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Il n’aura pas échappé aux observateurs des extraits vidéo que ces productions sonores des élèves ne sont pas d’une grande précision ! Sans exagérer, il y a une série de reproductions de cellules rythmiques où les élèves ne font pas preuve d’une belle unanimité gestuelle… Et il y a même des élèves qui se trompent manifestement.

Or l’enseignante, durant ces courts extraits, semble s’abstenir de réguler. Qu’est-ce à dire ? Pour tenter de comprendre ce qui peut expliquer les choix didactiques de l’enseignante, passons en revue certaines variables didactiques qu’elle introduit dans l’action en classe et d’autres, qu’elle n’introduit pas.

En somme, le système sémiotique importé en classe est issu d’un système sémiotique musical en vigueur dans le monde extra-scolaire et l’action conjointe consiste à mutualiser une sorte de

« modèle réduit » du système rythmique sans renoncer à certaines de ses caractéristiques essentielles.

Nous l’avons vu, elle sélectionne des activités de reproduction (réalisées plus ou moins fidèlement), avec des frappes de timbres différents, et elle met les élèves en position de déchiffreurs. Lorsqu’il s’agit de déchiffrement, les valeurs des notes sont plus « resserrées » : il y a moins de différence entre les valeurs les plus brèves et celles de plus longue durée que lorsqu’elle frappe un rythme qui n’est pas codifié par écrit. De plus, la variable « précision de la performance » n’est pas convoquée. On pourrait en déduire que l’enseignante écarte cette variable à cause de sa difficulté. Dans ce cas, il est difficile de saisir pourquoi elle introduit la variable des différents timbres, qui exigent une certaine forme de différenciation des gestes – une différenciation qui ne va pas de soi comme on le constate à l’observation des élèves.

A ce stade, on peut avancer l’hypothèse que le choix fait par l’enseignante permet à l’élève de faire une expérience concrète (gestuelle), où le déroulé d’un rythme reste fluide, indépendamment des différents timbres des frappes. Autrement dit, l’élève fait l’expérience que le paramètre rythmique est un paramètre indépendant du timbre, mais que ces deux paramètres s’articulent néanmoins l’un avec l’autre.

C’est d’ailleurs ce qui se passe chez Ravel (1924, p. 35) : le fouet, le tambour, une timbale, les cymbales et la grosse caisse produisent un rythme en se relayant ou en se superposant.

Notons encore que l’enseignante n’introduit pas d’extrait de partition comme celle-ci.

L’activité de déchiffrement se fait sur un tracé des notes excluant le paramètre des timbres : sur les « pancartes » placées devant les élèves, les notes sont écrites horizontalement et semblent reposer sur un seul et même socle. Ce qui accrédite l’idée qu’en privilégiant l’expérience concrète que nous avons décrite, elle jette les bases d’une approche particulière du phénomène rythmique.

Une autre variable didactique exclue par l’enseignante dans cette séquence est l’invention de rythmes par les élèves.

Quelles procédures sont ainsi privilégiées ? Et lesquelles eussent été possibles ?

Paradoxalement, ce qui semble privilégié, c’est une expertise de reconnaissance d’un rythme 110 sciencesconf.org:tacd-2019:280585

donné. Pourquoi paradoxalement ? Parce que l’enseignante semble mettre l’accent sur la production – et pas sur la réception.

Si la précision du geste avait fait, de la part de l’enseignante, l’objet d’aménagements, en vue d’améliorations successives, on aurait eu un signe que le côté performatif de l’activité s’avérait essentiel. Il n’en est rien : en reproduisant, même approximativement, les valeurs de façon à respecter les proportions, les élèves s’inscrivent dans un système qui implique de discriminer des valeurs, des durées, une structure binaire et un déroulé qui n’omet pas une des parties du rythme donné en exemple.

Sachant que l’enseignante introduira, dans cette séquence, la notion de thème, nous savons aussi que le caractère récurrent de celui-ci implique une double reconnaissance : mélodique et rythmique. Tout comme le rythme, la mélodie est un paramètre indépendant du timbre, mais qui s’articule à ce dernier. Être confronté à un thème, c’est, pour l’élève, être confronté à la reconnaissance d’un phénomène musical relativement complexe, puisqu’un thème reste un thème, qu’il soit joué à la flûte ou au violoncelle, qu’il soit joué adagio ou allegro (cf le thème de Juliette dans le ballet Roméo et Juliette de Prokofiev).

Si l’analyse des pratiques enseignantes est un enjeu fondamental dans l’élaboration de dispositifs de formation à l’enseignement, avec un recours de plus en plus courant à des films de classe, il nous semble, quant à nous, que cette analyse ne dégage véritablement ce qui est traité en classe qu’en s’appuyant sur une analyse a priori. Ce qui implique de ne pas seulement souligner ce qui est visible, observable et actualisé, mais aussi

- ce qui est non traité – mais en rapport avec la ou les notions faisant l’objet d’un projet de transmission ;

- ce qui eût pu être traité – en tenant compte de la nature de la séquence et des variables didactiques possibles.

Une telle démarche permet d’examiner différentes facettes des événements survenus en classe pour comprendre les enjeux traités (ou non traités) et élaborer de nouvelles stratégies.

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De l'idée d'un modèle en théorie de l'action didactique conjointe