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Les activités rythmiques font partie intégrante des propositions faites par les enseignants de musique en classe. Souvent, elles sont marquées par une forte densité d’actions (frappes des mains ou usage d’instruments de percussion) et par une faible densité de consignes. Le

« faire » (la production /reproduction de cellules rythmiques) est si central que les mots se raréfient. Ainsi, le mot « rythme » n’est pas nécessairement prononcé durant la leçon, quand bien même il paraît manifeste que « l’objet travaillé » est de nature rythmique.

Mais qu’est-ce qu’un rythme ?

Meschonnic (1982) commence par le définir de façon négative : « Le rythme n’est pas une notion sémantique. C’est une structure, un niveau » (p. 69). Pour Arom (2007), il faut prendre garde à la confusion entre métrique, mesure et rythme. De son point de vue, il faut partir du constat que l’ensemble des musiques du monde se divise en « deux grandes catégories : les musiques mesurées, dans lesquelles chaque durée entretient un rapport strictement proportionnel avec toutes les autres, et celles qui ne relèvent pas de ce principe » (Arom, 2007, p. 927). Si les premières sont associées à la notion de temps et de battue (Rousseau, 1768), le déroulement des secondes peut être comparé à une suite d’élans, chacun avec sa dynamique propre.

A l’école publique comme dans les cours dispensés à de jeunes élèves dans des institutions relevant de l’enseignement artistique, les activités rythmiques ne font pas nécessairement l’objet de précisions quant à une typologie générale du temps musical comme celle que nous venons d’évoquer. Pourtant cette typologie aurait pu servir de cadre référentiel aux contenus censés être transmis.

A travers un cas de séquence d’enseignement, nous allons tout d’abord tenter de cerner les éléments théoriques nécessaires à l’approche située

- d’objets rythmiques enseignés en classe (que ce soit dans des activités de production ou de réception) ;

- des modalités d’actions conjointes telles qu’il est possible de les déduire des observations effectuées.

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Dans un second temps, nous reviendrons sur l’intérêt de l’analyse a priori, qui distingue notamment :

- les procédures effectivement privilégiées dans l’apprentissage, vs/ des procédures qui eussent été possibles ;

- les choix faits pour certaines variables didactiques, vs/ les choix possibles a priori.

Nous verrons que l’observation de ce qui se co-construit dans la classe prend une signification différente suivant que l’analyse a priori est convoquée ou non.

Ce faisant, nous nous appuierons également sur l’analyse de la tâche, en particulier sa fonction d’hébergement d’un savoir (Leutenegger, 2009)

Activités de production / de réception

- Approche située des objets rythmiques enseignés en classe

Dans les disciplines artistiques, les activités de réception et de production sont censées se compléter l’une l’autre ou, au moins, coexister (cf la Charte de l’éducation artistique et culturelle4, pour la France, et le Plan d’études romand5, pour la Suisse). A ce propos, il est

4Charte présentée le 17 septembre 2018 par Françoise Nyssen, ministre de la Culture, et Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Éducation nationale

http://www.education.gouv.fr/cid134086/a-l-ecole-des-arts-et-de-la-culture.html

notamment :

La pratique artistique permet aux enfants de prendre confiance en eux, de réaliser concrètement des projets.

C’est aussi un puissant moyen de mener des projets en commun, de favoriser les relations sociales, d’être à l’écoute des autres et de développer le respect d’autrui. Aujourd’hui, les pratiques artistiques des enfants sont très inégales en fonction de leur milieu social et de l’endroit où ils se situent sur le territoire. Développer les arts à l’école relève donc d’une exigence d’égalité républicaine.

La confrontation aux œuvres permet aux enfants de se familiariser avec le sensible et de développer leur créativité. À l’heure où les médias de masse concourent à une certaine homogénéisation culturelle, il est très important d’enrichir les perspectives des enfants en leur faisant partager la diversité des arts et de la culture européenne et des autres continents.

5 https://www.plandetudes.ch/web/guest/a/cg/

sont privilégiés :

l'exploration des langages artistiques à travers le processus créatif (…);

l'établissement d'une distance critique pour comprendre différentes formes de langage artis-tique (…);

la découverte et l'appropriation progressive des langages visuels, plastiques et sonores (…);

la construction de références culturelles (…);

la découverte de pratiques collectives par des projets visuels, plastiques (œuvres, exposi-tions,…) et musicaux (chœurs, ensembles instrumentaux,…) ; la découverte des possibilités expressives du corps par le mouvement, la rythmique, la danse et le jeu théâtral ;

le développement des techniques artistiques.

question d’approches anthropologiques et culturelles, de pratiques et de projets, de langages à comprendre, devant être intégrés au sein « d’un parcours culturel cohérent et exigeant durant le temps de » la « scolarité » (cf Charte). Cependant, si les domaines disciplinaires (le rythme, en musique, par exemple) sont mentionnés dans les programmes, les moyens de cette cohérence ou ceux à mettre en œuvre pour une progression des élèves restent plutôt implicites.

La première enseignante (E1) que nous avons observée inclut dans chaque leçon de musique une sorte de rituel, très caractéristique des apprentissages par imitation : elle donne un exemple rythmique et les élèves l’imitent, sans transition entre la fin de son exemple et le début de leur imitation. Ce mode de faire « en miroir », mais aussi en écho, est également très utilisé en cours instrumental individuel. Par exemple, la plupart des enseignants de violoncelle sont assis de trois quarts par rapport à leur élève, de sorte que ce dernier puisse facilement voir les doigts sur la touche et la tenue de l’archet. L’enseignant joue un passage, partant du principe que l’élève pourra faire implicitement la somme des traits pertinents de son mode de jeu puis enchaîner, à son tour, par une production de ces mêmes traits pertinents.

Voici les exemples que l’enseignante frappe et que les élèves frappent àsa suite : extraits vidéo, tirés de la leçon 1 et de la leçon 4 :

L1 = 00'30 à 01'34 L4 = 07'38 à 12'40

Et voici un échantillon écrit de ces rythmes L1 :

L4 :

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Identification précise de l’objet enseigné ;

Toutes ces cellules rythmiques ont des points communs. Si nous repartons de la typologie évoquée par Arom (2007), celles-ci sont

- mesurées – les mesures elles-mêmes font appel à deux « carrures » : à deux ou à quatre temps ;

- il y a bien une proportionnalité précise entre tous les éléments de ces exemples : la décomposition de chaque temps est « binaire » – chaque noire se décompose en deux croches ou en quatre doubles croches ;

- à l’écoute, on découvre que le tempo de tous les exemples est stable, ce qui contribue à la perception d’une pulsation sous-jacente à l’ensemble de ces cellules rythmiques :

- une de ces cellules comporte un « silence », lui aussi mesuré.

Analyse de l’évolution de l’objet enseigné au fil des observations de séquences ; A première vue…

…Cette enseignante fait apparemment peu évoluer l’objet rythmique. En quatre leçons, le degré de complexité de l’objet rythmique reste relativement stable. : le rapport entre les valeurs longues et les valeurs courtes reste peu ou prou le même (pas d’introduction de valeurs 8 fois plus courtes ou 8 fois plus longues, par exemple sous forme de blanche ou de triples croches). En apparence, seule l’introduction d’un silence marque une petite variation de contenu…

…La production occupe une place récurrente dans les leçons, qu’il s’agisse de re-production (répétition d’une cellule rythmique frappée par l’enseignante et reprise par les élèves) ou de la

« traduction » sonore d’un rythme écrit (sur une pancarte), que chacun-e est appelé-e à déchiffrer puis à jouer.

…Le système proportionnel des durées est abordé de deux manières : par une prestation frappée (en solo / en collectif) et par l’écriture solfégique codifiée (sur les pancartes ou en vocalisant : « noire » / « croche, croche »). Mais seules des mesures à 2 ou 4 temps ainsi qu’une division binaire des temps sont abordées.

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Milieux didactiques

Qu’est-ce qui agit sur les élèves et sur quoi agissent-ils ? Reprenant la distinction opérée par Brousseau (2004) entre milieu matériel et milieu symbolique, nous pouvons observer que les élèves sont confrontés à :

a. un milieu matériel sonore qui agit sur eux et sur lequel ils agissent de multiples manières :

° en différenciant puis reproduisant des valeurs rythmiques (longues / courtes) et leur succession ;

° en différenciant puis reproduisant des frappes sur des corps sonores différents, respectivement : dans les mains, sur le sol, sur le torse, sur les cuisses, etc.

N.B. L’enseignante produit deux types de frappes : des sonores et des silencieuses, mais elle n’évoque pas ce binôme. En outre, elle fera aussi frapper les rythmes avec les pieds (soit en alternance, soit en sautant à pieds joints) ;

° en reproduisant la vocalisation des codes : « noire » / « croche »).

b. un milieu matériel visuel fait de codifications rythmiques écrites ; c. des milieux symboliques :

° le milieu de la percussion ;

[Une des caractéristiques de la percussion étant que le rythme peut être produit sur différents corps sonores, aussi bien grâce aux mains que grâce aux pieds, d’une part ; et que l’homorythmie bi-manuelle, la latéralisation ainsi que la fluidité d’un rythme – indépendamment de l’éloignement physique des corps frappés – doivent bien fonctionner, d’autre part.]

° la « littéracie musicale », qui permet à une personne d’être « performante » dans une communauté musicale donnée. (Ici, l’enseignante a choisi le code « classique » en vigueur depuis quatre siècles en Occident et, depuis lors, utilisé dans le monde entier – parfois en parallèle d’autres types de codifications.)

A chaque introduction d’une nouvelle caractéristique du milieu didactique (par exemple la fluidité, indépendante de l’éloignement physique des corps frappés), l’enseignante commence par « appauvrir » le milieu des valeurs rythmiques. Par exemple, lorsqu’il faut frapper successivement le sol et la poitrine, elle ne frappe que des valeurs de deux types: simples

(« croches ») et doubles (« noires »). Tout autre niveau de proportionnalité dans la durée des sons est provisoirement éliminé. Puis, lorsque cette caractéristique est entrée dans la pratique performative, elle revient à un degré de complexité plus grand.

Quelle action conjointe ?

Ce faisant, l’enseignante paraît bien engagée dans une démarche du type « action didactique conjointe ». En effet, elle a « d’abord institué la matérialité et l’effectivité du milieu » (…) puis son aspect représentationnel (…). [Son dispositif] « repose sur des systèmes sémiotiques spécifiques qu’îl faut pouvoir déchiffrer convenablemenet pour avancer (…). L’action conjointe, au sein d’un partage topogénétique, a commencé par l’adoption d’un certain formalisme » (Sensevy, 2011, p. 644).

En l’espèce, ce formalisme est celui du statut musical du paramètre rythmique, dans un contexte culturel et selon un traitement très particuliers :

- le paramètre rythmique est isolé des autres paramètres musicaux (la fréquence ou hauteur des sons, par exemple, est exclue), comme dans le cas des percussions à sons indéterminés – tambour, grosse-caisse, cymbales, triangle, tambourin, gong, etc.

(Mersenne, 1636) ;

- le codage du rythme, dont Bosseur (2005) estime qu’il a franchi une étape décisive avec l’adjonction de la semi-brève vers 1250, est abordé comme un système aux valeurs divisibles, avec des ligatures (Rousseau, 1768) – unissant ici deux croches, mais susceptible d’unir des doubles, triples… croches. N.B. Ces ligatures sont essentielles dans le système de notation, puisqu’elles ne s’appliquent qu’aux valeurs courtes et que noires, blanches, rondes et carrées ne peuvent être ligaturées.

On a ainsi affaire à un système bipartite : les valeurs « ligaturables » et les autres ; - la complexité et le nombre total de notes des cellules rythmiques proposées sont en quelque sorte calibrés pour que la production /reproduction des cellules soit à la portée des élèves (de sorte, entre autres, que ceux-ci puissent se souvenir de chaque cellule sans avoir oublié le début lorsque l’enseignante termine son exemple) ;

- le seul paramètre associé à ces cellules rythmiques est celui du timbre – or il se trouve que la multiplicité des timbres est un facteur essentiel de l’utilisation des percussions en matière d’orchestration (Julien, 1986).

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Il est possible de se faire une idée de l’importance du timbre pour la percussion en observant des partitions d’orchestre des 19ème et 20ème siècles : à part le timbalier – centré sur son set de timbales, tout percussionniste est en situation de passer d’un instrument de percussion à l’autre. Dans L’Enfant et les Sortilèges », Ravel (1924) fait migrer le/la percussionniste du tambour aux cymbales, de la grosse caisse au tam-tam, du triangle aux crotales, de la flûte à coulisse (oui, c’est le percussionniste qui joue de cet instrument !) à… la râpe à fromage, comme on peut en juger en examinant la nomenclature ci-dessous (partition Durand : 3ème page de l’introduction).

Les savoirs tacitement hébergés dans la tâche (Leutenegger, 2009), si discrets soient-ils, sont présents et l’élève est invité à s’en saisir dans des activités d’imitation, de déchiffrement et à caractère performatif. Pour l’enseignante, vérifier que les élèves se sont saisis de ces savoirs passe surtout par le fait d’analyser le rendu de leurs productions sonores.