Pour aboutir à la condensation de Bose-Einstein à partir du nuage magnétiquement piégé, nous utilisons la méthode l’évaporation radiofréquence qui a été proposée pour l’hy- drogène polarisé dès 1986 [96]. C’est cette technique qui a permis l’obtention des premiers condensats en 1995. L’évaporation qui, depuis, a aussi été mise en œuvre dans des pièges optiques conservatifs [74], reste, aujourd’hui encore, la seule méthode efficace pour aboutir à la condensation.
II.3.1
Principe
II.3.1.a Lois d’échelle
Le principe du refroidissement évaporatif consiste à retirer du piège, préférentiellement les atomes les plus énergétiques, pour qu’après rethermalisation, les atomes restants aient une température moyenne plus faible que la température avant évaporation. Si ce phénomène est assez efficace, c’est-à-dire si les atomes retirés sont assez énergétiques pour que le gain en énergie soit appréciable, et si le gain en température est plus rapide que les pertes en nombre d’atomes, alors, globalement, la densité D dans l’espace des phases augmente. Il peut aussi arriver, dans des conditions favorables, qu’à partir d’un certain moment, le gain en densité dans l’espace des phases soit auto-entretenu par le mécanisme d’évaporation. Il s’agit du phénomène d’emballement où non seulement la densité dans l’espace des phases, mais aussi le taux de collision élastique γcollaugmentent dans le temps, facilitant par là-même
la rethermalisation, donc l’évaporation.
Une description quantitative complète de l’évaporation est possible à partir de l’équation de Boltzmann [97] et décrit particulièrement bien notre réalisation expérimentale comme cela a été montré dans [42]. Cependant, une telle approche nécessite l’intégration numérique d’équations d’évolution de différentes grandeurs, comme le nombre d’atomes N, la tempé- rature T , etc... Nous nous limiterons ici à une approche fondée sur des lois d’échelle [98], permettant d’exhiber les paramètres clés qui font qu’une évaporation est efficace ou pas.
Considérons un gaz classique piégé harmoniquement, dont l’énergie E est donc reliée à la température par E = 3NkBT . La rethermalisation est plus rapide que l’évaporation, ce
qui a pour conséquence, que la distribution à tout instant reste thermique. Nous supposons que nous tronquons le piège harmonique à l’énergie ²T = ηkBT . Ceci signifie, que tout atome
ayant une énergie E supérieure à ²T, est perdu du piège, et nous supposons que le rapport η
reste constant au cours de l’évaporation, c’est-à-dire qu’au fur et à mesure que la température baisse, nous abaissons la profondeur du piège : l’évaporation est forcée.
L’énergie moyenne que retire du piège une quantité dNev d’atomes évaporés, est donnée
par dE = (η + κ)kBT dNev, avec κ proche de 1. L’énergie des atomes restant piégés est donc E − dE = (3N − (η + κ)dNev)kBT = 3(N − dNev)kB(T − dT ) , (105)
où le dernier membre correspond, après rethermalisation, à l’énergie d’équilibre du nuage contenant N − dNev atomes à T − dT . On en déduit
dT
T = α
dNev
N , (106)
où α = (η + κ)/3 − 1 est l’efficacité de l’évaporation. En effet, un coefficient α supérieur à 1, traduit le fait que l’échantillon baisse plus en température que le nombre d’atomes ne diminue par évaporation.
En ce qui concerne la cinétique de l’évaporation, on peut montrer à partir de considéra- tions sur l’équation de Boltzmann classique, que le taux d’évaporation Γev est donné par
˙ Nev N = −Γev = −γcoll η √ 2e −η, (107)
où l’on a introduit le taux de collision élastique au centre du piège γcoll= n(0)σ¯vrel, avec n(0)
la densité au centre, σ = 8πa2 la section efficace de collision pour les atomes indiscernables, a = 5.3 nm la longueur de diffusion, et ¯vrel =
p
16kBT /πm la vitesse relative moyenne des
atomes. Cependant, des phénomènes de pertes10 interviennent aussi et sont pris en compte
dans une durée de vie τ (§ II.2.4)
˙
Np
N = −
1
τ . (108)
La diminution totale du nombre d’atomes s’écrit alors, comme la somme des contributions dues à l’évaporation et aux pertes ˙N = ˙Nev+ ˙Np.
II.3.1.b Domaines d’évaporation
Considérons la densité dans l’espace des phases D
D ∝ N
VrVp
, (109)
où Vr et Vp sont respectivement les volumes occupés dans l’espace des positions et dans
l’espace des impulsions. Dans notre piège, Vr ∝< r2>3/2∝ T3/2 et Vp ∝< p2>3/2∝ T3/2, ce
qui, en combinant les équations précédentes, aboutit à ˙ D D = − 1 τ + (3α − 1) γcoll η √ 2e −η. (110)
Par conséquent, pour que la densité dans l’espace des phases D augmente au cours de l’éva- poration, il faut que le produit (γcollτ )t=0 initial vérifie :
(γcollτ )t=0 >
√
2 eη
η (η − 3). (111)
Des considérations analogues peuvent être faites sur l’évolution du taux d’évaporation
Γev ∝ N Vr 3 p Vp, (112) qui aboutissent à ˙ Γev Γev = −1 τ + (α − 1) γcoll η √ 2e −η. (113)
La condition pour que le taux d’évaporation augmente, c’est-à-dire, qu’il y ait emballement s’écrit alors
(γcollτ )t=0 >
3√2 eη
η (η − 5). (114)
10On néglige les pertes « par déversement », c’est-à-dire celles concernant la partie de la distribution
atomique qui a une énergie ²T, et qui est perdue sans rethermalisation lorsque la profondeur du potentiel
diminue. Une telle approximation est valable dans notre cas, puisque l’on baisse la profondeur plus lentement que la vitesse typique de rethermalisation.
Nous avons tracé en figure 36, les domaines dans le plan ((γcollτ )t=0, η) pour lesquels
l’évaporation est non efficace ( ˙D < 0 et ˙Γev< 0), efficace ( ˙D > 0 et ˙Γev< 0), ou connaît un
emballement ( ˙D > 0 et ˙Γev> 0). On cherche à être dans le dernier cas expérimentalement,
afin d’être le plus efficace possible, ce qui nécessite un produit (γcollτ )t=0 supérieur à 300 et
η environ de 7. En effet, à η plus faible, on perd trop d’atomes par évaporation par rapport
au gain en température, tandis qu’à plus fort η, on devient limité par la durée de vie τ .
D > 0. ¡.ev > 0 ¡.ev< 0 D > 0. D < 0. ¡.ev< 0 ´ ( °coll ¿)t =0 250 500 750 1000 0 0 2 4 6 8 10 12
Fig. 36 – Domaines d’evaporation définis par les équations 111 et 114. La région à l’intérieur de la courbe en pointillé, cor- respond à une zone d’évaporation efficace, c’est-à-dire où D augmente au cours du re- froidissement. Le régime d’emballement a lieu pour une région plus restreinte, autour de η = 7 et pour des produits (γcollτ )t=0 su-
périeurs à environ 300.
II.3.2
Réalisation
II.3.2.a L’atome habillé par le couteau radiofréquence
Le paramètre expérimental avec lequel nous contrôlons la profondeur du piège magné- tique, est le couteau radiofréquence. Il s’agit d’un champ radiofréquence selon l’axe z, créé par les bobines du piège magnéto-optique mises cette fois-ci en configuration Helmholtz. Ce champ oscillant a une composante B#‰RF⊥ perpendiculaire au champB du piège magnétique.#‰
Il induit donc des transitions entre les différents sous-états hyperfins |F = 1, mF= 1, 0, −1i#‰u
qui suivent adiabatiquement l’orientation de B = B #‰#‰ u .
En présence d’un champ radiofréquenceB#‰RF=
#‰ BRF #‰u + #‰ BRF⊥ de fréquence νRF, le hamil- tonien s’écrit ˆ H = Ω ˆFu+ ΩRFcos(2πνRFt) ˆF⊥, (115)
où nous avons introduit les fréquences de Larmor Ω = |gF|µBB/~ et ΩRF= |gF|µBBRF⊥/~.
Nous avons négligé la composante B#‰RF #‰u du champ radiofréquence selon #‰u devant le champ
du piège. Elle est en effet de l’ordre de quelques dizaines de milligauss à comparer au champ du piège magnétique de plusieurs gauss. Nous utilisons aussi l’opérateur de moment cinétique hyperfin ˆF⊥, localement aligné sur le champ radiofréquence perpendiculaire à #‰u .
Dans la base |F = 1, mF= 1, 0, −1i#‰u, l’hamiltonien s’écrit, dans l’approximation du champ
tournant, ˆ H = ~ Ω−δR/2 ΩR0/2 ΩR0/2 0 ΩR/2 δ , (116)
où l’on a introduit la fréquence de Rabi ΩR= ΩRF/ √
2 et le désaccord δ = Ω − 2πνRF qui
dépend de la position via le champ du piège magnétique apparaissant dans Ω. A priori, ΩR
dépend aussi de la position considérée, car l’orientation du champ radiofréquence par rapport à #‰u n’est pas constante. Par simplicité, nous négligeons cette dernière dépendance.
Le couplage radiofréquence lève la dégénérescence entre les trois états hyperfins, et les états propres de ˆH habillés par la radiofréquence ont une énergie
ERF= ½ ± q δ2+ Ω2 R/2, 0 ¾ . (117)
Nous avons représenté en figure 37 ces énergies en fonction de la position #‰r . Pour
les points où le désaccord δ est nul, la radiofréquence lève la dégénérescence des états
|F = 1, mF= 1, 0, −1i#‰u sur une plage en énergie de l’ordre de ∆ = √
2~ΩR, permettant ainsi
aux atomes piégés dans |F = 1, mF= 1i#‰u, de s’échapper si leur énergie est assez grande. La
valeur de la puissance de la radiofréquence (proportionnelle à Ω2
R), peut être prise très haute,
afin de s’assurer que ∆ est assez grand pour que les atomes restent adiabatiquement dans l’état habillé inférieur, et ne passent pas dans l’état habillé supérieur au voisinage de la levée de dégénérescence. Cependant, sur la fin de la rampe de l’évaporation, il est nécessaire de baisser la puissance rayonnée, de telle façon à ce que la profondeur reste supérieure à ~∆, et afin que le piège ne soit pas trop déformé11.
mF = 0 mF = 1 mF = -1 r Énergie ±(r) h p 2 R h 2 Nuage piégé dans
Fig. 37 – Énergie des états habillés par la radiofréquence (trait plein), et sans radio- fréquence (pointillé). L’évaporation a lieu là où le désaccord δ est nul (flèches).
II.3.2.b Mise en œuvre expérimentale
Expérimentalement, nous commençons l’évaporation avec 2 × 108atomes à une tempéra-
ture de 250 µK dans le piège comprimé. La densité au centre du nuage12est de 3 × 1011at/cm3
et la densité dans l’espace des phases est environ D = 4 × 10−7. Initialement, nous avons
donc un taux de collision élastique au centre γcoll = 70 s−1, ce qui, combiné à la durée de
vie τ = 190 s, nous permet d’être largement dans le régime d’emballement dès le début (fi- gure 36). Le processus d’évaporation consiste alors à diminuer νRF en fonction du temps t.
Sur les images, on observe un nuage atomique contenant moins d’atomes, mais plus froid. Le choix de la fonction νRF(t) se fait après optimisation de la densité D dans l’espace des
11Le champ radiofréquence est un outil utile pour déformer les potentiels de piégeage comme démontré,
par exemple, dans [99].
12Nous ne pouvons utiliser la formule 17 donnant la densité n( #‰r ) dans un piège harmonique, car le
potentiel U ( #‰r ) = gFµBmFB( #‰r ) est semi-linéaire pour de telles températures T . On utilise donc la relation
plus générale (avec N le nombre d’atomes piégés),
n( #‰r ) = NR e−U ( #‰r )/kBT
phases, et du taux de collision γcoll mesuré sur les images. Cependant, expérimentalement,
nous nous sommes rendus compte que la forme de la rampe radiofréquence n’est pas ex- trêmement critique, du moment que le nuage est profondément dans le régime d’emballe- ment ((γcollτ )t=0À 300). Pendant l’évaporation, il est important de s’assurer qu’il n’y a pas
d’atomes qui sont piégés dans F = 2 à cause de la lumière parasite (§ II.2.4.a). En effet, ces atomes constituent un réservoir chaud qui perturbe fortement le processus de refroidis- sement. Si nécessaire, on peut envisager s’en débarrasser, en illuminant le piège magnétique avec le faisceau de dépompage, et ce, par intermittence pendant l’évaporation.
Étant donné que notre durée de vie est relativement longue, on peut se permettre d’éva- porer assez lentement pour maximiser au final le nombre d’atomes condensés. Ainsi, après 27 secondes d’évaporation, nous assistons à l’apparition du nuage quantique dégénéré : le condensat de Bose-Einstein.