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I) Chasse année zéro : u ne entreprise à l’arrêt

2) La Compagnie des Hauts-Fourneaux de Chasse dans le réseau régional

Si la guerre et la Libération ont eu des conséquences importantes sur les filiales et la succursale de Chasse, c’est évidement aussi le cas pour les clients et fournisseurs de la Compagnie. Il n’est pas utile ici de faire la liste de toutes entreprises avec lesquelles elle a des liens économiques. On s’attachera donc seulement aux principales, car elles ont joué un rôle important dans l’histoire de la Compagnie des hauts-fourneaux de Chasse et de leurs personnels.

Il y a tout d’abord la Compagnie des fonderies, forges et aciéries de Saint-Étienne. Cette entreprise a été fondée à l’automne 1865 par l’ingénieur Charles Barrouin1. Elle est bien connue des historiens pour avoir participé au cours de l’année 1952 à la fusion avec la Compagnie des forges et aciéries de la Marine, un des éléments de la future société Creusot Loire2. Ce sont Ernest Revol et Charles Cholat – le premier administrateur délégué et le second secrétaire général du conseil d’administration de cette entreprise –, qui participent à la fondation de la Compagnie des Hauts-Fourneaux de Chasse en 18733. Charles Cholat en devient le secrétaire au conseil d’administration, poste qu’il occupe afin de « faire ses preuves » et de devenir administrateur des Aciéries de Saint-Étienne en 1874, puis administrateur délégué en 1876 à la mort d’Ernest Revol4.

Les liens entre les deux entreprises sont donc anciens et soutenus. Ils sont tout d’abord dus à la présence d’administrateurs communs : par exemple, trois sur les sept qui ont fondé Chasse ; soit Arbel, Roget et Revol ; et même quatre si on compte Cholat, qui est administrateur à Chasse dès son origine, quand il ne l’est pas encore à Saint-Étienne5. Au XXe siècle, les Cholat6 ayant pris le pouvoir à Saint-Étienne comme à

1 ADL, 117J1, procès verbaux du conseil d’administration 1865-1875. Voir aussi COLSON Daniel, La Compagnie des fonderies, forges et aciéries de Saint-Étienne (1865-1914). Autonomie et subjectivité techniques, Publications de l’Université de Saint-Étienne, Saint-Étienne, 1998, 290 p., p. 7.

2 Voir notamment MIOCHE Philippe et ROUX jacques, Henri Malcor : un héritier des maîtres de forges, Éditions du CNRS, 1988, Paris, 349 p., en particulier p. 50 sqq., ainsi que p. 307 sqq. BEAUD Claude, « Le drame de Creusot-Loire : échec industriel ou fiasco politico-financier ? », Entreprises et histoire, 2001/1 n° 27, p. 7-22. FREYSSENET Michel, La sidérurgie française 1945-1979, Histoire d’une faillite. Les solutions qui s’affrontent, Paris, Savelli, 1979, 170 p., p. 24-25.

3 ADI, 56J1 et COLSON Daniel, La Compagnie…, op. cit., p. 51-52.

4 COLSON Daniel, La Compagnie…, op. cit., p. 51-52.

5 ADI, 56J5, conseil d’administration du 12 septembre 1873 et ADL, 117J1, procès verbaux du conseil d’administration 1865-1875.

6 Sur la famille, voir notamment COLSON Daniel, La Compagnie…, op. cit. MIOCHE Philippe et ROUX

36 Chasse, la famille constitue alors le principal pivot entre les deux entreprises, ce qui est toujours valable après 1945. De plus, les réunions des conseils d’administration des HFC se tiennent pendant longtemps dans les locaux des Aciéries stéphanoises. Des facteurs industriels expliquent cette proximité : Chasse, dès sa création, fournit en fonte les fours Martin de Saint-Étienne et ces liens ont été maintenus avec le temps. Enfin, les deux entreprises ont aussi comme filiale commune la Société des forces motrices Bonne et Drac. Elles se partagent l’électricité, échangeant par exemple leurs quotas, en fonction de leurs besoins, pendant la Seconde Guerre mondiale1. Toujours pendant la guerre, Chasse se porte caution pour l’achat d’un four électrique dont la valeur forfaitaire est de 10 800 000 francs2.

Par conséquent, si les Aciéries de Saint-Étienne appartiennent à un groupe indépendant de celui de Chasse, on peut dire que les entreprises sont sœurs. Elles participent à un réseau industriel s’étendant à la vallée du Gier, mais dont les ramifications vont bien au-delà. Un autre pôle de ce réseau est constitué par les Aciéries Marrel de Rive-de-Gier, Jean-Baptiste Marrel rejoignant le conseil d’administration de Chasse en 18833. Ce dernier ayant été nommé vice-président du conseil d’administration des HFC à plusieurs reprises, il joue dès les débuts de l’entreprise un rôle clef. Les relations demeurèrent étroites, la famille Marrel restant au conseil d’administration de l’entreprise depuis ce temps-là, elle est encore présente après 1945.

Les autres clients ou fournisseurs de Chasse n’ont pas eu de liens aussi étroits que ceux des Aciéries de Saint-Étienne et Marrel de Rive-de-Gier4. Ils peuvent même appartenir à des réseaux concurrents, comme celui qui comprend la Compagnie des hauts-fourneaux et fonderie de Givors, établissements Prénat. Cette entreprise qui a été constituée en 18535 est localisée de l’autre côté du Rhône. Elle travaille en particulier avec la Compagnie des forges et aciéries de la Marine et d’Homécourt, dont plusieurs dirigeants sont des administrateurs de Givors : on peut citer en particulier Théodore

de la région stéphanoise au XIXe siècle 1815-1914, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1999, 448 p., p. 116-118.

1 ADI, 56J24, rapport du CA à l’AG ordinaire du 9 juin 1944. 2 ADI, 56J12, conseil d’administration du 29 avril 1943. 3 ADI, 56J5, conseil d’administration du 3 décembre 1883.

4 MIOCHE Philippe et ROUX jacques, Henri Malcor, op. cit., p. 313 sur Prénat et p. 317 sur Marine. 5 ADR, 34J1, Statuts de la société E. Prénat et Cie, Compagnie des Hauts-fourneaux et fonderies de Givors, 1853.

37 Laurent, Joseph Roederer ou Léon Daum1. Le premier est contraint de démissionner de ses postes de président du conseil d’administration et directeur général de Prénat au début de l’Occupation2 ; mais Roederer et Daum restent administrateurs à Givors. Or le premier a été directeur des usines de la Loire de la Compagnie des forges et aciéries de la Marine et d’Homécourt3, quand le second a été directeur général de la même entreprise4. Toutefois, si les Hauts-Fourneaux Prénat appartiennent à un réseau qui est en concurrence de celui de Chasse, ils ont déjà été amenés à collaborer à plusieurs reprises au cours de leur longue histoire. Par exemple, en 1890, les HFC se fournissent en coke auprès de la nouvelle cokerie de Givors, après avoir passé un contrat avec les Aciéries de Saint Chamond5. Bien plus tard, en 1922, les Hauts-Fourneaux de Chasse et ceux de Givors protestent de concert contre le prix du coke et de la charge excessive qui résulte de leur adhésion à la Société des cokes de hauts-fourneaux (SCOF)6. Toutefois, si à maintes reprises les entreprises collaborent, elles rivalisent aussi.

Des différends entre les deux réseaux peuvent remonter quasiment aux origines de Chasse, mais ils se développent surtout à partir de 1914. Par exemple en 1891, un « incident » porte sur la qualité de la livraison de la fonte produite par Chasse pour la Compagnies des forges aciéries de Saint Chamond7. La solution à la crise est trouvée par l’acquisition de l’intégralité du stock litigieux par les Aciéries de Saint-Etienne et leur remplacement par les nouvelles productions de Chasse8. Le contrat avec Saint Chamond est donc renouvelé l’année suivante. Il l’a été jusqu’à la Grande guerre, car après cette période, Saint Chamond, Assailly ou Lorette qui « faisaient partie […] de la clientèle de Chasse, sont maintenant approvisionnés par les Hauts-Fourneaux de Givors »9, sans que ces marchés ne soient partagés entre les deux usines productrices de fonte, qui approvisionnent donc les aciéries de deux réseaux devenus alors principalement concurrents.

1 Pour une biographie de Laurent et Daum, DAUMAS Jean Claude, CHATRIOT Alain, FRABOULET Danièle, FRIDENSON Patrick et JOLY Hervé (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, Paris, Flammarion, 2010, 1620 p., p.403-405 et p. 218-219.

2 ADR, 34J7, assemblées générales, rapports et comptes-rendus imprimés 1917-1962, rapport du conseil d’administration et assemblée générale du 27 octobre 1941.

3 Ibidem, rapport du conseil d’administration du 15 juillet 1933. 4 Ibidem, rapport du conseil d’administration du 25 août 1934 5 ADI, 56J6, conseil d’administration du 25 février 1890. 6 ADI, 56J9, conseil d’administration du 29 décembre 1922.

7 ADI, 56J6, séances du conseil d’administration du12 février et du 28 mai 1891. 8 Ibidem, séance du 27 juin.

38 L’entre-deux-guerres et le second conflit mondial ont été l’occasion de la poursuite de relations faites de méfiance, de rivalité, mais aussi de réalisme et de coopération entre ces deux réseaux d’entreprises. Deux exemples peuvent illustrer cela : celui de la participation de Chasse à une entente sur les fontes hématites, puis celui de la participation de ses dirigeants aux activités syndicales patronales du bassin de la Loire. Tout d’abord, au sujet de l’entente de 1925 sur les fontes hématites, il est possible de remonter à la fondation d’un comptoir à laquelle Chasse et Givors ont participé en 19191. Ce premier Comptoir est par la suite dissout2. Plusieurs épisodes de création et de menace, voire de suppression de l’entente se succèdent alors : en 1925 on a la renaissance de l’entente sous l’impulsion de Jacques Aguillon, administrateur délégué des Hauts-Fourneaux de Rouen3. Puis, avec la « dissidence » de Decazeville4, on entre dans une période où d’assez « nombreuses infractions aux prix minima » sont constatées5. En 1929, Chasse menace de quitter l’entente afin d’obtenir une hausse de son quantum (quantité de production allouée dans le cadre de l’entente), et elle l’obtient6. La Compagnie renouvelle sa menace en 1931 dans le contexte de la grande crise en critiquant le refus d’augmenter son quantum, alors que d’après elle Givors l’a obtenu7. Elle met alors sa menace à exécution par lettre à partir du 3 septembre, tout en restant en contact avec Jacques Aguillon8, mais en provoquant la dissolution du comptoir. Des pourparlers sont régulièrement tenus pour sa reconstitution9, qui ne prend effet qu’en 1935 avec la création de l’Union des Groupements de producteurs de fontes Hématites (UGH)10. Mais la reconstitution d’une entente est suivie d’accords et de désaccords avec Givors, par exemple sur le partage du quantum du Creusot, ou pour la rétrocession de quantum en période d’arrêt des hauts-fourneaux pour réparation11. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Comité d’organisation de la sidérurgie (CORSID) est créé dès novembre 1940. Il concerne « l'activité industrielle et

1 ADR, 34J223, Comptoir des Fontes hématites (1920-1934), PV. de la réunion du 16 mai 1919. 2 ADI, 56J9, conseil d’administration du 4 octobre 1923.

3 Ibidem, conseil d’administration du 20 août 1925. 4 Ibidem, conseil d’administration du 2 février 1928. 5 Ibidem, conseil d’administration du 7 septembre 1928.

6 ADI, 56J10, conseils d’administration du 17 octobre et du 28 novembre 1929. 7 Ibidem, conseil d’administration du 29 août 1931.

8 Ibidem, conseil d’administration du 1 octobre 1931.

9 Ibidem, séances du conseil d’administration du 23 février, du 29 novembre et 29 décembre 1932, puis du 2 mai 1933, puis du 29 mars et 23 août 1934.

10 Ibidem, séances du conseil d’administration des 31 janvier, 28 février et 28 mars 1935.

11 Ibidem, séances du conseil d’administration des 27 septembre et 5 novembre 1935, 5 novembre 1936, 4 novembre 1937 et 3 février 1938.

39 commerciale des entreprises qui élaborent les produits ferreux (fontes, aciers ordinaires ou spéciaux) ou qui les transforment par des opérations de laminage de fort tonnage »1. Sa création succède à la disparition de l’UGH suite à l’invasion. Il examine alors comment restructurer la sidérurgie française, et il envisage de faire de Chasse et de Givors des « points forts » car elles possèdent des hauts-fourneaux « bien placés géographiquement »2.

Mais si la création d’ententes se fait à l’échelle nationale, c’est surtout à l’échelle régionale que se développent les activités syndicales patronales du bassin de la Loire. Les représentants des réseaux auxquels appartiennent Chasse et Givors jouent un rôle central. Ainsi, en 1939, Pierre Cholat est président du Comité des Forges de la Loire3. Il conserve cette fonction alors que le Comité des Forges de la Loire devient la Chambre syndicale des aciéries et hauts-fourneaux du bassin de la Loire en 1941. La Chambre est chargée de seconder le Groupement de la sidérurgie du centre dont le président est Léon Daum (ce dernier est alors aussi administrateur des hauts-fourneaux de Givors et vice-président du Comité d’organisation de la sidérurgie)4. Mais si Pierre Cholat reste à cette fonction pendant tout le conflit comme représentant des Aciéries de Saint-Etienne, en revanche les HFC n’ont de représentant que jusqu’en 1943. Enfin, Pierre Cholat est également vice-président de l’Association des syndicats métallurgiques patronaux de la Loire qui devient un syndicat officiel dans le cadre de la Charte du travail5. Il est nommé ensuite président en 1943, dans le cadre de la formation d’un syndicat unique6.

En 1945, les dirigeants de Chasse ont une influence à l’échelle principalement régionale. Prénat et surtout ses administrateurs venant de Marine Saint-Chamond agissent eux à l’échelle nationale. La fin du conflit a donc apporté une certaine incertitude au niveau économique en raison de la désorganisation des marchés. Il en est de même au niveau de l’évolution du rapport de force entre réseaux d’entreprises

153 AN/ F 12 / 10 134, décret portant création du CORSID, JO du 11 novembre 1940 dans BERGER Françoise, La France, l’Allemagne et l’acier (1932-1952). De la stratégie des cartels à l’élaboration de

la CECA, op. cit., p. 450. 2 Ibidem, p. 464.

3 ADR, 34J222, Comité des Forges de la Loire puis Chambre syndicale des Aciéries et hauts-fourneaux du bassin de la Loire et Association des Syndicats métallurgiques patronaux du bassin de la Loire, octobre 1899–novembre 1948.

4 Ibidem, réunion du Comité des forges de la Loire du 30 mai 1941.

5 Ibidem, réunions de l’Association des syndicats métallurgiques patronaux de la Loire du 8 février 1939 et du 28 novembre 1941.

6 Ibidem, assemblée constitutive du 9 décembre 1943 du Syndicat unique de la production des métaux de la Loire.

40 concurrentes et néanmoins collaboratrices dans un cadre régional. Ce dernier est devenu trop étroit, alors que l’État a appris à jouer un rôle central au niveau économique. Dans ce nouvel environnement, les dirigeants de Chasse vont devoir adopter de nouvelles stratégies : ils peuvent s’appuyer sur leur identité et leur expérience héritées d’un long passé.