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Chapitre I. Les matrices historiques et spatiales de 1962 à nos jours

A. L’allocation des ressources naturelles par le marché

De nombreux auteurs utilisent le mot « néolibéralisme » pour décrire la période de changement qui inaugure la crise pétrolière de 1973. Ce terme devient un mot-valise, utilisé parfois comme simple adjectif qualificatif pour désigner un phénomène de manière péjorative (Smith n.d, Dávalos 2011). Il nous semble pourtant que ce terme, en tant que concept, permet d’éclairer la racine ontologique qui caractérise l’ensemble des

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faits sociétaux de la matrice historique et spatiale de 1973 à nos jours. Le néolibéralisme comme système de pensée éclaire le choix et la légitimation des politiques économiques spécifiques qui s’appliquent au Chili à partir de la fin des années 1970 (Moulian 2002). Il propose les fondements théoriques et ontologiques sur lesquels repose la nouvelle économie des ressources dont l’application à l’eau se matérialise par la création du marché de l’eau.

Avant de devenir un concept, le néolibéralisme est une pensée fondée par un groupe d’intellectuel réunit autour de Walter Lippman en 1938. Des penseurs, tels que Ludwig Von Mises, Walter Eucken et Karl Popper, cherchent à renouveler la pensée libérale en déclin après la crise de 1929 face à l’application de politiques d’orientation keynésienne et la création d’États Providences. À partir de 1947, ils créent la Société du Mont-Pèlerin (Suisse) qui jusqu’à ce jour, réunit des penseurs dont l’objectif est d’influencer sur la définition des politiques publiques nationales et internationales. Entre deux courants de pensée qui se dessinent, celui de l'ordolibéralisme allemand autour de Walter Eucken et celui du néolibéralisme conçu comme un ensemble de « règles du jeu » à la manière de Friedrich August von Hayek, ce dernier s’impose (Dardot, Laval 2014). L’argumentaire de Friedrich August von Hayek repose sur les déficiences de l’État - state failure - et souligne l’importance du libre marché pour la redistribution des ressources et la défense de la liberté individuelle80. En économie, Milton Friedman et un groupe d’économistes formé à l’université de Chicago (États- Unis) créent la théorie monétariste, qui constitue un support théorique pour légitimer l’application de la pensée de Friedrich August von Hayek dans les politiques publiques. Cette approche repose sur l’économie néoclassique, la nouvelle économie institutionnelle, et l’analyse économique du droit - Law and Economics - (Petit 2004).

Pour Friedrich August von Hayek une intervention minimale de l’État est nécessaire pour faire émerger le nouvel ordre social néolibéral. Ce nouveau «libéralisme constructeur » ou «libéralisme organisateur » dépasse l'opposition entre le « Marché » et « l’État » et voit, dans la législation et dans une certaine forme d'intervention étatique, des instruments nécessaires au fonctionnement du capitalisme de marché. Les ajustements structurels prônés par le Consensus de Washington, le nouveau Consensus

80 Sa pensée repose sur une conception de la liberté définit par l’absence de coercition. La liberté

économique, celle qui se réalise sur le marché, devient la liberté fondamentale et sa constitution est une condition pour atteindre la liberté politique. L’égalité signifie l’égalité des conditions d’accès au marché et d’entrer en compétition sociale au sein d’un nouveau système méritocratique.

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de Washington et véhiculés par la Banque mondiale ou le Fond Monétaire International, reprennent les préconisations de Milton Friedman et l’argumentaire de Friedrich August von Hayek (Laval 2007, Moulian 2002).

Toutefois, le néolibéralisme ne s’applique pas partout de la même façon sans résistance, ni réappropriation (Brenner 2013). Au Chili, pays considéré comme un laboratoire du néolibéralisme81, le référentiel néolibéral se traduit par la mise en œuvre de politiques économiques spécifiques. Le coup d’État du 11 septembre 1973 est considéré pour de nombreux historiens comme le point de départ de l’application du référentiel néolibéral au Chili afin de mener une guerre idéologique contre le communisme, en faisant de la terreur le principal moyen de répression et de contrôle (Fourcade-Gourinchas 2002, Matisse 2002, Moulian 2002). Pourtant, dès 1955, des échanges entre la Pontificia Universidad Católica de Santiago et le département d'économie de l'Université de Chicago s'organisent et les Chicago boys participent à l’élaboration du programme politique de Jorge Alessandri pour la campagne présidentielle de 1964 (Fourcade-Gourinchas 2002, Matisse 2002). D’autre part, la stratégie économique monétariste orthodoxe ainsi que l´application du référentiel néolibéral, s’exécute à partir du Plan de récupération économique de J. Cauas, le Plan

laboral en 1979 et la souscription à deux programmes d’ajustements structurels auprès

de la Banque Mondiale en 1982. Le nouveau modèle économique édifié inaugure le retrait de l’État de la production et la privatisation des entreprises publiques, le système de protection sociale, l’éducation, la santé. Il procède à la libéralisation du système financier et l’autonomisation de la Banque Centrale, l’ouverture commerciale, lance une contre-réforme agraire, facilite la flexibilisation du travail, et crée un système de retraite par capitalisation (Meller 1996, Vergara 1984, Sunkel 2011). En somme, ce que de nombreux auteurs ont appelé une révolution capitaliste chapeauté par la nouvelle Constitution de 1981 inspiré par la pensée juridique de Friedrich August von Hayek (Moulian 2002, Klein 2008, Bauer 2002)

Les gouvernements démocratiques de la Concertation qui ont succédé à la dictature, ont maintenu en vigueur la constitution de 1981 et appliqué de nouvelles

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En plus des innombrables travaux de recherche sur le sujet (Moulian 2002, Klein 2007), la lettre que Margaret Thatcher adresse à Milton Friedman, le livre de Milton Friedman sur le Chili et l’ouvrage Soto, A. (comp.) Milton Friedman. Un legado de libertad en Chile. Fundación para el progreso, Santiago: 2012, témoignent du processus d’édification d’un nouveau système économique et politique néolibéral au Chili à partir du coup d’État militaire.

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mesures économiques pour privatiser certains secteurs de l’économie en vertu d’une croyance en la théorie du ruissellement (Sunkel 2011). Pour autant, la question se pose de savoir si le concept de néolibéralisme créé pendant la seconde moitié du XXième siècle s’adapte aux nouvelles réalités sociales et politiques caractérisées notamment par l’émergence de la préoccupation environnementale. Il nous semble que ce concept, si l’on reprend la définition de Michel Foucault (2004), vu comme un nouvel art de gouverner des sujets considérés comme des calculateurs intéressés, plus que de se référer à une réalité tangible, permet d’étudier et de comprendre les changements qui touchent les États dans leurs façons de gouverner les sociétés et d’interroger le politique dans son rapport à l’économie et à l’écologie. Le projet politique néolibéral est conduit par une logique normative qui concerne tous les champs de l’action publique et tous les domaines de la vie sociale et individuelle. Il est fondé sur l’anthropologie totale de l’homme économique et vise à produire un « homme nouveau » qui serait apte à se laisser gouverner par son propre intérêt. L’objet du pouvoir se réalise donc dans des dispositifs que le gouvernement crée, entretient et stimule (Laval 2009). C’est en ce sens que les nouvelles théories économiques liées à la gestion des ressources naturelles qui émergent à partir des années 1980 et inspirent les politiques environnementales actuelles donnent à voir la prégnance d’un référentiel néolibéral (Petit 2009 a,b).

Les postulats économiques et ontologiques propres au référentiel de pensée néolibéral se retrouvent dans la nouvelle économie des ressources (NER). Face à la raréfaction des ressources naturelles –supposée et parfois créée- et la dégradation de leurs qualités, des économistes, politistes et juristes, réunis autour de Terry Anderson, créent la NER (Petit 2004). Elle constitue une combinaison de la théorie des choix publics - public choice -, des droits de propriété et de la pensée de l’école autrichienne d’économie82

dans une perspective néoclassique (Calvo-Mendieta et al. 2010). F.L. Smith (1992) écrit par exemple “ Seul un régime de propriété privée est capable

d’intégrer efficacement les valeurs économiques et écologiques. (…) Il ne s’agit pas de construire un monde où, comme le voudraient les verts, les arbres et les animaux auraient des droits ; mais plutôt une société dans laquelle chaque arbre et chaque

82 Cette école de pensée impulsée par Carl Menger et dont font partie Ludwig von Mises et Friedrich

August von Hayek, reprend les principaux postulats de l’individualisme méthodologique et de l’économie néoclassique.

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animal aurait un propriétaire, et donc un défenseur ”.83 La NER repose sur la théorie

de la « tragédie des communs » de Garett Hardin (1968) pour justifier la nécessité de déterminer des titres de propriété privés sur les ressources naturelles et ainsi permettre l’allocation des ressources par le marché. Seule l’assignation d’un prix aux ressources leur donnerait une valeur et garantirait leur protection et l’efficience de leurs usages (Meral 2012). Par ailleurs, pour mesurer économiquement les bénéfices et les dommages portés à l’environnement, la métaphore de la biodiversité représentée comme un flux de services marchands pour le bien-être de l’humanité s’impose et suppose de procéder à une évaluation marchande des biens et des services de la biodiversité et du capital naturel en appliquant des indicateurs d’une nouvelle comptabilité verte. L’objectif est de créer des politiques publiques pour rémunérer la production de services, créer des marchés de droits et utiliser des outils économiques pour conserver les écosystèmes (Meral 2012, Aubertin 2012, Vivien 2009).

Un des secteurs privilégiés d’application de la NER est le marché des droits d’eau (Pakistan, Californie, Chili). Le système de gestion au Chili est le plus fréquemment cité et est présenté par les économistes comme un modèle de réussite malgré l’absence de recherches empiriques. Olivier Petit (2004), à partir des travaux réalisés par Carl Bauer (1997,1998), auxquels pourraient s’ajouter ceux de Manuel Prieto (2015), résume l’impossible application d’un marché de l’eau au Chili. Il démontre que le point de vue des auteurs de la NER est une posture idéologique et non scientifique.

Toutefois, les limites des postulats du référentiel de pensée néolibéral apparaissent lorsque les économistes et les États qui appliquent des politiques néolibérales prônent la mise en œuvre d’une gestion intégrée de la ressource et d’une gestion communautaire de l’eau en faisant appel aux travaux d’Elinor Ostrom84

. En effet, celle-ci remporte le prix Nobel d’économie en renversant la théorie de la tragédie des communs de Garett Hardin (1968). Elinor Ostrom (2007) semble remettre en

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Smith, F.L., « Economie de marché et protection de l'Environnement » in: Falque, M. et G. Millière, Écologie et Liberté, une autre approche de l'environnement, Paris, Litec, collection Liberalia, 1992, p.239, cité par Petit, O., « La nouvelle économie des ressources et les marches de l'eau : une perspective idéologique ? », Vertigo, Vol 2 Num 5, 2004, p.7

84 Selon Elinor Ostrom (2010) aucune ressource n'est par nature un bien commun, public ou collectif

comme le prétendraient Paul Samuelson (1954) ou Garett Hardin (1968). Cette catégorisation découle d'un choix politique et d’une construction institutionnelle qui établissent les formes de gestion de ce bien. Aux côtés des biens publics et des biens privés, l’auteure détermine l’existence de biens hybrides mixtes, qu’elle appelle les « Commons-pool-ressource ». Ils constituent une mise en commun des ressources qui donne lieu à une gestion collective dans leurs usages et leurs partages.

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question l’homogénéité théorique de la pensée néolibérale qui semble vaciller depuis le début du XXIème siècle.

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