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Chapitre 4 : La mémoire épisodique

II. Et chez l’animal ?

La conscience de soi comme élément central dans la définition de Tulving de la mémoire épisodique a beaucoup freiné les études de la mémoire épisodique chez l’animal. C’est pour cette raison que certains auteurs ont introduit le terme de « episodic-like memory » en lui apposant une définition purement opérationnelle c’est-à-dire comme la mémoire du « Quoi »,

« Où » et « Quand » (Clayton & Disckinson, 1999; Griffiths et al., 1999; Clayton et al., 2001a,

2003; Dere et al., 2006; Crystal, 2009). Selon cette définition, il est possible de trouver des exemples en milieu naturel d’espèces qui présentent des comportements faisant appel à un type épisodique de mémoire (Clayton et al., 2001a). Par exemple, les primates non humains présentent un comportement de type épisodique puisque dans le cas d’une communauté avec un mâle dominant et des alliances, les singes doivent se souvenir de qui a fait quoi et à qui (Aureli & Waal, 2000). On peut également citer les oiseaux qui parasitent d’autres oiseaux en plaçant leurs œufs dans le nid d’espèces hôtes. Ces oiseaux observent les espèces qu’ils parasitent afin de savoir quand ils doivent revenir pour déposer leurs œufs. Ils doivent donc se souvenir où se situe le nid de l’espèce à parasiter et quand y aller pour tomber au moment où l’espèce hôte a pondu ces propres œufs (Quoi). Les campagnols des champs forment des communautés composées d’un mâle et de plusieurs femelles sur un grand espace de terrain.

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Afin de féconder les femelles, le mâle doit savoir quand une femelle est réceptive (Quoi) et où elle se situe sur le terrain afin d’éviter de parcourir trop de distance et ainsi de s’exposer trop longtemps aux prédateurs. Certains oiseaux et mammifères cachent de la nourriture (Quoi) dans plusieurs cachettes (Où) pour ensuite retrouver cette nourriture en fonction de leur périssabilité (Quand/Depuis combien de temps) (Salwiczek et al., 2010).

En utilisant cette dernière observation, Clayton et Dickinson réalisent la première mise en évidence expérimentale que des animaux sont capables de mémoire épisodique (Figure 24 ; Clayton & Dickinson, 1998; Clayton & Disckinson, 1999; Clayton et al., 2001a, 2001b). En utilisant la capacité naturelle de cache d’une espèce d’oiseaux – le geai buissonnier – ces auteurs montrent que ces oiseaux sont capables de se souvenir de la localisation (Où) d’un type de nourriture (Quoi) en fonction de sa périssabilité dans le temps (Quand/Depuis

combien de temps).

Figure 24 : Paradigme expérimental utilisé par Clayton et Dickinson sur le geai buissonnier

Les oiseaux cachent des vers (W) et des cacahuètes (P) dans un bac à différents intervalles de temps. Quatre heures après avoir caché de la nourriture, les oiseaux préfèrent aller chercher les vers alors que 124 heures après ils retournent à l’emplacement des cacahuètes. D’après Clayton & Dicksinson 1998.

Pour cela, les animaux sont mis en présence de vers (nourriture préférée et périssable) et de cacahuètes (nourriture non périssable), qu’ils cachent spontanément à différents moments dans des bacs à disposition remplis de sable. Une fois la nourriture cachée, les oiseaux retournent dans leur cage. Quatre ou 124 heures plus tard, les animaux sont remis en présence du bac où ils ont caché la nourriture. Les auteurs ont observé que 4 heures après, les oiseaux retournaient dans les cachettes contenant les vers alors que 124h plus tard, lorsque les vers se sont dégradés avec le temps, ils retournaient directement dans les cachettes contenant les cacahuètes (Figure 24 ; Clayton & Dickinson, 1998). La perception du temps qui s’est écoulé entre le moment où la nourriture a été cachée et le moment où ils

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doivent la retrouver (Quand) permet aux oiseaux de sélectionner le type de nourriture (Quoi) qu’il est préférable de consommer à ce moment et ainsi de retourner dans les bonnes cachettes (Où). Ce comportement est interprété par les auteurs comme la faculté qu’ont ces animaux à se rappeler d’informations de type épisodique. Clayton et coll. ont poursuivi leur études sur les geais et ont montré que si les vers sont encore consommables à long terme, les oiseaux retournent dans les cachettes contenant les vers et ce à court et long terme (Clayton & Dickinson, 1998), suggérant que le fait d’aller chercher les vers à court terme lorsqu’ils sont périssables et les cacahuètes à long terme n’est pas un comportement inné mais qu’il correspond bien à un souvenir épisodique. Les auteurs ont par la suite ajouté une difficulté en proposant aux geais des vers, des crickets et des cacahuètes (Clayton et al., 2001b). Les vers sont toujours périssables à long terme, entre 4 et 28 heures, les cacahuètes ne sont pas périssables et les crickets sont périssables à moyen terme, entre 28 et 120 heures. Les auteurs montrent que 4 heures après la phase d’acquisition, les oiseaux vont chercher les vers, au bout de 28 heures, ils vont chercher les crickets et à long terme, ils vont chercher les cacahuètes. Ces données montrent que les geais sont capables d’utiliser cette mémoire épisodique en estimant assez finement le temps écoulé. Par ailleurs, lorsque d’un coup les vers pourrissent très rapidement, les geais arrêtent de les cacher (Clayton et al., 2005), suggérant que les souvenirs épisodiques peuvent être utilisés de manière flexible afin d’adapter leur comportement à la situation présente.

Ces études sur le geai buissonnier ont été le point de départ d’un débat sur l’existence d’une mémoire épisodique chez d’autres espèces. D’autres auteurs ont montré la présence de mémoire épisodique chez d’autres espèces d’oiseaux : la mésange à tête noire, les corvidés et le pigeon (voir pour revu Salwiczek et al., 2010). Nous avons vu plus haut, que le campagnol des prés présente un comportement de type épisodique de façon naturelle. Ce comportement a été étudié en laboratoire et montre que les campagnols des prés possèdent une mémoire épisodique (Ferkin et al., 2008). Dans un labyrinthe en T, deux femelles sont placées au bout des deux bras du labyrinthe, une des femelles est réceptive sexuellement alors que l’autre est à 24 heures de la mise bas et donc non réceptive. Le mâle a la possibilité de visiter les deux bras. Dans les 12 heures après la mise bas, les femelles présentent un pic de réceptivité. Lorsque le mâle est replacé dans le labyrinthe 24 heures après la phase initiale, c’est-à-dire peu de temps après que la femelle est mise bas, il visite plus la localisation où la femelle s’apprêtait à mettre bas car au moment où le campagnol est remis dans le labyrinthe, elle est très réceptive. Les campagnols des prés présentent donc un comportement épisodique : Quelle femelle (Quoi) est réceptive (Quand) et dans quel bras du labyrinthe (Où). Par contre lorsque le mâle est remis dans le labyrinthe 48 heures après la phase d’acquisition, c’est-à-dire lorsque les deux femelles présentent le même niveau de réceptivité, il visite indifféremment les deux localisations où se trouvaient les femelles. Jozet-Alves et coll. montrent que les poulpes possèdent également une mémoire épisodique (Jozet-Alves et al., 2013). Les poulpes sont

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placés dans une arène expérimentale possédant deux localisations qui délivrent des crabes sur une des deux localisations et des crevettes, nourriture favorite du poulpe, sur l’autre localisation. Lorsque les poulpes sont remis dans l’arène 1 heure après, la localisation qui délivrait initialement des crabes redonne de la nourriture (crabe) alors que 3 heures après, les deux localisations redonnent de la nourriture (crabe et crevette). Lorsque les poulpes sont remis dans l’arène 1 heure après, ils se dirigent préférentiellement vers la localisation qui délivre les crabes puisqu’ils s’attendent à ne rien trouver d’autre à manger alors que 3 heures après ils vont préférentiellement vers la localisation qui délivre les crevettes puisqu’à ce délai, elles sont à nouveau disponibles et qu’ils les préfèrent (Figure 25 ; Jozet-Alves et al., 2013). Les auteurs concluent donc que les poulpes possèdent une mémoire épisodique puisqu’ils sont capables de se souvenir quel type de nourriture (Quoi) est délivré, où et depuis combien

de temps.

Figure 25 : Paradigme expérimental utilisé par Jozet-Alves et coll. sur le poulpe

Au départ, les deux localisations de l’arène délivrent de la nourriture mais une seule des deux délivre la nourriture préférée des poulpes, la crevette. Une heure après, uniquement la localisation délivrant le crabe délivre à nouveau de la nourriture alors que 3 heures après les deux localisations délivrent à nouveau de la nourriture. Extrait de Jozet-Alves et al. 2013.

La mémoire épisodique a également été mise en évidence chez les grands singes : chimpanzés, orangs-outans et bonobos (Martin-Ordas et al., 2010) grâce à un paradigme expérimental identique à celui utilisé par Clayton chez les oiseaux. Les auteurs montrent que les singes sont capables de se souvenir d’où ils peuvent obtenir un jus d’orange qu’ils apprécient (Quoi) et depuis combien de temps l’animal n’a pas eu de jus d’orange. L’ensemble de ces données indique que plusieurs espèces animales sont capables d’exprimer une mémoire épisodique de type « Quoi, Où, Quand ».

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