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II) La permanence des dirigeants

3) Des dirigeants d’expérience

Si on compare les résultats de cette étude à ce que l’on sait du patronat français en général, on peut repérer plusieurs caractéristiques communes. Il y a tout d’abord l’âge : on aura donc noté que les dirigeants de l’usine sont des hommes, âgés ; tout comme les administrateurs. Ces caractéristiques liées à l’âge et au sexe sont par ailleurs observables à l’échelle de la France en 1945 : dans une étude sur le patronat français, Maurice Lévy-Leboyer trouve que l’âge moyen des cadres dirigeants d’un échantillon est de 56,8 ans en 1919, qu’il atteint 59,3 ans en 1939, pour retomber à 56,4 ans 19731. Dans son échantillon, en 1959, 60,6 % d’entre eux sont encore des « hommes du XIXe siècle », et ce sont eux qui ont eu « la charge de la reconstruction »2. Philippe Mioche ajoute que l’âge des dirigeants de la sidérurgie est même en moyenne plus élevé que dans le reste du patronat, ce qui reflète selon lui la personnalisation accrue du pouvoir dans cette branche3. Hervé Joly indique qu’il n’y a en effet pas eu pendant longtemps de limite d’âge4. C’est pourquoi nombre d’entre eux – près d’un tiers de son échantillon –, décèdent à leur poste. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à Charles Cholat en 1916. De plus, la crise des années 1930 n’a pas provoqué un renouvellement des dirigeants : alors même qu’elle a un effet sur les résultats des entreprises, il y a peu de concentrations et peu de dirigeants poussés vers la sortie. Ceux qui sont en poste, le demeurent, sauf peut-être pour les financiers qui sont davantage touchés que les industriels ; mais « dans ces

"bureaucraties" privées […] même lorsque les choses tournent mal, le milieu des affaires a suffisamment de ressources et de positions de second rang à offrir pour permettre, […] des repêchages, plus ou moins confortables »5.

Ensuite, leurs formations sont diverses : école d’ingénieurs, de commerce, licencié en droit ; même si la formation de tous les administrateurs n’a pas pu être

1 LÉVY-LEBOYER Maurice, « Le patronat français », in LÉVY-LEBOYER Maurice (dir.), Le Patronat de la seconde industrialisation, Cahiers du mouvement social, Éditions ouvrières, Paris, 1979, 320 p., p. 165.

2 Ibidem, p. 180.

3 MIOCHE Philippe, La sidérurgie et l’État en France…, p. 342. 4 JOLY Hervé, Diriger une grande entreprise …, op. cit., p. 222 sqq.

45 retrouvée. Parmi eux, le nombre d’ingénieurs est particulièrement élevé. Là encore, on peut constater que ces caractéristiques sont comparables à celles des études sur le sujet. Maurice Lévy-Leboyer trouve ainsi dans son échantillon de dirigeants d’entreprise que les ingénieurs (non compris ceux de la botte de Polytechnique) représentent 49,5 % et 39,6 % de l’échantillon, respectivement en 1939 et 19591. Hervé Joly parle lui aussi de « l’hégémonie des grandes écoles d’ingénieurs »2. Mais toutes n’ont pas la même influence, ni le même prestige. Il note alors la « réussite de l’école des mines de Saint-Étienne dans l’industrie minière », mais la plus faible représentation de ces anciens élèves dans les autres branches – même la sidérurgie –, « à l’exception d’un tropisme régional qui profite très fortement à Marine3 et, à un degré nettement moindre, aux entreprises plus éloignées Châtillon-Commentry et Schneider »4. On peut donc inclure Chasse dans ce « tropisme régional » ; car même si la commune n’est qu’en bordure du bassin stéphanois, ses dirigeants en sont issus.

On retrouve donc des caractéristiques comparables parmi les dirigeants des hauts-fourneaux de Chasse à celles de bien d’autres dirigeants ; pourtant, on peut aussi noter une certaine originalité. Elle concerne tout d’abord Pierre Cholat, et plus précisément sa formation ; puisque lui-même n’est pas ingénieur, mais simplement diplômé de l’école supérieure de commerce de Lyon. Ce fait est notable car les formations commerciales, même à HEC, sont d’après Hervé Joly « presque totalement absentes » parmi « les managers » avant la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est en effet – toujours d’après lui –, qu’après cette période que « le niveau de sélection s’élève. Ce qui vaut pour la plus prestigieuse [il s’agit d’HEC] vaut a fortiori pour les autres écoles de commerce, dont l’exigence scolaire est encore plus faible »5, l’école lyonnaise en faisant partie.

Ensuite, on peut noter le poids des femmes, ce qui est peut-être d’ailleurs moins remarquable qu’à remarquer ; car si on pense seulement aux hommes, on oublie qu’ils sont aussi des frères et des maris, et même des neveux. Or les alliances matrimoniales comptent beaucoup dans le réseau dont Pierre Cholat est le centre, comme cela a été

1 LÉVY-LEBOYER Maurice, « Le patronat français », op. cit., p. 152. 2 JOLY Hervé, Diriger une grande entreprise …, op. cit., p. 280.

3 Philippe Mioche note cependant que les présidents de Marine sont issus de l’école des mines de Paris pendant quatre générations (Laurent, Daum, Malcor, Legendre). Dans MIOCHE Philippe, La sidérurgie

et l’État en France…, p. 336. Pour être même précis, ils sont du corps des mines. Pour une biographie d’Henri Malcor : DAUMAS Jean Claude, CHATRIOT Alain, FRABOULET Danièle, FRIDENSON Patrick et JOLY Hervé (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, op. cit., p. 453-455.

4 JOLY Hervé, Diriger une grande entreprise …, op. cit., p. 308. 5 JOLY Hervé, Diriger une grande entreprise …, op. cit., p. 272 sqq.

46 d’ailleurs déjà le cas du temps de son père. Ainsi, son oncle, Léon Poidebard est un ancien administrateur de Chasse. On peut citer aussi Pierre Grelet de la Deyte qui est son beau-frère et administrateur des Aciéries de Saint-Étienne. Sa propre femme, Hélène Chalus, est la fille d’un banquier1, dont la famille dirige l’une des plus ancienne banque privée française.

Enfin, la famille Cholat est elle-même remarquable, en raison de la diversité des affaires qu’elle a dirigées, même si c’est dans un oubli relatif. On connait surtout Charles Cholat ; mais ses quatre fils n’ont pas eu la notoriété d’un Théodore Laurent et d’un Henri Malcor des Aciéries de la Marine, ou encore des enfants des frères Marrel de Rive-de-Gier, bien qu’ils aient été de leurs générations. Ils apparaissent relativement peu dans les ouvrages étudiant les entreprises régionales. Ainsi, dans Entreprises et pouvoir économique dans la région Rhône-Alpes (1920-1954), seul Auguste Cholat est recensé. Il a dirigé les Verreries de Saint Galmier (source Badoit) et est présent à quatre conseils d’administration, c’est-à-dire autant qu’un Théodore Laurent d’après cette même source2. Mais Pierre et ses autres frères ne sont pas nommés. Ils administrent ou dirigent pourtant de nombreuses entreprises : Hauts-Fourneaux de Chasse, Aciéries de Saint-Étienne ; mais aussi leurs filiales, comme les mines de la Têt dont Lucien est le PDG3. Bien sûr, comme l’écrit Jean-Claude Daumas, l’exhaustivité est « une entreprise impossible » en ce qui concerne l’étude du patronat4. La diversité de leurs affaires, le fait qu’elles ont des tailles et une situation géographique différentes contribuent également sans doute à cela.

La Seconde Guerre mondiale a donc été traversée par une entreprise dont les dirigeants sont âgés, mais aussi expérimentés. Ils dirigent plusieurs filiales, l’usine de Chasse constituant le centre de l’entreprise vers lequel convergent les productions. Les réseaux d’entreprises auxquels les HFC appartiennent sont également anciens, mais ont résisté au conflit. On peut alors s’interroger sur la manière dont le personnel a vécu lui aussi cette période.

1 Janine Bouillet a grandement contribué à m’éclairer sur ces sujets, mais ces informations sont aussi généralement dispersées à travers les archives.

2 JOLY Hervé, ROBERT François, GIANDOU Alexandre, Entreprises et pouvoir économique dans la région Rhône-Alpes (1920-1954), Cahiers Pierre Léon n° 4, Lyon, 2003, 300 p., p. 260 et 268.

3 ADI, 56J22, rapport du CA à l’AG ordinaire du 28 juin 1949. 4 DAUMAS Jean Claude, « Regards sur … », op. cit., p. 3.

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