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CHAPITRE 3 : CADRE D’ANALYSE CONCEPTUEL

3.5 L’éthique du care ou de la sollicitude

L’éthique du care, ou encore éthique de la sollicitude, apparaît aux États-Unis dans les années 1980, notamment à travers les publications de Carol Gilligan, une psychologue américaine qui s’intéresse aux théories de développement moral des personnes, particulièrement sous l’angle du care. Ses pensées deviennent connues dans le monde scientifique grâce à son livre In a Different Voice paru en 1982, qui contribue à l’enrichissement des études en psychologie, en philosophie et en sciences de l’éthique (Bourgault, 2015 ; Paperman, 2015). Dans cet ouvrage, elle propose d’étendre la compréhension du développement humain par l’utilisation de données sur des expériences de femmes afin d’avoir une vision plus élaborée sur les vies des hommes et des femmes dans la société (Gilligan, 1982 : 4). Elle y démontre la manière dont la société façonne la vie à travers un regard masculin : « Implicitly adopting the male life as the norm, they have tried to fashion women out of a masculine cloth […] In the life cycle as in the Garden of Eden, the woman has been the deviant. (Gilligan, 1982: 6).

Cet ouvrage de Carol Gilligan a servi d’outil pour ouvrir le débat sur la théorie du care en remettant en question « les théories du développement moral traditionnelles, plus précisément celles de Lawrence Kohlberg » (Bourgault, 2015 :13). Dans ses théories, Kohlberg, théoricien du développement moral, définit les femmes comme des êtres privés de capacité de jugement leur permettant d’accéder à un développement moral élevé (Paperman, 2015; Bourgault, 2015 ; Garrau et Le Goff, 2010). En réponse à cette idée, Gilligan démontre dans son ouvrage une théorie différente, suscitant l’intérêt des chercheur.e.s sur la conception du développement moral. Elle remet en cause la théorie de Kohlberg, tout en reconnaissant sa partialité, grâce aux résultats de ses propres enquêtes. Son objectif est de « rompre avec les prétentions des théories morales à l’objectivité et à l’universalité pour engager une interprétation des différentes voix morales » (Garrau et Le Goff, 2010 : 45). Gilligan démontre en

outre que les causes des différences qui existent entre les hommes et les femmes dans la société se justifient de la manière suivante :

As we have listened for centuries to the voices of men and the theories of development that their experience informs, so we have come more recently to notice not only the silence of women but the difficulty in hearing what they say when they speak. Yet in the different voice of women lies the truth of an ethic of care, the tie between relationship and responsibility, and the origins of aggressions in the failure of connection. The failure to see the different reality of women’s lives and to hear the differences in their voices stems in part from the assumption that there is a single mode of social experience and interpretation. (Gilligan, 1982: 173)

De la pensée de Gilligan se développent de nouvelles idées autour de l’éthique du care. Les auteur.e.s plus récent.e.s proposent de penser autrement en développant d’autres aspects importants pour la compréhension de cette théorie. Selon ces dernier.ère.s, Gilligan ouvre une nouvelle voix pour la définition et l’analyse du care, notamment sur les questions de dépendance et pour aller au- delà d’une analyse genrée du care, mais oublie d’autres éléments essentiels comme le lien avec la fragilité, la responsabilité, la justice et la politique, dont nous parlerons dans les prochains paragraphes. C’est dans cette foulée que la féministe américaine Joan Tronto apparaît au début des années 1990 avec une définition de l’éthique du care dans son ouvrage Un monde vulnérable, sur laquelle nous nous baserons pour la suite de ce mémoire :

Une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre « monde » de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités (selves) et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie. (Cité dans Delassus, 2012 : 3)

D’une manière générale, le care s’apparente au souci des autres, soit le soin et l’attention apportés aux autres dans la société (Portnoy-Lanzenberg, 2013; Brugère, 2009; Zielinski, 2010; Visvanathan et al., 2011). Même si l’éthique du care demeure un concept difficile à définir, les auteur.e.s se rejoignent vers une idée centrale, en reconnaissant qu’il s’associe au soin des femmes dans la société (Brugère 2009; Zielinski, 2010; Paperman, 2015). Les auteur.e.s apportent leurs critiques, en associant le care au travail des femmes dans la société, ainsi qu’aux notions de responsabilité et de politique (Brugère, 2006). Selon ces auteur.e.s, les résultats des enquêtes et interviews de Carol Gilligan témoignent de la responsabilité du care aux femmes dans la société parce que, pendant longtemps, elles occupaient une place minoritaire et se retrouvaient écartées des grandes positions morales et de pouvoir. Pour critiquer cette pensée, Claire Sinquin rappelle dans son mémoire, que « traditionnellement, la conception du ‘prendre soin’ s’associe à la représentation de la femme et du seul rôle domestique qu’on lui attribue, à la charité des religieuses, ou encore à la profession médicale » (Sinquin, 2017 :38).

En plus de ces questionnements, le care est associé par d’autres auteur.e.s à la notion de vulnérabilité et de fragilité des êtres humains (Portnoy-Lanzenberg, 2013; Destremau et Georges, 2017). Il incarne un moyen de rétablir la visibilité de la vulnérabilité dans la société (Zielinski, 2010 ; Delassus, 2012). La vulnérabilité est féminisée, d’où l’importance d’une éthique du soin, « définie de telle manière que la femme, qui est celle qui prend soin, apparaît alors comme sujet prioritaire de la politique d’assistance » (Destremau et Georges, 2017 : 93). Chatel (2010) ajoute que cette vulnérabilité se rapproche en outre de la notion de fragilité, l’essence même du care, et la sensibilité que l’être humain porte à cette fragilité la complète. En effet, Chatel parle du care en soulignant que la fragilité représente le fondement de la sollicitude. Cette dernière s’apparente donc à ce sentiment d’attendrissement qui nécessite une double vigilance : se laisser toucher par l’autre, mais rester aussi sur la défensive. De là intervient l’empathie, définie

comme « la capacité à entendre la souffrance de l’autre et à la laisser résonner en soi tout en se gardant de la confusion » (Chatel, 2010 :86). La sollicitude évoque une prise de conscience de l’autre mais aussi de notre propre sensibilité. On parle également d’accompagnement, permettant au soin d’être un chaînage entre « une émotion qui saisit (sollicitude), une compétence qui soulage (care), une présence qui réconforte (accompagnement) et inaugure un autre lien, chaque maillon possédant ses exigences éthiques propres » (Chatel, 2010 :94). De ce fait, « le droit légitime de l’assistance est assigné aux femmes tandis que la vulnérabilité masculine est sous-entendue comme un manquement aux responsabilités des hommes liées au monde du travail, qui doit donc être réglé dans l’espace du marché ou de la sécurité sociale (Destremau et Georges, 2017 : 94).

En termes d’exclusion sociale, Tronto dénonce la marginalisation imposée par le care, car ce travail est assigné aux personnes marginalisées dans la société, et ne constitue pas une question centrale au niveau politique. Elle dénonce le manque de considération du care dans les sociétés libérales et démocratiques, car ces tâches ne sont pas considérées dans la sphère publique. Ainsi, les auteurs revendiquent une opposition entre l’éthique de la justice et l’éthique du care, cette dernière étant réduite à un « supplément moral » (Garrau et Le Goff, 2010 : 70). Ainsi, en démontrant les limites des premières théories du care comme éthique féminine, Tronto propose d’aborder le care sous un angle politique. Elle propose de « dégenrer le care », c’est-à-dire : « non pas nier que les valeurs du care sont traditionnellement associées au féminin, ou que les pratiques de care sont encore majoritairement effectuées par des femmes, mais montrer en quoi l’éthique du care est condamnée à demeurer marginale si cette association est transformée en un argument de promotion du care » (Garrau et Le Goff, 2010 : 71).

Dans ce sens, Perreau indique que Joan Tronto « propose une vision de la société bonne qui fasse appel aux sensibilités féminines et à la ‘moralité des femmes’ traditionnelles, sans tomber dans les pièges stratégiques qui ont jusqu’à présent voué cette approche à l’échec » (Perreau, 2010 : 2). Ainsi, Joan Tronto insiste sur

la qualité de vie dans le care. Pour aller au-delà de la pensée de Gilligan, les auteur.e.s mesurent les limites de l’argument de la morale féminine :

Non seulement il perpétue l’association problématique entre care et genre, en justifiant l’assignation des tâches de care aux femmes et en enfermant celles-ci dans une conception naturaliste de la féminité, mais encore il ôte toute pertinence à la perspective du care dans le champ politique. (Garrau et Le Goff, 2010 : 77)

De l’association du care au genre, les auteurs proposent d’aller encore plus loin en évoquant la notion de responsabilité que le care impose aux femmes, et en suggérant de faire le lien avec les questions politiques.

Au sein de leurs analyses, les auteurs rappellent que la théorie du care comprend différentes phases. Zielinski (2010) et Brugère (2009) se basent sur la pensée de Joan Tronto dans son ouvrage Un monde vulnérable pour les énumérer: (i) le « caring about » qui consiste à se soucier de l’autre en s’identifiant à lui/elle ; (ii) le « taking care of » qui représente la prise en charge et la responsabilité ; (iii) le « caring giving » ou le « prendre soin » qui requiert un contact direct avec autrui, dans le but de répondre à son besoin ; et enfin (iv) le « care receiving » qui représente la réception du soin. En plus de ces phases, s’ajoutent quatre (4) étapes du care, toujours selon Tronto, qui sont les suivantes : (i) l’attention, c’est- à-dire la capacité à voir la vulnérabilité ; (ii) la responsabilité, qui s’oppose au devoir ou l’obligation morale ; (iii) la compétence qui place le care sur le chemin de l’habileté et du perfectionnement ; (iv) la capacité de réponse des destinataires (Zielinski, 2010). Cette classification sera ensuite critiquée par Perreau (2010), qui trouve que Joan Tronto reste dans un cadre général, et ne se focalise pas sur l’identité individuelle. Selon Perreau (2010), l’ouvrage de Joan Tronto apprécie les besoins humains, mais ne déconstruit pas les catégories à travers lesquelles s’élaborent ces besoins, ce qui, en l’espèce, aurait impliqué l’étude des modalités

3.1.3 Le care, la responsabilité et la politique

On voit dans ce qui précède que les notions de responsabilité et de politique sont aussi étroitement liées au care ; pourtant les auteurs se mettent d’accord sur la conclusion suivante : « l’éthique du care serait dénuée de portée politique » (Gilligan et al., 2010 : 80). Dans plusieurs pays en développement, le « dispositif néo-familialiste » est mis en place, où « la femme devient avec l’appui de l’État, la ‘maitresse et patronne’ de la vie privée, qui doit fonder par sa relation avec les pouvoirs publics, une sorte de ‘maternalisme public’ […] où la responsabilité féminine est sensée compenser le désengagement des pouvoirs publics en matière d’emploi et d’économie » (Destremau et Georges, 2017 :58). Cela crée une « essentialisation du genre féminin » qui occupe la responsabilité de l’assistance sociale et du soin des familles (Destremau et Georges, 2017). D’après Robert Cabanes, alors que les hommes occupent une responsabilité dans le monde du travail uniquement, les femmes elles, sont responsables de la gestion du care, considérée comme un travail (Destremau et Georges, 2017). Cette responsabilité engendre des inégalités au sein de la société. Les femmes effectuent des tâches non rémunérées à l’intérieur de la famille ou des activités communautaires. Nancy Folbre souligne le fait qu’elles y consacrent des heures et un travail physique difficile, notamment dans les zones rurales (Visvanathan et al., 2011). Toujours selon elle, même si la mondialisation a permis aux femmes d’accéder à d’autres emplois que ceux liés au care, ces dernières occupent aujourd’hui un double rôle, ayant pour conséquence la fatigue (Visvanathan et al., 2011). Dans la publication de 2016 d’Action Aid, le rapport entre le care et la responsabilité sociale est très apparent :

Le travail lié au soin des autres comme l’éducation des enfants, les corvées domestiques, les soins aux malades et aux personnes âgées, ce qui signifie dans les faits que les femmes soutiennent l’économie par le biais du travail gratuit et le plus souvent invisible qu’elles accomplissent. (Action Aid, 2016 : 7)

Les auteurs s’unissent pour dénoncer cette inégale répartition du travail entre les hommes et les femmes. Visvanathan et al. (2011) révèlent que la société capitaliste dans laquelle nous vivons n’accorde aucune rémunération au care, et pénalise celles qui le pratiquent, car elles n’ont pas assez de temps pour occuper des travaux rémunérés et développer des compétences pour ce type de travaux (Visvanathan et al., 2011). La sous-estimation des travaux des femmes est observée dans les secteurs suivants : « (a) subsidence providing; (b) informal paid work; (c) domestic production and related tasks; (d) volunteer work » (Visvanathan et al., 2011 : 114). Plusieurs femmes en souffrent, parmi lesquelles se trouvent les femmes du Burkina Faso, qui font l’objet de la présente étude.

On retrouve également cette analyse chez Guérin, qui présente la sollicitude comme une politique qui, malgré le fait qu’elle favorise le recul de l’état au détriment de la morale individuelle, permet de responsabiliser les individus et de favoriser la cohésion sociale. Selon lui, l’éthique du care devrait être coordonnée par les organisations plus fortes, puis s’organiser à l’échelle des individus. (Guérin, 2016). En s’appuyant sur Judith Bluter, Brugère (2009) se base sur les prolongements du féminisme reliés au concept de « trouble » de Judith Bluter, pour faire un rapprochement avec la sollicitude. Elle positionne les éthiques du care comme une dénonciation de « l’idéologie du libéralisme, structurée autour de la fiction de l’individu autonome et indépendant » (Brugère, 2009 : 86).

Pour revenir sur les idées premières, même si Carol Gilligan présente l’éthique du care comme une éthique féminine Brugère (2009) propose de penser un contexte idéologique du care, car pour elle, plus il s’écarte de la prise en charge et se rapproche des préoccupations locales ou privées, plus il est délaissé par les puissants. Selon ses propos, « le care est dévalorisé et sa reconnaissance comme travail difficile est déniée » (Brugère, 2009 : 3). Ainsi, l’auteure traduit son envie de donner une place plus importante et une certaine reconnaissance au care.

Malgré les perspectives critiques qui se sont développées suite à la publication de l’ouvrage de Gilligan, le care demeure une notion importante pour la cohésion sociale de la société. Selon Joan Tronto, les minorités visibles (femmes, personnes de couleurs, etc.) sont plus associées au soin par la théorie de la justice. Effectivement, le care est souvent associé aux théories de la justice, car il est représentée comme une question légitime (Gilligan et al., 2013). La relation entre le care et la justice demeure importante, car selon Okin, l’opposition entre les deux « perpétue les raisons d’oppression des femmes » (cité dans Garrau et Le Goff, 2010 : 109). Les mêmes auteur.e.s insistent sur l’importance du déploiement des droits égaux et le partage égal des responsabilités au sein de la famille. Garrau et Le Goff (2010) proposent d’aborder la question de la justice et de la politique en soulignant l’importance du care pour la mise en place d’une théorie politique, à travers des analyses de plusieurs auteur.e.s. Pour appuyer cette pensée, ils se réfèrent à Eva F. Kittay : « [son travail] exprime l’idée selon laquelle ‘une conception de la justice qui ne prend pas en compte la nécessité de répondre à la vulnérabilité avec care est incomplète et (…) un ordre social qui ignore le care ne saurait être qualifié de juste’ » (cité dans Garrau et Le Goff, 2010 : 111).

Ainsi, en prenant en compte les principaux concepts définis plus haut qui sont le concept de genre, l’exclusion sociale, l’intersectionnalité et l’éthique du care qui composent ce mémoire, nous pourrons faire ressortir le rôle de l’engagement social et communautaire dans le mieux-être des jeunes filles et sur leur insertion dans la société et l’économie. Le concept de genre permet d’évaluer les inégalités qui existent entre les hommes et les femmes et d’entrevoir la discrimination basée sur le genre. Cette discrimination basée sur le genre vue à travers le concept d’intersectionnalité permettra d’analsyer simultanément les différents systèmes d’oppressions qui entravent le développement es femmes. Parreillement, le concept de care, permettra d’élaborer le travail de soin des femmes non rémunéré

qui les mettent en marge de l’économie centrale. Nous présenterons dans la section suivante, la méthodologie qui sera utilisée pour faire communiquer nos concepts.