• Aucun résultat trouvé

Chapitre I. Les matrices historiques et spatiales de 1962 à nos jours

B. Gestions communautaires de l’eau en milieu rural

La réforme agraire a provoqué une multiplication des territoires de production de la terre et de gestion de l’eau. Les parceleros77

et autres propriétaires terriens,

apparaissent comme de nouveaux acteurs travaillant la terre et nécessitant des ressources hydriques pour la cultiver. De plus, l’accès à la petite propriété habitable, mise en œuvre pendant la consolidation de la réforme agraire, a fait apparaître un usage de l’eau pour la consommation domestique. Des formes de gestion communautaire de l’eau menées par les Organisations des usagers de l’eau sont créées pour répondre à ces nouveaux besoins.

La réforme agraire constitue un évènement historique qui modifie l’organisation productive agricole. La parcellisation des terres, la multiplication de canaux et de réservoirs d’eaux, modifient les paysages ruraux. Pour autant, le milieu rural reste essentiellement agricole et en apparence homogène (Bengoa 1983). Les modes de vies traditionnels du monde rural et les espaces verdoyants irrigués par les eaux superficielles contrastent fortement avec les villes densément urbanisées accédant à la modernité (Velut 2005). Toutefois, si la réforme agraire marque la fin du système latifondiaire, des inégalités persistent au sein d’une nouvelle classe paysanne fragmentée et la concentration des terres reste très élevée (Bengoa 1983).

Ce qui nous importe ici est de démontrer qu’en milieu rural, la gestion de l’eau s’effectue à l’échelle des espaces de production et d’habitation de la terre. Si la réforme agraire donne lieu à une multiplication des formes d’organisation de la production agricole et de propriété des terres cultivées, pour avoir accès à l’eau les habitants doivent participer activement à sa répartition au sein d’organisation des usagers de l’eau. Si le code de l’eau de 1969 a formalisé et régularisé les juntas de vigilancia et

comunidades de agua, ce qui importe de fait est l’existence d’arrangements informels à

77

Traduction non officielle: petits propriétaires terriens qui viennent de bénéficier de la réforme agraire par l’octroie d’une parcelle cultivée de manière collective au sein d’un Asentamiento de Reforma Agraria.

50

échelle locale entre les habitants pour la répartition de l’eau (Stewart 1970). À cette époque, les ressources superficielles abondent mis à part pendant les années de sécheresse (Schneider n.d, Elizalde 1970). Dans ce contexte, les agriculteurs s’organisent collectivement pour répondre aux besoins d’irrigation. Ils se répartissent les eaux superficielles d’un canal émanant d’un réservoir ou d’un cours d’eau en organisant des « tours d’eau » pour son utilisation. Cet associationnisme s’est formaliser au travers de juntas de vigilancia et d’asociaciones de canalistas à échelle locale (Stewart 1970, MOP 2003).

Les juntas de vigilancia organisées de manière spontanée sont alors chargées de surveiller la distribution et protéger les eaux superficielles des principaux fleuves du pays à l’échelle du bassin versant. En cas de conflits, l’Etat intervient en évaluant la priorité des usages. Les conflits à l’échelle locale des petits bassins étaient des conflits entre usagers dont la résolution se faisait sur place (Stewart 1970). Nous disposons de peu d’information relevant d’étude empirique sur le fonctionnement des organisations des usagers de l’eau de cette époque. Nancy Yañez et Raul Molina offrent une synthèse très documentée sur les formes de gestion communautaire des eaux par les populations des communeautés indigènes. Celles-ci semblent toutefois réifiées et survalorisées. Les auteurs établissent une continuité historique directe entre les formes de gestion de l’eau pré-incaïques et celles d’aujourd’hui, tendant à essentialiser et rattacher systématiquement les populations rurales à une identité ethnique indienne (Yañez & Molina 2011).

À la suite de la parcellisation des terres, les habitants ruraux construisent leurs logements indépendamment des terres du propriétaire terrien, qui cesse de leur pourvoir de l’eau provenant de sources superficielles pour la consommation domestique. Pendant les années successives à la réforme, les municipalités fournissent de l’eau aux populations, ou bien celles-ci trouvent un accord avec l’ancien propriétaire terrien ou encore, s’organisent entre elles à partir de las juntas de vecinos. Cependant, dans un contexte de soutien au secteur agricole et afin de réserver les eaux superficielles pour l’irrigation, un Programme national d’eau potable est mis en place, à partir d’aides de

51

bailleurs internationaux, et finance la construction de forages de puits pour garantir l’accès à l’eau potable des ménages. 78

Dans le cadre de l’Alliance pour le progrès, et à la suite de la Conférence de Punta del Este, le président Eduardo Frei Montalva crée le Programme d’eau potable rurale. Il s’engage, à travers le Ministerio de Salud à financer les infrastructures nécessaires pour améliorer le taux de couverture en eau potable en zone rurale et réduire la mortalité infantile (CEPAL 1990). Il profite de l’effervescence populaire locale de l’époque pour déléguer aux populations rurales, constituées sous la forme de Coopératives d’eau potable, la construction et la gestion dans un premier temps, puis, uniquement la gestion et la maintenance, des infrastructures et du service de distribution d’eau potable (MOP 2004, Roges 2007). De cette manière, le gouvernement procède en quelque sorte à une absorption et à une récupération d’une force sociale spontanée qu'il canalise dans des organisations fonctionnelles exogènes aux populations rurales. La constitution de ces organisations désengage l’État d’une partie de ses fonctions de service public de l'époque en reconnaissant la possibilité d’une gestion communautaire de l’eau (Salazar 2012). Cela permettait, dans la logique de l’Alliance pour le progrès de constituer un frein à l’érection d’un État planificateur et communiste.

Les règles de fonctionnement politique de ces organisations sont parfois exogènes aux formes d’organisation locales, mais les populations adoptent différentes stratégies pour se réapproprier le modèle de gestion légal imposé. Cette situation est plus courante dans les régions septentrionales et méridionales du pays où les populations ont maintenu des formes d’organisations politiques traditionnelles liées au maintien d’une culture indienne79. Notons par ailleurs, que ce programme tarde à se mettre en place. Pendant ce temps, les populations rurales dans le besoin s’organisent, souvent à partir des juntas de vecinos, et créent des organisations communautaires d’eau potable.

Ainsi, au côté des asociaciones de canalistas naissent des coopératives d’eau potable existant de droit ou de fait. Ces organisations d’usagers de l’eau constituent une forme de gestion communautaire et locale de l’eau mise en œuvre par les populations rurales bénéficiaires. Il est à noter que ces coopératives sont uniquement chargées de la

78

Le Programme est financé de 1964 à 1970 par la Banque Interaméricaine de Développement.

79 Source d’information : entretien réalisé avec Nayaret Sierra Villalba, chargée des affaires indigènes au

52

distribution de l’eau potable. Les eaux usées sont déversées dans des fausses d’aisance, posant des problèmes de contamination des terres et des eaux de proximité (MOP n.d).

TABLEAU 2 : Typologie des organisations des usagers de l’eau et des formes de gestion en milieu rural (1962 – 1973)

Organisation des

usagers de l’eau Membres Sources d’eau utilisées

Type d’assainissement

Juntas de vigilancia Asociación de canalistas Superficielles Asociaciones de

canalistas Agriculteurs Superficielles

Comités et coopératives d’eau potable rurale

Travailleurs du secteur

agricole ou de l’élevage Souterraines Fosses d’aisance

Autres formes de distribution

Personnes

approvisionnées Sources d’eau utilisées

Type d’assainissement

Municipalités Populations rurales sans comités ou coopératives

Souterraines ou superficielles (camion

citerne) Source : Élaboration propre.

La typologie permet de souligner qu’entre 1962 et 1973, les organisations des usagers de l’eau formelles ou informelles remplissent des fonctions déterminées répondant aux usages de l’eau des populations rurales. Elle donne à voir la prégnance des valeurs de solidarité et du travail collectif en milieu rural. Leurs champs et territoires de compétence sont définis par leurs membres en fonction des besoins locaux. Les eaux superficielles

restent abondantes et utilisées à des fins agricoles. Toutefois, pour soutenir l’agriculture et faire face aux sécheresses, l’État finance la construction de forages souterrains. Le Programme d’eau potable rurale inaugure la création de puits profonds. L’eau souterraine est dans le cadre de cette première matrice historique et spatiale uniquement

IMAGE 4: “C’est un miracle! L’eau souterraine surgit grâce à une pompe pendant la grande sécheresse de 1968 à proximité de Santiago” Source: Elizalde 1970

53

destinée à la consommation humaine des populations en milieu rural (Elizalde 1970). Nous présenterons dans une seconde partie les spécificités de la seconde matrice historique et spatiale qui s’étend de 1973 à nos jours.

II. De 1973 à nos jours, l’État régulateur: une superposition des formes de gestion de l’eau et l’émergence du secteur privé.

Le concept de matrice historique et spatiale permet de déterminer une seconde période qui s’étend de 1973 à nos jours, marquée par un État régulateur qui concède les fonctions opérationnelles au secteur privé : entreprises privés ou société civile. Cette période est marquée par une construction discursive et matérielle de la nature comme un bien économique limité et interchangeable (1). Dans un contexte d’étalement urbain laissé au libre jeu du marché foncier et immobilier, l’État privatise les services d’eau potable. Les gagnants et les perdants du nouveau modèle économique se retrouvent dans un espace rural en voie d’urbanisation, donnant lieu à un décuplement des usages et à une superposition des formes de gestion de l’eau (2).

1. L’eau, comme un bien économique échangeable sur un marché

La prégnance du référentiel de pensée dit néolibérale conduit à un processus de construction sociale de la nature comme productrice de biens et de services environnementaux substituables et renouvelables dans le temps (A). Le développement du secteur primoexportateur et le code de l’eau de 1981 transforment l’eau en un bien économique, échangeable sur un marché et séparé, à cet effet, de la propriété de la terre (B).

Documents relatifs