• Aucun résultat trouvé

Les deux moments de forte publicité du problème de l’amiante autour de Jussieu dans la décennie 1970, puis vers 1995 (comme en témoignent les deux ouvrages parus

en 19962

) révèlent combien le processus de publicisation et la problématisation qui est faite d’une question ne relèvent ni d’un arbitraire, ni de la volonté d’acteurs isolés. Les

1. Philippe Juhem, SOS-Racisme. Histoire d’une mobilisation « apolitique ». Contribution à une

analyse des transformations des représentations politiques après 1981, Thèse pour le doctorat de science

politique sous la direction de Bernard Lacroix, Paris, Université Paris X, 1998, p. 421.

2. L’analyse du processus de publicisation de la période 1994-1996 sera effectuée plus en détail par la suite, mais il a semblé nécessaire, dès le commencement de ce travail, de donner un aperçu des lignes de force de la problématisation qui s’imposera plus tard.

formes extrêmement différentes données à sa définition à vingt ans d’intervalle montrent que celles-ci sont dépendantes d’un état du dicible et de l’indicible dans une configuration historique et sociale déterminée. La limite entre ce qui peut être dit ou non dans une société ne s’impose toutefois pas « d’en haut », directement sur les acteurs et les discours. Les contraintes qui aboutissent à faire émerger une définition spécifique

d’un problème1

n’existent pas indépendamment des différents acteurs ou groupes d’acteurs mobilisés, ni des discours en concurrence pour l’imposition d’une certaine problématisation. C’est au sein même des conflits entre ces acteurs et groupes d’acteurs, porteurs de discours différents, de leurs modalités de résolution, ainsi que dans les

logiques spécifiques aux différents secteurs sociaux protagonistes du conflit2

, qu’il faut les rechercher. Avant l’analyse du processus qui mène à la publicisation du problème de l’amiante dans les années 1990, quelques enseignements peuvent être tirés de sa précédente apparition publique, pouvant aider à mieux situer et comprendre la période intermédiaire.

L’exemple de 1970 montre que plusieurs conditions doivent être réunies pour qu’un processus de publicisation s’engage. Les souffrances vécues par les ouvriers directement exposés à ce matériau doivent être définies non plus comme une fatalité ou un destin propre à un groupe social, mais comme un mal contre lequel il est possible de

lutter3. L’action d’acteurs extérieurs à ce groupe social est sur ce point essentielle,

puisque c’est leur redéfinition de ce qui apparaissait comme une condition normale en problème sur lequel il est possible d’agir, réappropriée par les populations concernées, qui est déterminante.

On considère des situations comme des problèmes quand on en vient à penser qu’il faudrait y remédier. Les problèmes ne viennent pas tant des

1. contraintes qui peuvent aussi être analysées, à la suite de Anthony Giddens, comme des habilitations, c’est-à-dire que, même si elles imposent des formes très spécifiques à la formalisation d’un problème, ces contraintes sont les seuls vecteurs socialement disponibles permettant la publicisation d’un problème à un moment donné. Cf. Anthony Giddens, la constitution de la société. Eléments de la théorie

de la structuration, Paris, Puf, coll. Sociologies, 1987 (1ère édition anglaise, 1984), 474 p., bibliogr., index.

2. Sur ce point, voir Graham T. Allison, Essence of decision. Explaining the Cuban missile crisis, Boston, Little Brown and company, 338 p., index et Michel Dobry, Sociologie des crises politiques..., op.

cit.

3. « Pour que des litiges émergent et que des remèdes soient apportés, une expérience offensante inaperçue doit être transformée en une expérience offensante perçue. Les victimes non-informées de leur cancer, doivent apprendre qu’elles sont malades. », William L. F. Felstiner, Richard L. Abel, Austin Sarat, « L’émergence et la transformation des litiges : réaliser, reprocher, réclamer... », Politix, 16, 4ème trimestre 1991 (1ère parution dans Law and Society Review, 15, 3-4, 1980-1981), p. 42.

situations ou des événements en eux-mêmes ; s’y ajoutent des dimensions de perception et d’interprétation.1

La redéfinition d’une condition objective en problème apparaît comme la première condition à une mobilisation dont les chances de succès dépendent de plusieurs facteurs, allant de l’association d’alliés — les associations écologistes ou certains médias — au rattachement de la dénonciation à des problématiques déjà porteuses de mobilisations — écologiques, sociales ou liées à la consommation, etc. La mobilisation de nouveaux acteurs intéressés à ce problème permet un élargissement de sa définition, qui implique alors des publics plus larges, principalement grâce à la

médiatisation de certaines de ses dimensions2

. La réponse à cette mobilisation et à la médiatisation qui s’ensuit est, on l’a vu, une contre-attaque virulente des industriels mis en cause, contraints de sortir de leur réserve antérieure pour occuper provisoirement le terrain des médias à grande diffusion. La stratégie qu’ils déploient alors consiste à en imposer une définition plus limitée et technique, strictement circonscrite à ses dimensions professionnelles, et devant donc se régler entre acteurs socialement habilités à gérer ces questions, c’est-à-dire les syndicats de salariés, les représentants des employeurs, certains scientifiques et l’administration du ministère du travail. On peut émettre l’hypothèse que c’est leur entrée dans le conflit qui fait inscrire l’amiante dans l’agenda politico-administratif. La forte publicisation du problème contraint en effet les pouvoirs publics à s’en saisir et à lui apporter une solution satisfaisante pour les différents acteurs mobilisés. Cet impératif est aussi clairement perçu par les industriels qui y voient la seule façon de garder une certaine maîtrise sur les solutions à y apporter. Le changement d’arène de traitement et de règlement de ce dossier de l’espace public et médiatique à celui, plus feutré, de l’administratif et du politique modifie alors durablement la structure des rapports de forces entre acteurs. Privés des relais qui

1. traduction de : « Conditions become defined as problem when we come to believe that we should do something about them. Problems are not simply the conditions or external events themselves ; there is also a perceptual, interpretative element. », John W. Kingdon, Agendas, Alternatives and Public Policies, New York, Harper Collins publishers, 1984, p. 115. Cette définition de ce qui fait problème est largement partagée par les auteurs travaillant sur les politiques publiques de Aaron Wildavsky, Speaking truth to

power. The art and craft of policy analysis , Boston, Little Brown and company, 1979, p. 42, à Jean

Gustave Padioleau, L’Etat au concret, Paris, Puf, coll. Sociologies, 1982, p. 25-26. Pour ce dernier, il y a problème « quand des acteurs sociaux perçoivent des écarts entre ce qui est, ce qui pourrait être ou ce qui devrait être. », Ibid., p. 25.

2. Voir Roger W Cobb, Charles D. Elder, Participation in American Politics. The Dynamics of

Agenda-Building, Baltimore-Londres, John Hopkins University Press, 1983 (1ère édition, 1972), p. 94 et suivantes.

avaient permis mobilisations et publicisation, les acteurs porteurs des préoccupations à l’origine d’un premier regain d’intérêt se trouvent rapidement pris dans une logique de gestion du risque, où une approche technocratique s’impose tant aux experts que, plus

directement, aux différents négociateurs1

. La question de l’amiante est alors abordée dans le cadre de négociations autour d’un toxique professionnel dont il s’agit de limiter les effets sur les travailleurs, dont les rejets dans l’environnement doivent être encadrés, et dont certaines applications sont à interdire ou réglementer sévèrement. L’entrée de l’amiante dans l’agenda politique et administratif à partir de 1977 coïncide avec la disparition du problème public tel qu’il était formulé en 1975.

Sa gestion dans les années qui suivent pose ainsi directement la question de la

mise sur agenda2, ou plus précisément celle de la mise sur agendas et de

l’interdépendance — mais aussi l’autonomie relative — entre les différentes arènes de formulation des problèmes, qu’elles soient médiatiques, localisées à certains groupes sociaux ou proprement politiques. Le concept d’agenda politique défini, à la suite de Roger W Cobb et Charles D. Elder, par Jean Gustave Padioleau, comme « l’ensemble des problèmes perçus comme appelant un débat public, voire l’intervention des autorités

politiques légitimes »3 peut apporter un certain éclairage pour analyser les processus de

mise sur agenda politique qui succèdent à une mobilisation ou à une forte publicisation

contraignant le pouvoir politique à y apporter une réponse4. Il est en revanche plus

difficilement utilisable pour les cas où, comme celui de l’amiante après 1980, une question disparaît momentanément de la sphère publique et n’est traitée que dans le

cadre de routines administratives ayant une relative autonomie5

. Plutôt qu’à des types

1. Cette logique technocratique ne s’impose pas sans oppositions entre différents acteurs, comme le montre, par exemple, la polémique par articles interposés entre le président de l’Association française de l’amiante et Charles Vaille, de l’Inspection générale des affaires sociales, ayant travaillé auprès du ministère de la santé à la mise en place de la première réglementation, voir Cyril X. Latty, « Pour un témoignage », Association française de l’amiante (Afa), l’Industrie rend compte de cinq années de

travail, Paris, Afa, 1981, p. 5-9 et Charles Vaille, « Amiante et cancer », Revue française des affaires sociales, 4, octobre-décembre 1982, p. 133-153.

2. Une mise au point des problématiques de la mise sur agenda est faite par Philippe Garraud dans « Politiques nationales : élaboration de l’agenda », L’Année sociologique, 40, 1990, p. 17-41.

3. Jean Gustave Padioleau, l’Etat au concret, op. cit., p. 25.

4. Comme le montre le premier ouvrage traitant de front les questions du lien entre mobilisations, formulations publiques d’un problème et les formes de sa prise en charge par la puissance publique, Roger W. Cobb, Charles D. Elder, Participation in American Politics..., op. cit.

5. C’est ce qu’observent Cobb et Elder quand ils notent que certains conflits et en particulier les conflits liés au travail peuvent tendre en s’inscrivant dans le temps à faire l’objet d’un mouvement d’institutionnalisation et de routinisation : « if the parties remain in conflict over a sustained period of time, the conflict will tend to become institutionalized, and accommodation will be routinized. Participants will agree on the issues involved and their specific definition. More than likely, they will also

différents de mise sur agenda1, on se trouve alors plus précisément face à des espaces sociaux extrêmement différenciés dans lesquels un problème qui avait trouvé une formulation publique unique se trouve éclaté en des problématisations devenant petit à petit étrangères les unes aux autres. Il est alors essentiel de discerner nettement les logiques propres à l’agenda spécifiquement politique ou administratif obéissant à des routines partiellement indépendantes des processus de publicisation, et ce qui peut être difficilement analysé avec les mêmes outils. Parallèlement à son traitement politico- administratif, perdurent des mises en forme de cette situation souvent précaires et confinées à un niveau intermédiaire entre le public et le privé, qui sont l’expression de souffrances ou de luttes dans des termes qui en rendent difficile, voire impossible, sa transmission à des espaces sociaux plus vastes.

Le cas de l’amiante est un exemple privilégié pour analyser les relations complexes entre la publicisation ou la non-publicisation d’un problème et sa prise en charge— ou sa non-prise en charge — par les autorités politiques et administratives. En effet, le risque lié à ce matériau se déclinant d’un risque certain pour une population limitée à un risque potentiel pour l’ensemble de la population, il donne lieu à des logiques de traitement différenciées. Au cours de la période allant de 1980 à 1994, nous pouvons constater deux modalités de gestion correspondant à deux types de risque distincts. On a ainsi d’une part la gestion du risque professionnel avéré dont la probabilité est faible qu’il accède au statut de problème public majeur et, d’autre part, celle d’un risque hypothétique mais susceptible d’une publicisation forte puisque touchant potentiellement toute la population. Ces deux cas de figure font l’objet de traitements différenciés dont il est maintenant nécessaire d’analyser les contours puisqu’ils permettent de comprendre comment ils rendent possible une émergence

brutale du problème sous forme de crise2.

agree on the general procedures for resolving differences. Such conflicts tend to remain « private », or limited in scope. », Roger W. Cobb, Charles D. Elder, Participation in American Politics..., op. cit., p. 41-42. Voir aussi Philippe Garraud, « Politiques nationales : élaboration de l’agenda », op. cit.

1. Ce terme d’agenda, ne serait-ce que par sa dimension métaphorique, est difficilement utilisable pour décrire des univers sociaux dans lesquels l’usage d’un agenda dans son sens usuel et premier n’est pas aussi naturel que dans ceux décrits par les analyses de la mise sur agenda ou ceux des producteurs de ces recherches.

2. Affirmer que les modalités de gestion du risque amiante rendent possible une crise du type de celle qui s’est déclenchée dans la deuxième moitié des années 1990 ne revient pas à dire qu’elles y menaient inéluctablement puisque tout aussi bien ce problème aurait pu ne pas émerger du tout publiquement et continuer à être pris en charge selon les mêmes routines par les acteurs qui en avaient la charge.