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Considérée comme un révélateur du fonctionnement d’une société face à un risque, la carte est amenée à être régulièrement ajustée aux évolutions de cette société et de ses perceptions. Ces fréquentes, mais nécessaires, remises en cause de l’information cartographiée conduisent à s’interroger sur la pertinence de la méthode d’évaluation, le choix des critères à représenter et l’échelle d’analyse, les destinataires du produit final ainsi que l’utilisation qui en sera faite.

Un cahier des charges contraignant pour la mise en carte du risque

Par nature, le risque est un phénomène continu dans l’espace. Chronique ou accidentel, il est matérialisé par un zonage c’est à dire une enveloppe circonscrivant son emprise spatiale. La gestion du risque, en revanche, est discrète, sectorielle. Le zonage et les cartographies qui l’accompagnent sont la base d’une politique de prévention ou de mitigation selon les pays. Objectivant le risque et le désignant comme problème public, ils sont considérés comme des outils de communication et de mobilisation de la population à condition naturellement d’être adaptés au public concerné et suffisamment lisibles pour fournir les repères spatiaux indispensables. Un document cartographique véhicule les informations que son concepteur a choisi de représenter. Mais plus que son créateur, le lecteur et l'usager de la carte disposent en réalité d’un grand pouvoir sur le document produit : P. Clastres situe ce pouvoir « au cœur même de l’univers de la communication » (Clastres, 1974 cité par Roche et Caron, 2004). Leurs représentations du risque, de la vulnérabilité, leurs objectifs, assujettissent en effet le cartographe.

Les acteurs de la gestion du risque sont experts, décideurs politiques, techniciens, assureurs ou représentants de la population. La pertinence du propos cartographique tenu et la pédagogie dont attesteront les documents élaborés sont, pour ces primo-usagers de la carte, des conditions impérieuses : le succès des processus décisionnel et de concertation, consécutifs à un épisode catastrophique, en dépend en effet. Dans la mesure où il existe autant de représentations possibles d’un territoire et de spatialisation d’un risque que d’individus, il semble important que ne soient négligées les rivalités potentielles inter-acteurs. Mais convenons-en, à ce stade de nos travaux ces questions ne se posent qu’avec peu d’acuité : les cartes de vulnérabilité de la capitale – premières du genre – seront l’objet d’une diffusion limitée, initialement, aux partenaires du projet. Les documents finaux seront publiés en langue française, même si nous n’ignorons pas que 66% des nationaux parlent hassaniyya (et 6.4% pulaar) : la carte, au contraire des autres modes d’expression, demeure en effet un « langage de pouvoir » (Joliveau, 2004 : 399)… Du reste, communiquer le risque n’est jamais chose facile quand l’information circule rarement entre les acteurs… et quand la donnée est si aisément remise en cause : une

« valeur chiffrée rassure, (…) est perçue (…) comme juste, certaine, voire indiscutable » (Veyret, 2003), jusqu’à ce qu’elle soit contredite par les faits et contribue ainsi à accroître l'incompréhension et le doute des populations et des décideurs…

Les échelles cartographiques du 1/10 000e et du 1/25 000e sont, en général, choisies par les services compétents pour afficher les aléas et dangers, organiser les secours ou servir de référence lors des négociations [cf. Fig. I-5]. Pour mémoire, la prise en compte des risques dans les documents d’urbanisme requiert la grande échelle cadastrale (1/2 000e) : nous ne nous y intéresserons pas ici. Le 1/25 000e permet d’avoir une vision globale des menaces et des vulnérabilités à un format maniable, tout en restant assez précis. À cette échelle, la carte de synthèse est appropriée à la concertation et la négociation politique. En visualisant simultanément les territoires concernés par un risque et les répercussions éventuelles de mesures (historiques ou programmées) sur des espaces voisins, il devient potentiellement envisageable de prévenir la genèse de nouvelles vulnérabilités. Le 1/10 000e intervient ensuite pour présenter plus précisément les zones de conflit aux décideurs et, à terme, aux populations menacées [cf. Fig. I-6].

Des flous méthodologiques…

Sur quels critères élaborer des cartes qui révèlent l'extension spatiale de quelque chose qui n'existe pas (encore), mais cependant porteuses d'un pouvoir puisqu’elles sont la base de négociations ? Entre l’aléa et la catastrophe, des décalages importants existent : temporels, spatiaux et d’intensité, ils bouleversent la perception et la projection cartographique du risque.

Un événement au temps de retour long est souvent mal pris en compte par les modèles de prévision et, a fortiori, par les représentations qui les accompagnent. Son intensité ne peut en effet être modélisée avec précision si ses occurrences sont exceptionnelles. L’ajustement d’un modèle est plus aisé dans le cas d’un aléa naturel – les analyses historiques (localisation, extension, intensité, fréquence) améliorant considérablement leur compréhension – que dans celui d’un risque technologique « dont la probabilité est très faible [et…] le potentiel catastrophique très élevé » (Propeck-Zimmermann et al., 2002). Celui-ci est rarement reproductible dans des conditions identiques. Enfin, il est à rappeler que la représentation des dommages consécutifs à une catastrophe ne coïncide jamais exactement avec celle du risque préalable. Les cartes d’aléas et de dangers doivent donc être maniées avec circonspection : leur élaboration est, en effet, tributaire des acquis capitalisés et de l’interprétation qui en a été faite. Elles véhiculent une certaine subjectivité et une inconnaissance intrinsèque. Les limites, floues dans la réalité, le restent ainsi sur les cartes… même si rien ne trahit cet état des choses.

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Fig. I-6 : Tableaux d'assemblage de la cartographie à 1/10 000e et 1/25 000e

3 niveau opérationnel 2 niveau tactique ou gestionnel 1 niveau

stratégique Carte de synthèse au 1/25 000

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Plan d'ensemble au 1/10 000e (ou supérieur)

Plan cadastral au 1/2 000e (ou supérieur)

Fig. I-5 : Échelles et niveaux de décision

1/25 000e

1/10 000e

Numéro de planche Aa

L’appréciation de la sensibilité d’un territoire à un aléa ou un danger déterminé permet, habituellement, de définir des zones de plus ou moins grande vulnérabilité. Toutefois, si cette fragilité est naturellement dépendante du contexte dans lequel elle s’exprime, sa définition reste floue : on ne sait pas la mesurer avec précision. Une solution a été adoptée, provisoire : confondant délibérément la densité d’occupation, considérée à Nouakchott comme l’un des principaux facteurs aggravants du risque, et la vulnérabilité, elle nous a permis d’évaluer sommairement – mais d’évaluer malgré tout, à l’échelle de la moughataa – l’incidence d’événements catastrophiques passés. Les prévisions du nombre de victimes fournies par la presse et la littérature historique étant très approximatives, nous pouvons tout au plus supposer que, dans le cas de catastrophes très anciennes, elles reflètent une tendance à la sous- estimation… Nous tenterons aussi d'apprécier le coût financier d’une catastrophe à partir de la valeur estimée du mètre carré bâti (Rim31, 2001 : 132 ; Choplin, 2006). Naturellement, l’active spéculation à l’œuvre dans la capitale mauritanienne rendra le lecteur très prudent à l’égard des cartes produites.

Palliant le manque de données à l’échelle d’un terrain d’étude, l’indicateur synthétique de vulnérabilité a souvent été la seule ressource fiable du chercheur. Il est l’un des trois niveaux d’information classiquement distingués [cf. Fig. I-7] : (1) le descripteur fournit une information élémentaire, souvent quantitative, stockée dans des bases de données ; il facilite l’accès à une information qualifiée mais brute et sans objectif de communication ; (2) l’indicateur a une valeur significative, supérieure à celle des données mobilisées ; il a une fonction de communication ; (3) l’indice offre « une information et une communication sur un sujet ou une situation évolutive, voire une classification » (Corpen32, 2003) ; il transmet une vision résumée et simplifiée – souvent consensuelle – des systèmes complexes. Requérant une structuration rigoureuse de l’information (Hammond et al., 1995 cités par Lucas, 2004) mobilisée à des fins de diagnostic, de communication ou d’aide à la décision, l’indicateur garantit aux résultats un réalisme convaincant. Certes, la valeur de l’instrument resterait à Nouakchott toute relative puisque n’existe aucun référent (i. e. témoignage cartographique historique avéré) et que seuls des postulats inspireraient nos choix. Mais, la solution mériterait qu’on s’y attarde.

… aux flous de la représentation…

La complexité des territoires et la multiplicité des acteurs rendent la représentation et l’interprétation du risque et des vulnérabilités particulièrement délicates. Ainsi, il arrive que le zonage devienne servitude réglementaire alors même que la matérialisation de ses contours conserve une part d’imprécision. Ces limites floues, peu pertinentes à grande échelle, dérobent à l’analyse une fraction de l’information. Concilier l'incertitude des aléas ou des dangers avec le

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République Islamique de Mauritanie (Rim). 32

Comité d’ORientation pour des Pratiques agricoles respectueuses de l’Environnement (Corpen).

SÉL ECTI ON , TR AIT EM ENT , GES TIO ND ES DO NN ÉES A PPR OC H E SYN TH ÉTIQ UE , SIM PLIFE DE SY STÈM ES CO M PLEX ES 1 information disponible 2 donnée brute 3 descripteur 4 indicateur 5 indice données collectées données analysées outil de pilotage aide à la décision C O M M U N IC A T IO N O R IEN TÉE V ER S U N P U B LIC P LU S L A R G E O B JEC TIF S / M O Y EN S / R ÉS U LT A T S , V A LID A TIO N

D'après [Hammond et al., 1995 cités par Lucas, 2004] Fig. I-7 : La construction d'indicateurs synthétiques

caractère réglementaire et rigide des documents cartographiques reste, en termes d’outils, un exercice difficile. Ce point mérite d’être souligné, particulièrement si nos cartes [cf. Chapitre 7] sont diffusées auprès du public.

D’autre part, des lacunes en matière de données de base ont été identifiées. Pour le risque d’inondation notamment, si l’altimétrie précise du territoire existe à l’échelle du 1/10 000e, en revanche la connaissance fine des infrastructures jouant un rôle dans la montée des eaux et l’évaluation des populations présentes sur les lieux de travail ou dans les zones d'activités font défaut. Or, ces données sont utiles à l’établissement de scénarios catastrophiques hiérarchisés en fonction de l’aléa. Quant à l'évaluation du risque technologique, déterminant autour d’un établissement industriel une zone de danger circulaire, elle n’a qu’une valeur toute théorique : elle tient en effet rarement compte des caractéristiques de l'urbanisation, de la vulnérabilité. La représentation cartographique en est, de fait, peu satisfaisante. Enfin, le zonage et, à terme, les prescriptions réglementaires retenus seront inévitablement le résultat d’un compromis négocié entre la recherche d’un niveau de protection collectivement acceptable et la volonté de préserver les potentialités de développement du territoire (Wackermann, 2004). Lors d’événements catastrophiques, on a vu que les représentations collectives influençaient davantage les comportements des individus et sociétés que les circonstances objectives des risques (ibid.) : l’analyse de ces représentations, quand elles sont connues, constitue donc un prérequis à toute campagne ou stratégie de prévention. Or, trop peu de livraisons, à Nouakchott, ont permis qu’il soit envisagé ici d’en étudier précisément la contribution.

… et de l’interprétation

Un constat s’impose : hors du cas de danger imminent, l’influence des cartographies sur l’existant est relativement limitée. Il arrive même qu’un zonage mal interprété génère des effets pervers et que de nouveaux risques, en particulier économiques, résultent de la dévalorisation d’un terrain, du frein mis au développement d’une commune, de l’atteinte à l’image d’une ville ou d’un quartier… Une autre conséquence est à signaler, plus inquiétante peut-être. Dès lors qu’un risque est reconnu et sa cartographie acceptée, la survenue d’un événement dommageable

hors zone à risque va entraîner l’incompréhension de la population informée et remettre en

cause le contrat cartographique passé entre la nature et la société, en même temps que la parole du cartographe. Certes, la carte contribue à construire une image de sécurité (Veyret, 2003), mais son interprétation ne peut s’arrêter à la seule représentation objective : les limites du zonage demeurent floues et la vérité représentée, faussée. Comme l’observe fort justement U. Beck, « s’il faut représenter l’état du monde de cette manière [i. e. sous la forme de "cartes géographiques écologiques" en couleurs], ce mode de représentation et d’observation est manifestement adéquat. Mais dès (…) qu’il s’agit (…) [de] tirer les conséquences qu’ont ces 36

réalités [i. e. la répartition et la concentration des substances polluantes et nocives] pour

l’homme, ce type de pensée court-circuite : soit on prétend globalement que tous les hommes –

indépendamment de leurs revenus, de leur niveau de formation, de leur profession et des types d’alimentation, de logement et de loisirs qui s’offrent à eux et dont ils ont l’habitude – sont

également exposés à la contamination (…) (ce qui reste à prouver), soit alors on élimine tout

simplement les hommes et le degré de la contamination pour ne parler que des substances polluantes, de leur répartition et de leurs effets sur la région » (Beck, 2001 : 46-47). La question de l’échelle d’analyse et de restitution est donc fondamentale.

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Si le début du vingt-et-unième siècle a été plutôt riche en travaux et témoignages ayant permis de renouveler notre compréhension de l’environnement nouakchottois, ces expertises ont rarement été confrontées. Or, c’est précisément en éclairant notre sujet sous des angles différents, complémentaires et parfois imprévus, que l’on saura en déchiffrer l'évolution. Étudier a priori les conditions de l'initiation des dangers et du mûrissement de la crise – sorte d'évaluation des origines du déséquilibre temporaire des systèmes sociaux et territoriaux – et rechercher a posteriori les effets et les causes des catastrophes y compris en dehors de la sphère des risques naturels sont deux principes fondateurs en analyse de la gestion des risques. Cette mise en perspective est nécessaire et s’inscrit dans le long terme : elle requiert des outils puissants et des structures performantes, capables d’identifier, d’interpréter et de traiter les données disponibles. Elle coïncide aussi avec une revendication nouvelle, mais légitime, de la société civile mauritanienne : longtemps résignée, celle-ci aspire désormais à davantage de sécurité.