• Aucun résultat trouvé

L’analyse sociologique des dysfonctionnements bureaucratiques

Les transformations de l’administration

Section 1. Les limites du modèle bureaucratique

1.1. L’analyse sociologique des dysfonctionnements bureaucratiques

Plusieurs sociologues ont révélé les limites de ce type d’organisation et la formation de cercles vicieux.

Pour R.K. Merton (1940), la prédétermination des tâches provoque une rigidité des comportements, une incapacité croissante à s’adapter et une distance de plus en plus importante entre les agents et les usagers. De nouvelles règles sont alors mises en place pour dicter les comportements, ce qui tend à renforcer les attitudes ritualistes des agents.

P. Selznic (1949) montre que la spécialisation des tâches engendre un esprit de caste, et favorise la divergence des intérêts entre les différents sous-groupes de l’organisation au détriment de l’intérêt général. Pour améliorer le contrôle des comportements, l’organisation bureaucratique tend à spécialiser davantage les tâches, ce qui engendre un cercle vicieux.

A. W. Gouldner (1954) a également mis en évidence l’existence d’un cercle vicieux bureaucratique. L’utilisation des règles impersonnelles atténue le poids des contrôles et des sanctions et impose alors aux supérieurs hiérarchiques de superviser plus étroitement leurs subordonnés. Ceci engendre de fortes tensions interpersonnelles. De manière à satisfaire aux exigences d’égalitarisme et d’impersonnalité des agents, de nouvelles règles sont alors élaborées.

Chapitre II. Les transformations de l’administration

M. Crozier, dans son ouvrage Le phénomène bureaucratique, critique de façon acerbe ce modèle et le définit comme « un système d’organisation incapable de se corriger en fonction de ses erreurs et dont les dysfonctions sont devenues un des éléments essentiels de l’équilibre » (1963, p. 239).

Selon M. Crozier, l’inefficacité du modèle bureaucratique s’explique par l’existence de quatre caractéristiques fondamentales de cette organisation.

La première est relative à « l’étendue du développement des règles impersonnelles » (Crozier, op. cit., p. 230), lesquelles prescrivent les conduites, définissent les fonctions, président au choix des personnes… Ces règles protègent le fonctionnaire de l’arbitraire ou des pressions des supérieurs et lui assurent ainsi indépendance et sécurité. Le problème réside dans le fait qu’elles isolent complètement le fonctionnaire. Ce dernier est alors, d’une part, privé de toute initiative et, d’autre part, « complètement libre de tout lien de dépendance personnelle ; il ne craint personne et se trouve presque aussi indépendant de ce point de vue que s’il n’était pas salarié » (Crozier, op. cit., p. 232). Toutefois, en pratique, les règles laissent toujours une marge de manœuvre à chaque fonctionnaire, qu’il peut ainsi utiliser pour atteindre ses propres objectifs.

Par ailleurs, l’organisation bureaucratique est caractérisée par « la centralisation des décisions » (Crozier, op. cit., p. 232). Cela signifie que le pouvoir de décision est très éloigné du niveau d’exécution ; la priorité est alors accordée aux problèmes « politiques internes » - « lutte contre le favoritisme et l’arbitraire, sauvegarde de l’équilibre entre les différentes parties du système » - au détriment des problèmes d’adaptation à l’environnement. La centralisation des décisions implique ainsi une certaine rigidité de l’organisation.

M. Crozier (op. cit., p. 233) critique ensuite « l’isolement de chaque catégorie hiérarchique et la pression du groupe sur l’individu ». L’organisation se compose d’une série de strates qui ne communiquent que peu entre elles et s’isolent ainsi les unes des autres. Au sein de chacune d’entre elles, la pression des pairs devient particulièrement importante et l’individu se détermine avant tout en fonction des intérêts du groupe. Par ailleurs, l’isolement de chaque strate lui permet de contrôler ce qui ressort de son domaine et d’ignorer en revanche les buts de l’organisation. Le « ritualisme » peut s’expliquer par cette stratification,

Chapitre II. Les transformations de l’administration

56

dans la mesure où le « déplacement des buts » est compréhensible seulement s’il permet au groupe d’améliorer sa position au sein de l’organisation.

Enfin, M. Crozier (op. cit., p. 235) critique « le développement de relations de pouvoir parallèles ». L’organisation ne peut éliminer toutes les zones d’incertitude en son sein par la multiplication des règles impersonnelles et la centralisation du pouvoir. De plus, les pouvoirs parallèles apparaissent finalement d’autant plus importants que l’organisation est hiérarchisée et impersonnelle. Ainsi, les individus contrôlant ces zones disposent d’un certain pouvoir et réussissent à bénéficier de privilèges importants.

De ces caractéristiques fondamentales découlent des difficultés, des mauvais résultats et des frustrations, qui viennent développer de nouvelles pressions. Ces dernières renforcent de façon paradoxale le climat d’impersonnalité et de centralisation qui est à l’origine de ces problèmes. Le dysfonctionnement de l’organisation apparaît ainsi comme un trait essentiel de l’organisation bureaucratique.

De plus, une autre critique de l’organisation bureaucratique est relative aux processus de changements. Dans la mesure où cette organisation se caractérise par sa rigidité excessive, il apparaît que toute transformation présente quelques difficultés. La rigidité du système empêche de fait une adaptation progressive de l’organisation à son environnement. En effet, les échelons inférieurs ne disposent pas de marges de manœuvre suffisantes pour mettre en place les innovations nécessaires pour répondre aux problèmes qu’ils rencontrent. Ainsi, l’innovation ne peut venir que du sommet de la hiérarchie, et celle-ci ne sera alors mise en œuvre que lorsque les dysfonctions rencontrées seront devenues particulièrement importantes. Dans ce cadre, tout changement d’importance ne peut passer que par la crise. Par ailleurs, ce changement s’effectuera du haut de la hiérarchie vers le bas.

Cette analyse de la bureaucratie peut toutefois être quelque peu tempérée : selon F. Dupuy et J.-C. Thoenig (1985), si l’innovation majeure passe nécessairement par le pouvoir politique, il existe toutefois des micro-innovations dans l’administration bureaucratique. En effet, ces auteurs ont montré qu’il restait à chaque agent des marges d’action discrétionnaires malgré l’importance des règles. Comme, par ailleurs, les fonctionnaires doivent s’adapter à des demandes et à des problèmes spécifiques, ils inventent des réponses locales. Toutefois, ces micro-innovations ne peuvent se diffuser dans l’administration dans la mesure où le

Chapitre II. Les transformations de l’administration

fonctionnaire n’a pas intérêt à communiquer aux supérieurs ses astuces. Il risquerait en effet de perdre son autonomie et d’être pénalisé s’il commettait une erreur. En revanche, même si son innovation apparaît intéressante, elle ne donnera pas pour autant lieu à une récompense.

C. Giraud (1987) démontre, quant à lui, à partir de l’étude des changements introduits dans l’administration des télécommunications, que les organisations bureaucratiques disposent de capacités d’adaptation importantes : « nous sommes donc conduits à une vision plus nuancée de l’organisation bureaucratique où l’environnement pertinent et une ligne d’action politique peuvent créer suffisamment d’incertitudes organisationnelles pour entraîner l’apparition de nouveaux espaces de jeu et renouveler les jeux possibles des acteurs - gage d’une adaptation de l’organisation (…). Contrairement à la thèse de M. Weber, ce n’est pas alors l’interchangeabilité des agents, la standardisation des règles et la structure pyramidale des grades et des corps qui permettent l’expression d’une expertise basée sur la réussite à un concours - condition d’une efficacité de l’organisation bureaucratique - mais bien l’existence de jeux possibles autour d’objectifs à atteindre ; cette situation organisationnelle est la condition de l’expression d’une potentialité d’action de l’organisation » (Giraud, op. cit., p. 24-25).

Pour les sociologues, les dysfonctionnements de la bureaucratie sont principalement liés au manque d’initiative ou de liberté. Les tenants de l’analyse économique de la bureaucratie ont également mis en évidence les limites du modèle bureaucratique et l’inefficacité de la gestion publique. Ils considèrent, pour leur part, que c’est la relative autonomie du bureaucrate qui conduit à l’inefficacité des administrations.