports de force locaux dont pâtit le groupe d’entreprises auquel appartiennent les HFC au profit de celui dominé par les Aciéries de la Marine. Par conséquent après une phase d’expansion, les personnels vont devoir faire face à une baisse des productions tandis que l’on modernise l’outillage de l’usine. En 1956 est inauguré un nouveau haut-fourneau censé favoriser le renouveau de l’usine de Chasse.

1 MICHEL Alain, « Les images comme source d’une histoire pratique du travail à la chaîne : Renault (1899-1947) », Histoire et sociétés, n° 23, septembre 2007, p. 76-89. GERVEREAU Laurent, Les images qui mentent. Histoire du visuel au XXe siècle, Seuil, Paris, 2000, 458 p., p.15.

2 DEWERPE Alain, « Miroirs d'usines : photographies industrielles et organisation du travail à l'Ansaldo (1900-1920) », Annales Économies, Sociétés, Civilisations, 42ᵉ année, n° 5, 1987, p. 1079-1114.

28 Dans le troisième chapitre, on constate que, dans le même temps, le périmètre de l’entreprise chassère se réduit progressivement car elle perd progressivement ses filiales. De plus, les dirigeants de Marine prennent une influence croissante, jusque dans son conseil d’administration. Les politiques d’entreprises suivies misent alors sur l’expansion et la modernisation de l’outillage afin de conserver une certaine indépendance. Le personnel participe de cette phase d’expansion, tandis que les recrutements, le travail, les conditions de travail sont à nouveau nécessairement affectés. Dans le dernier chapitre, on peut voir que le pari est cependant perdu et en 1962 s’ouvre une période de crise. L’année 1963 est un premier temps fort pendant lequel les travailleurs des HFC sont mobilisés. Ils le sont à nouveau en 1966 alors que de nouveaux dirigeants ont pris le pouvoir. Malgré une longue lutte, l’entreprise ferme et son usine est démantelée. Se pose alors la question de la reconversion du site et de ses travailleurs.

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CHAPITRE 1 : RECONSTRUCTION

ET RELANCE, 1945-1947

La phase de reconstruction et de relance de l’activité économique en France après la Seconde Guerre mondiale est un sujet d’étude historique déjà ancien1. Cela a permis à de nombreux ouvrages et articles de vulgariser le sujet devenu commun en histoire économique et sociale de la France2. Les thématiques sont connues : on s’intéresse aux destructions, on constate les difficultés à relancer l’économie qui est convalescente pendant plusieurs années, enfin on insiste sur le rôle de l’État3 et du plan Marshall dans la relance.

Aujourd’hui, un changement est cependant perceptible en raison de l’évolution de l’approche scientifique : on ne s’attache plus au conflit en lui-même, mais on s’intéresse aussi à la période qui le suit, on aborde les deux ensembles et non plus comme avant de manière de manière séparée4. De plus, au niveau sectoriel, l’industrie française5 – et la sidérurgie – ont également été étudiés : elles participent activement à la reconstruction de toute l’économie6. À une autre échelle, la reconstruction régionale dans le bassin stéphanois est également connue grâce notamment à la thèse de Monique Luirard7. Cependant à l’échelle locale, malgré différents travaux, pour l’usine

1 La bibliographie ne pouvant toute être citée, on se limitera aux titres suivants : BAIROCH Paul,

Victoires et déboires, Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, tome 3, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1997, 1111 p., p. 104 sqq. BRAUDEL Fernand et LABROUSSE Ernest (dir.),

Histoire économique et sociale de la France, tome IV, volumes 1-2, Paris, PUF, 1982, 980 p., p. 667 sqq., et p. 763 sqq.

2 On peut citer par exemple ASSELAIN Jean Charles, Histoire économique de la France du XVIIIe siècle à nos jours, De 1919 à la fin des années 1970, Tome 2, Coll. Points histoire, Éditions du Seuil, Paris, 1984, 219 p., p. 107 sqq. VOLDMAN Danièle, « 1945-1950 : La Reconstruction », L’Histoire, n° 179.

3 MARGAIRAZ Michel, L’État, lesfinances et l’économie. Histoire d’une conversion. 1932-1952, op. cit.

4 VAYSSIÈRE Bertrand, « Relever la France dans les après-guerres : reconstruction ou réaménagement ? », Guerres mondiales et conflits contemporains, 4/2009, n° 236, p. 45-60.

5 WORONOFF Denis, Histoire de l’industrie en France, du XVIe siècle à nos jours, Paris, Le Seuil,

1998, 681 p., p. 483 sqq.

6 MIOCHE Philippe, La sidérurgie et l’État en France des années 1940 aux années 1970, op. cit., p. 589

sqq. BUSSIÈRE Éric et CHADEAU Emmanuel, « Sidérurgie et métallurgie lourde : aléas et structures », dans LÉVY-LEBOYER Maurice (dir.), Histoire de la France industrielle, Paris, Larousse, 1996, 550 p., p.335 sqq.

7 LUIRARD Monique, La région stéphanoise dans la guerre et dans la paix (1936-1951), op. cit., p. 669 sqq.

30 sidérurgique de Chasse-sur-Rhône, le sujet n’a en revanche jusque-là pas encore été abordé1.

Or la Compagnie des Hauts-Fourneaux de Chasse a traversé la Seconde Guerre mondiale en poursuivant ses activités jusqu’à la Libération. On doit donc faire un état des lieux de l’entreprise, de l’usine, et de son personnel à l’issue du conflit, alors que se mettent en place les éléments qui vont conditionner les Trente Glorieuses. Il s’agit de savoir comment la reconstruction et la relance s’effectuent dans l’immédiat après-guerre. Après avoir établi un bilan de sa situation à la Libération, on verra ensuite le redémarrage de ses activités jusqu’en 1947.