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L’amiante pris dans un ordre à part, la santé au travail

L’option qui a été prise dans ce travail est de suivre l’évolution du problème de l’amiante quels que soient les acteurs qui le prennent en charge et quels que soient les publics qui sont concernés, en d’autres termes, montrer les contours du problème, qu’il ait ou non acquis une dimension publique importante. Comme nous tenterons de le montrer, les moments où il est traité dans des espaces restreints, par des acteurs

spécialisés et à destination d’un public quasi-inexistant1

renseignent sur les moments où il est défini comme un problème de société majeur intéressant toute la population, et réciproquement. C’est pourquoi avant l’analyse de la redéfinition de l’amiante en « crise de santé publique », il est nécessaire de traverser la période durant laquelle ce toxique

fait l’objet d’une acceptation sociale2

et de comprendre sur quels ressorts s’est construite et maintenue cette acceptation, formulée en France dans la notion d’« usage contrôlé de l’amiante ».

L’« usage contrôlé de l’amiante » résume bien le référentiel3 autour duquel se sont

mises en place les politiques publiques en rapport avec l’amiante. Il exprime le choix qui a été effectué de continuer à utiliser un toxique professionnel pour les avantages qu’il procure à l’ensemble de la société et ce, malgré les dangers connus pour les personnes directement exposées. Comprendre les processus qui aboutissent à définir

1. Par public, on entend ici « public intéressé par... » et non public concerné par les effets des choix mis en oeuvre qui, lui, existe bel et bien.

2. Parler d’acceptation sociale n’implique pas qu’elle soit généralisée et unanime parmi tous les groupes d’acteurs concernés.

3. Sur la notion de référentiel, voir Bruno Jobert, Pierre Muller, L’Etat en action. Politiques publiques

et corporatismes, Paris, Puf, coll. Recherches politiques, 1987, 243 p., bibliogr. Ils en proposent la

définition suivante dans le cadre des politiques publiques sectorielles : « le référentiel d’une politique est la représentation que l’on se fait du secteur concerné, ainsi que de sa place et de son rôle dans la société. », Ibid., p. 63.

ainsi le problème, entraînant un mode particulier de gestion et une sélection spécifique des agents habilités à décider et mettre en oeuvre les décisions qui s’y rapportent, oblige à replacer l’amiante parmi les autres toxiques professionnels. L’amiante, en effet, ne représente pas un secteur d’intervention spécifique de l’action publique, puisque c’est dans le cadre plus général de la politique vis-à-vis des risques professionnels que se constitue cette politique. Avant d’être constitué en secteur particulièrement visible de l’action publique, l’amiante n’est qu’un cancérogène professionnel parmi d’autres,

comme le benzène ou les rayonnements ionisants1

. Le cadre des négociations qui ont lieu autour de la question de l’amiante dépasse donc de beaucoup ce seul toxique précis, mais fait entrer en jeu une logique qui s’applique sur beaucoup d’autres produits ou procédés. Il est donc impossible de traiter l’amiante comme un toxique en soi qui aurait fait l’objet d’une réglementation spécifique. Le meilleur point d’entrée est de reprendre et d’expliciter les modes de gestion du problème à partir de la définition qui est restée la même durant toute cette période, faisant entrer l’amiante dans la catégorie des cancérogènes professionnels.

Cette mise au point n’est pas sans conséquence puisque nous montrerons que les modalités de gestion du risque professionnel ont certaines caractéristiques spécifiques qui faciliteront les interprétations ultérieures en termes de conspiration du silence ou de compromissions. La première de ces caractéristiques est la contrainte imposée aux différents acteurs en présence d’élaborer des compromis faisant entrer en jeu des valeurs n’ayant aucun point commun entre elles, voire proprement inconciliables, comme la santé des personnes exposées, la viabilité économique de certains secteurs industriels ou le maintien de l’emploi. Ce type de choix engendre inévitablement des compromis fragiles, car très dépendants de l’importance et de la hiérarchie des différents aspects du problème entrant comme composantes de ces choix. Rendant compte de la politique de prévention des risques dus aux produits chimiques, aux agents biologiques et aux rayonnements ionisants en 1994, le ministère du travail exprimait ainsi les contradictions au centre desquelles se situent les questions de risque professionnel :

1. La circulaire du ministère du travail du 14 mai 1985 « relative à la prévention des cancers d’origine professionnelle » recense environ une centaine de substances et procédés cancérogènes utilisés en milieu de travail.

[L’Etat] a en effet pour tâche de faciliter la conciliation du droit à la santé du travailleur et l’épanouissement de l’initiative privée, c’est-à-dire protéger les salariés contre certains risques et permettre aux industries de s’acquitter au mieux de leur vocation économique.

Une véritable politique de prévention est d’ailleurs devenue aujourd’hui particulièrement nécessaire à mesure que la société et les travailleurs eux- mêmes perçoivent que la santé et la sécurité au travail sont essentielles dans leur activité professionnelle.

Depuis le début du siècle, l’esprit et les principes qui ont présidé à l’élaboration de la réglementation des produits nocifs en France s’appuient sur la nécessaire conciliation des impératifs scientifiques et de la faisabilité économique.1

La « nécessaire conciliation » de l’inconciliable a pour seconde caractéristique de se faire à l’abri d’une trop grande publicité. La faible publicisation de ce type de choix passe par une forte technicisation des débats et par leur confinement à des cercles très spécialisés. Elle donne principalement lieu à une élaboration juridique d’ordre réglementaire et non législative, évitant ainsi la discussion de ces décisions dans des arènes plus vastes, parlementaires ou autres. Elle est aussi renforcée par le relatif désintérêt vis-à-vis de ces questions de la part d’acteurs qui pourraient en donner une visibilité plus large, et par le fait que les conséquences néfastes de ces politiques touchent principalement des catégories sociales dominées, donc moins à même que d’autres de faire valoir leur point de vue.

L’Etat social aux prises avec les contradictions sociales

Les domaines des conditions de travail, de la prévention et de la réparation du risque professionnel sont des secteurs dans lesquels l’intervention réglementaire de

l’Etat est ancienne et importante2. Pour comprendre la façon dont l’Etat gère la question

de la santé au travail, il est nécessaire de prendre en compte l’insertion des questions de santé dans d’autres problématiques liées au travail. Historiquement, l’intervention sur ces questions est à comprendre dans la perspective de la mise en place et du développement de ce que nous appellerons, à la suite de Robert Castel, l’Etat social.

1. Ministère du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle, Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels, Conditions de travail. Bilan 1994, La Documentation française, coll. Bilans et rapports, 1994, p. 253-254.

2. comme le montrent les 2634 pages de l’ouvrage rassemblant les différents textes ayant trait aux questions d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, J. Pluyette, J.-P. Peyrical (mise à jour),

Hygiène et sécurité, conditions de travail. Lois et textes réglementaires : manuel pratique, Paris, UIMM-

L’Etat social, pourrait-on dire, commence sa carrière lorsque les notables cessent de dominer sans partage et lorsque le peuple échoue à résoudre la question sociale pour son propre compte. Un espace de médiations s’ouvre qui donne un sens nouveau au « social » : non plus dissoudre les conflits d’intérêts par le management moral ni subvertir la société par la violence révolutionnaire, mais négocier des compromis entre des positions différentes, dépasser le moralisme des philanthropes et économiser le socialisme des « partageux ».1

Cet auteur donne plusieurs raisons pour préférer l’expression d’Etat social à celle d’Etat providence. Outre que cette dernière expression est issue des détracteurs de

l’intervention de l’Etat dans le domaine social2, elle évoque, par les connotations du

terme providence, « une manne généreuse épandant ses bienfaits sur des sujets comblés [alors que] cet Etat est plutôt parcimonieux, calculateur, et volontiers soupçonneux quant à l’usage qui est fait de ses prestations. Il est celui qui recherche des ajustements minima plutôt que le dispensateur désintéressé d’une masse d’oboles, et ses innovations

sont commandées par la peur autant que par la générosité »3

.

L’expression [Etat providence] postule une relation en face à face entre un Etat bienfaiteur et des bénéficiaires, réceptacles passifs de ses dons. D’où l’antienne de tous les contempteurs de l’intervention de l’Etat dénonçant à l’envi l’assujettissement, la déresponsabilisation et finalement la veulerie des bénéficiaires de cette providence. Cette interprétation du rôle de l’Etat social ne rend pas compte de la position de tiers qu’il occupe entre des groupes dont les intérêts s’opposent. C’est pourtant ce qui fait la spécificité des modes d’action de cet Etat. Il gère de l’antagonisme et du conflit au moins autant qu’il pacifie ou déresponsabilise.4

Cette première formulation du rôle de l’Etat face à la question sociale est importante à dégager parce qu’elle souligne que les acteurs, qui constituent ce qui apparaît de l’extérieur comme l’action unifiée de l’Etat, ne se situent pas en dehors des contradictions qui traversent la société, mais au contraire sont traversés par elles et sont contraints à certains moments de les arbitrer ou de les gérer. L’Etat ne répond pas d’un bloc à une « demande » qui émanerait de la société, il est aussi le lieu d’inscription et d’expression de conflits autour de la définition des problèmes, de la société dans laquelle ils s’insèrent, et du rôle que l’Etat doit jouer vis-à-vis d’eux. Ceci est

1. Robert Castel, Métamorphose de la question sociale..., op. cit., p. 268, souligné par moi.

2. « L’Etat providence est une construction idéologique montée par les adversaires de l’intervention de l’Etat qui étendent à un prétendu rôle social de l’Etat un grief peut-être fondé sur les plans administratif et politique. », Ibid., p. 282.

3. Ibid., p. 269.

particulièrement vrai pour ce qui a longtemps été appelé la « question sociale » qui, au

moins depuis le XIXème

siècle, met à jour les contradictions fondamentales entre des principes affirmés politiquement et juridiquement et leur ineffectivité pratique sur les

plans économiques et sociaux1

. Comme cela a été montré par différents auteurs sur

certaines politiques sociales comme les retraites2 ou sur la sécurité sociale3, c’est par des

négociations entre acteurs et groupes d’acteurs, porteurs de visions et d’approches différentes, que s’élaborent des compromis autour d’une façon de voir et de définir le problème à traiter. Le rôle de l’Etat ne doit donc être ni surévalué ni réifié puisque, comme le note Bruno Jobert,

la plupart de ces institutions [de l’Etat providence] ont été en réalité élaborées en dehors de l’administration centrale. Ce sont les mutuelles, les collectivités locales, les associations privées qui ont connu et expérimenté tout d’abord la plupart des institutions sociales. L’Etat — particulièrement dans le domaine de l’action sociale — a plutôt joué un rôle de rationalisation et de généralisation de modèles d’action conçus dans la société civile.4

Pour plusieurs raisons5

, le mouvement syndical ne s’est pas saisi très tôt des questions liées à la santé, peu de mentions du problème sont faites dans les congrès

ouvriers de la fin du siècle dernier6

. Même si l’on observe des préoccupations

spécifiques dans certains métiers7, le problème des maladies professionnelles et de la

santé au travail ne devient une dimension des luttes syndicales qu’au début du vingtième siècle, principalement par le biais des revendications autour de la réduction

du temps de travail. A l’opposé, dès la fin du XIXème

siècle, parallèlement aux premières interventions publiques dans le domaine de la prévention, certains dirigeants d’entreprise engagent des actions spécifiques dans le domaine des conditions de travail.

1. Voir Giovanna Procacci, Gouverner la misère. La question sociale en France. 1789-1848, Paris, Le Seuil, coll. L’univers historique, 1993, 362 p., bibliogr., index. et Jacques Donzelot, L’invention du

social. Essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Fayard, 1984, 265 p.

2. Bruno Dumons, Gilles Pollet, L’Etat et les retraites. Genèse d’une politique, Paris, Belin, 1994, 480 p., index.

3. Henri Hatzfeld, Du paupérisme à la sécurité sociale 1850-1940. Essai sur les origines de la

Sécurité sociale en France, Paris, Presses universitaires de Nancy, coll. Espace social, 1989 (1ère édition, 1971), 348 p., bibliogr.

4. Bruno Jobert, « Les politiques sanitaires et sociales », op. cit., p. 313.

5. parmi lesquelles Madeleine Rébérioux note le « masculinisme » — « la santé, la maladie, la fatigue, tout cela est « féminin » »— et une méfiance vis-à-vis des professionnels de la santé ouvrière, médecins hygiénistes ou inspecteurs du travail, voir « introduction » et « Mouvement syndical et santé, France 1880-1914 », Prévenir, 18, 1er semestre 1989, p. 3-13 et 15-30.

6. Ibid., p. 17.

7. Rolande Trempé, « Le syndicalisme des mineurs et le problème de la santé jusqu’à la création de la sécurité sociale », Prévenir, 18, 1er semestre 1989, p. 31-43.

L’engagement de certains industriels à améliorer les conditions de travail dans leurs entreprises, dans le prolongement du paternalisme propre à cette période historique, doit

être compris comme un mélange de conviction et de calcul1. En effet, au-delà du souci

de protéger les employés des méfaits dus au travail, certains responsables d’industrie pensent inévitable une intervention de l’Etat dans ce domaine et, pour la devancer, voire

la désamorcer, organisent les premières institutions patronales de prévention2

. C’est en réponse à ces évolutions sociales contradictoires que l’Etat est amené à intervenir pour encadrer et permettre le maintien et le développement de l’économie capitaliste dans une paix sociale minimale.

Historiquement, les premières lois habituellement classées dans le droit social3

sont des textes qui ont pour but de protéger certaines catégories de travailleurs : réglementation du travail des enfants par la loi du 22 mars 1841, ou des femmes par celle du 2 novembre 1892. Toutefois, c’est la loi du 12 juin 1893 qui, en habilitant les

inspecteurs du travail à contrôler tous les établissements industriels4

, peut être considérée comme le premier signe d’un engagement public sur le terrain de la prévention des risques professionnels, qui ne fera qu’augmenter au cours du temps. L’approche ce problème est toutefois fondamentalement bouleversée par l’adoption de la loi du 9 avril 1898 sur la réparation des accidents « survenus par le fait du travail, ou

à l’occasion du travail »5. Cette loi, à juste titre considérée comme paradigmatique6,

modifie totalement l’organisation de la réparation de ce qui se définit avec elle comme le risque professionnel. Son importance est telle que, sans aborder directement la

1. Jacques Le Goff, Du silence à la parole. Droit du travail, société, Etat (1830-1989), Quimper, Calligrammes, 1989 (1ère édition, 1985), p. 82 (et suivantes, pour des exemples historiques d’engagement de responsables industriels dans ce secteur).

2. La première de ce type est « l’association pour prévenir les accidents de fabrique » créée en 1867 par l’industriel Frédéric Engel-Dollfus, voir Vincent Viet, Michèle Ruffat, Le choix de la prévention, Paris, Economica, 1999, p. 14 et suivantes. Voir aussi Michel Cointepas, « Hygiène et sécurité, des espaces privilégiés », Travail, 25, été 1992, p. 51-57 qui montre comment les inspecteurs du travail ont dû s’opposer aux associations patronales afin d’acquérir leur propre légitimité.

3. Voir Alain Supiot, Critique du droit du travail, op. cit., en particulier le chapitre 2 « Le travailleur, sujet de droit », p. 67-110.

4. Voir sur ce point Vincent Viet, Michèle Ruffat, Le choix de la prévention, op. cit., chapitre 1 « L’hygiène et la sécurité aux sources de la prévention », p. 8-30.

5. Définition de l’accident du travail dans l’article premier de la loi du 9 avril 1898. L’article L.411-1 du Code de la sécurité sociale qui le reprend presque tel quel est libellé ainsi : « est considéré comme accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise ».

6. François Ewald en fait un des points d’origine de ce qu’il nomme la société assurantielle, cf. L’Etat

question de la prévention1, elle en modifie tout de même les logiques propres, tant l’approche assurantielle qu’elle induit s’impose uniformément. Comprendre la gestion des problèmes posés par l’amiante en tant que toxique professionnel oblige à présenter certains aspects du dispositif français de réparation des maladies professionnelles et de sa mise en oeuvre réelle.

La reconnaissance et la réparation des maladies professionnelles liées à