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L’analyse économique de la bureaucratie

Les transformations de l’administration

Section 1. Les limites du modèle bureaucratique

1.2. L’analyse économique de la bureaucratie

L’analyse économique de la bureaucratie s’inscrit dans un courant de pensée hostile à l’intervention de l’Etat. Elle défend l’idée que les organisations sont gérées plus efficacement lorsqu’elles sont privées que lorsqu’elles sont publiques, le bureaucrate apparaissant comme un producteur inefficace.

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L’analyse économique adopte une démarche microéconomique du comportement des bureaucrates, lesquels cherchent à maximiser leurs intérêts privés. Selon L. Von Mises (1944 /

1946), l’inefficacité du comportement bureaucratique provient du fait que ses actions ne

peuvent être contrôlées par le profit et le marché. Le contrôle direct échappe aux usagers dans la mesure où il obéit à des règles qui ne sont plus nécessairement en rapport avec leur intérêt immédiat. En effet, selon L. Von Mises (op. cit., p. 53), « le critère d’une bonne gestion n’est pas l’approbation par les usagers d’un gain social net mais l’obéissance aveugle à des règles bureaucratiques ».

La nouvelle économie publique prolonge l’analyse de L. Von Mises (op. cit.) et cherche à déduire des comportements bureaucratiques un certain nombre de biais relatifs à l’allocation des ressources.

Nous étudierons dans un premier temps les fondements de l’analyse de la bureaucratie ; dans un deuxième temps nous verrons les principaux modèles de comportement bureaucratique ; enfin, dans un troisième temps, nous nous attacherons à décrire les recommandations de l’analyse économique de la bureaucratie.

1.2.1. Les fondements de l’analyse de la bureaucratie

L’analyse de la bureaucratie s’appuie sur la mise en évidence de l’existence d’un budget discrétionnaire et sur la théorie des droits de propriété.

1.2.1.1. L’existence d’un budget discrétionnaire

H. Simon (1979) a proposé une nouvelle approche de la rationalité. Il considère en effet que la rationalité ne peut être que limitée pour trois raisons :

- l’information est incertaine et imparfaite, - les capacités de calcul des agents sont limitées,

- il existe des situations stratégiques d’interdépendance.

Ainsi H. Simon (op. cit.) propose de substituer d’une part la notion de rationalité procédurale à celle de rationalité substantive et d’autre part de remplacer le principe de maximisation par un principe de satisfaction.

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La différence entre la rationalité substantive et la rationalité procédurale réside dans le fait que la première porte sur les résultats de la décision tandis que la seconde porte sur les procédures de la décision.

La différence entre le principe de maximisation et le principe de satisfaction réside dans le fait que le principe de maximisation suppose qu’un agent recherche l’action qui donne le meilleur résultat sous certaines conditions, tandis que le principe de satisfaction implique qu’un agent recherche une action qui conduit à un résultat jugé satisfaisant relativement à ses objectifs. Le principe de satisfaction est préférable à celui de maximisation pour deux raisons. D’une part, l’information dont dispose l’agent ainsi que ses capacités de calcul sont limitées, ce qui rend impossible la mise en œuvre d’une procédure de maximisation. D’autre part, la recherche d’un résultat jugé satisfaisant est la seule procédure permettant de parvenir à un compromis acceptable entre les différents membres de l’organisation.

Les travaux de R. Cyert et J. March (1963/1970) prolongent l’analyse de H. Simon (op. cit.). Ils analysent l’organisation comme une coalition de groupes, chacun de ces groupes ayant des objectifs propres qu’il cherche à atteindre à travers le fonctionnement de l’entreprise. Les objectifs de l’organisation ne peuvent être alors obtenus qu’à travers des négociations implicites ou ouvertes au sein de la firme, à l’issue desquelles des récompenses monétaires et non monétaires sont distribuées. Leur analyse rejoint alors celle de H. Simon (op. cit.) dans la mesure où les organisations ne cherchent pas tant à maximiser leur profit qu’à atteindre des résultats satisfaisants relativement aux intérêts des différents groupes constitutifs de l’organisation.

Pour maintenir la cohésion des groupes au sein de l’entreprise, l’organisation constitue un budget particulier, dénommé budget discrétionnaire, utilisé par les dirigeants pour conduire les négociations internes et obtenir l’acceptation par les différents sous-groupes des objectifs de l’organisation. Selon Williamson (1973), ce budget correspond à la différence entre le bénéfice d’exploitation potentiel (c’est-à-dire le bénéfice que l’organisation obtiendrait si l’adhésion des sous-groupes était naturelle et automatique) et le bénéfice effectivement dégagé.

Ainsi Cyert et March (op. cit.) ont mis en évidence que les dirigeants disposaient d’un budget discrétionnaire ou d’une réserve de gestion. L’analyse économique de la bureaucratie

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s’est appuyée sur cette théorie pour dénoncer le comportement des bureaucrates. Pourtant, l’existence d’une réserve de gestion n’est pas propre aux organisations publiques, l’analyse de Cyert et March concerne d’ailleurs l’entreprise capitaliste privée.

Enfin, l’analyse économique de la bureaucratie s’est appuyée également sur la théorie

de l’inefficacité X de H. Leibenstein (1976). En effet, les économistes de la nouvelle

économie publique retiennent l’idée selon laquelle il est impossible de contrôler strictement l’efficacité du travail. Cette impossibilité de contrôler le travail engendre d’importantes sources d’inefficience au sein de l’entreprise. Dans cette perspective, certains auteurs s’appuieront sur cette théorie pour montrer les inconvénients du statut de la fonction publique (Greffe, 1981).

D’autre part, l’analyse économique de la bureaucratie s’est également appuyée sur la théorie des droits de propriété.

1.2.1.2. La théorie des droits de propriété

La théorie des droits de propriété se rapproche des théories précédentes dans la mesure où elle tend à relativiser la notion de rationalité économique. Toutefois, elle ne part pas de l’idée selon laquelle la rationalité des individus est limitée, mais de l’idée selon laquelle « les effets de la rationalité dépendent des aménagements institutionnels au sein desquels elle intervient » (Greffe, op. cit., p. 18). Les individus maximisent leur utilité, mais les arguments de la fonction d’utilité sont liés au type d’organisation dans laquelle les individus évoluent.

La théorie des droits de propriété analyse l’effet des formes de propriété, et des formes institutionnelles en général, sur le comportement des agents individuels et, par là, sur le fonctionnement de l’économie. Elle s’efforce alors de montrer que le système de propriété privée est plus efficace que toutes les formes de propriété collective.

La théorie des droits de propriété analyse toute relation entre individus comme un échange de droits de propriété sur des objets. L’attribution de droits de propriété parfaitement définis est alors nécessaire à l’efficacité économique. En ce sens, ils doivent être exclusifs et transférables. L’exclusivité est essentielle dans la mesure où elle garantit à l’individu un usage

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des biens non subordonné à d’autres agents. La non-exclusivité des droits signifie que le pouvoir de l’individu et sa capacité de contrôle sont altérés. La transférabilité des droits signifie que l’individu doit pouvoir les échanger librement.

La théorie des droits de propriété analyse alors l’efficacité relative des différentes formes d’allocation des ressources au regard des attributs des droits de propriété. Ainsi, « la structure des droits de propriété sur laquelle s’appuie la firme doit permettre d’une part de profiter des avantages de la spécialisation et d’autre part d’assurer un système d’incitation et de contrôle efficace » (Coriat et Weinstein, 1995, p. 85). Il apparaît que c’est le système de droits de propriété privée qui constitue la forme la plus efficace d’organisation. Les autres formes organisationnelles conduisent à des pertes d’efficience.

L’organisation publique implique, quant à elle, une dégradation des droits de propriété particulièrement importante et le mécanisme d’incitation y est ainsi singulièrement inefficient. Les droits de propriété n’y sont en effet ni transférables ni exclusifs. La non-transférabilité des droits limite la marge de choix des gestionnaires publics ; ceux-ci ne peuvent céder librement leurs actifs et leur domaine d’action est a priori défini. La non-exclusivité des droits signifie que les gestionnaires ne peuvent bénéficier du rendement résiduel de l’organisation. Les bénéfices d’une gestion efficace n’étant pas appropriable par ceux qui la mettent en œuvre, les gestionnaires n’ont donc aucune incitation à réduire les dépenses et à maîtriser les coûts.

L’analyse de la bureaucratie, qu’elle repose sur la théorie de la rationalité limitée ou sur la théorie des droits de propriété, montre l’existence d’un budget discrétionnaire au sein du secteur public. L’approche du monopole public, représentée notamment par W.A. Niskanen (1971), considère que c’est le bureaucrate qui est le principal bénéficiaire de ce budget, tandis que l’approche du marché politique, défendue par A. Breton et R. Wintrobe (1982) accorde davantage d’importance à l’agent politique, ce dernier étant alors le bénéficiaire du budget discrétionnaire.

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1.2.2. Les modèles de comportement bureaucratique

Nous étudierons l’approche du monopole public, puis celle du marché politique. Nous verrons ensuite les effets secondaires de l’inefficacité bureaucratique.

1.2.2.1. L’approche du monopole public

Selon ce modèle, élaboré par W.A. Niskanen (op. cit.), le bureaucrate est en situation de monopole face aux usagers et face à l’autorité. Parmi un ensemble d’actions possibles, il choisit celle qui maximise son intérêt. Le bureaucrate bénéficie également d’un monopole d’information dans la mesure où il est le seul à connaître les coûts de production. Il peut alors bénéficier d’une marge égale à la différence entre le budget alloué et le coût de production.

L’utilisation de ce budget discrétionnaire dépend de la fonction d’utilité du bureaucrate. W.A. Niskanen (op. cit., p. 38) écrit : « parmi toutes les variables qui peuvent être incluses dans la fonction d’utilité du bureaucrate, on trouve : le niveau des rémunérations, les avantages du poste, la réputation, la puissance, le patronage, le produit du bureau, la possibilité de modifier rapidement les choses et la facilité de gestion. Or toutes ces variables, sauf les dernières (…) sont liées au niveau de budget par une fonction monotone croissante ». W.A. Niskanen (op. cit.) conclut alors à la tendance à la surproduction dans la bureaucratie. De plus, cette tendance à la surproduction peut, sous certaines conditions, s’accompagner de dépenses improductives.

D’autres auteurs ont développé des modèles dans le même contexte, en partant de l’hypothèse que le bureaucrate cherche à maximiser son budget ou son budget discrétionnaire. Le bureaucrate sera tenté de maximiser la quantité produite lorsque sa carrière et son budget dépendront de l’importance des quantités gérées. Il sera tenté de maximiser son budget discrétionnaire lorsqu’il pourra profiter de celui-ci pour augmenter son prestige ou son confort. Enfin, il pourra décider de maximiser la qualité.

Les effets des comportements des bureaucrates se traduisent donc en termes de surproduction, surcoût ou surqualité.

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1.2.2.2. L’approche du marché politique

L’approche du marché politique se distingue de celle du monopole non seulement parce qu’elle tend à accorder au politique un rôle dominant, mais encore parce qu’elle adopte une vision plus concurrentielle au détriment de l’image du monopole.

A. Breton et R. Wintrobe (op. cit.) traitent en effet l’activité politique en termes de marché. Ils reconnaissent toutefois l’existence des rigidités institutionnelles de la démocratie représentative qui l’éloignent du fonctionnement du marché concurrentiel. Ces rigidités sont liées à la règle de décision - les décisions collectives s’appliquant à tous dans les mêmes termes -, à l’espacement des élections, et enfin au fait que les élections aient lieu sur la base de programmes. En outre, le fait que la fixation des « prix » des biens collectifs se fasse indépendamment de la quantité introduit une quatrième source de rigidité.

Le modèle s’organise autour de trois agents : les électeurs, les politiques et les bureaucrates. Les électeurs cherchent à maximiser leurs satisfactions. Les politiques se spécialisent dans la production d’un programme de manière à maximiser leur probabilité de réélection. Les bureaucrates, quant à eux, maximisent leur utilité, à travers la maximisation de la taille de leur bureau. Si A. Breton et R. Wintrobe (op. cit.) ne reconnaissent pas aux bureaucrates un rôle aussi important que le leur reconnaît W.A. Niskanen (op. cit.), ceux-ci, toutefois, conservent une certaine influence, leur pouvoir résidant dans la manipulation de l’information. Pour inciter les bureaucrates à révéler leur information, les agents politiques peuvent soit instaurer une concurrence entre des bureaux dédoublés, soit acheter l’information.

Dans la mesure où l’approche du marché politique attribue au bureaucrate un rôle moins important que ne lui attribue l’approche du monopole, elle parvient à des propositions de réforme moins radicales que celles recommandées par l’approche du monopole.

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1.2.2.3. Les effets secondaires de l’inefficacité bureaucratique

Une tendance à la surproduction et l’existence d’un budget discrétionnaire constituent les principaux effets pervers de la gestion bureaucratique. Mais cette dernière conduit aussi à une inadaptation de la combinaison productive, liée à une mauvaise utilisation du facteur travail.

Ainsi selon C.N. Parkinson (1957), les bureaucrates ont une préférence pour le facteur travail au détriment du facteur capital, dans la mesure où l’importance du bureaucrate augmente avec le nombre de ses subordonnés. De même Williamson (1964) considère que l’augmentation du nombre de subordonnés permet au bureaucrate d’obtenir la garantie de la sécurité de l’emploi et l’élévation de sa rémunération. La gestion bureaucratique conduit ainsi à une sur-utilisation du facteur travail.

Par ailleurs, X. Greffe (1981) indique que certains auteurs considèrent que l’organisation bureaucratique entraîne également une routinisation du travail.

1.2.3. Les conclusions de l’analyse économique de la bureaucratie

L’analyse économique de la bureaucratie tend à montrer que la gestion bureaucratique se traduit par des surcoûts et des gaspillages de ressources. Elle prône alors l’instauration de mécanismes de marché pour limiter les défaillances de la gestion publique. Elle propose notamment trois solutions : « l’affermissement des pouvoirs de tutelle, la mise en œuvre d’une concurrence bureaucratique et la restauration du contrôle direct des consommateurs, c’est-à-dire la privatisation des activités publiques » (Greffe, op. cit., p. 15).

La première solution, le renforcement du pouvoir politique, permet d’éviter que les bureaucrates n’utilisent les ressources de l’Etat pour satisfaire leur intérêt privé. Différents instruments sont possibles pour améliorer le contrôle des bureaucrates : la redistribution de l’information, la modification des fonctions d’utilité, la définition des fonctions de production et des fonctions de coût, la remise en cause des statuts du personnel, la mise à l’écart des groupes de pression, et l’imposition du budget discrétionnaire (Greffe, op. cit.). Toutefois, cette solution rencontre deux limites : d’une part la mise en place de ces mécanismes peut

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s’avérer trop coûteuse, d’autre part les hommes politiques peuvent entrer en collusion avec les bureaucrates de manière à maximiser leur chance de réélection.

La deuxième solution envisagée consiste à instaurer une forme de concurrence entre les différents bureaux dans l’attribution de quotas de production. C’est donc l’autorité de tutelle qui organise la concurrence ; elle distribue, en effet, des droits de production aux différents bureaux, compte tenu de leurs propositions respectives. Il s’agit en fait d’une forme de contractualisation. Cette solution rencontre toutefois trois limites : la nature de l’autorité politique, la qualité douteuse de la publicité politique et les investissements improductifs engendrés par la concurrence (Greffe, op. cit.).

A la différence de la concurrence par les prix, la concurrence bureaucratique est sanctionnée par l’autorité de tutelle, et non par les consommateurs. Selon W.A. Niskanen (1971), le problème réside alors dans la possibilité que l’autorité de tutelle soit fortement demandeuse de biens publics. En effet, dans ce cas, elle ne peut résoudre le problème de la surproduction.

La publicité participe au bon fonctionnement de la concurrence pour peu qu’elle ne fasse pas l’objet d’un monopole. Or on peut s’interroger sur la nature de la publicité politique. En effet, celle-ci ne serait jamais valable, du fait du caractère restreint de l’information délivrée par les bureaux. De plus, la publicité serait faussée car ceux qui l’émettent disposent de moyens de pression sur les agents décideurs.

Enfin, la concurrence bureaucratique tend à renforcer les dysfonctionnements. En effet, dans un tel cadre, les bureaucrates augmenteront leurs dépenses de recherche de rentes, dépenses improductives.

Au regard des limites de ces deux solutions, la privatisation constitue, selon l’analyse économique de la bureaucratie, le meilleur moyen d’améliorer l’efficacité des administrations publiques. On distingue toutefois deux courants : pour les auteurs fondant leur analyse de la bureaucratie sur les théories de la discrétion managériale, les problèmes rencontrés par la bureaucratie ne lui sont pas spécifiques dans la mesure où les entreprises privées peuvent faire face à des difficultés similaires. De ce fait, les recommandations pour limiter les dysfonctionnements bureaucratiques sont variées (amélioration de l’information,

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rééquilibrage des pouvoirs et mise en concurrence limitée). En revanche, pour les tenants de la théorie des droits de propriété privée, c’est la spécificité des aménagements institutionnels de la bureaucratie qui explique son inefficacité. Il convient donc, selon ce courant, de privatiser les activités de l’Etat.

L’analyse économique de la bureaucratie s’attache à montrer l’inefficacité de la bureaucratie du fait des comportements des gestionnaires, la théorie des organisations interroge, quant à elle, l’efficacité des structures organisationnelles bureaucratiques.