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CHAPITRE 1 : ÉCOLOGIE INDUSTRIELLE ET TERRITORIALE : PERSPECTIVE HISTORIQUE ET THÉORIQUE

1.1. De l’émergence de l’écologie industrielle : perspective historique et enjeux d’institutionnalisation

Apparue vers la fin des années 1980, sous l’impulsion d’ingénieurs américains pour faire écho aux relations naissantes entre technologies et environnement (Standke & Anandakrihsnan, 1980), l’écologie industrielle est envisagée comme une stratégie de rupture et/ou de dépassement des trajectoires linéaires des systèmes de production et de consommation. Elle se développe autour d’une mise en circularité des flux entre firmes, des rapports firmes-territoires, etc. Depuis, de nombreux projets ont émergé à l’échelle planétaire, avec un certain consensus quant à la priorité d’un bouclage de flux de matières et d’énergie. Toutefois, en s’appuyant sur l’idée d’une circularité des flux, l’écologie industrielle apparait comme une pratique relativement ancienne dont les prémices existent depuis les premières révolutions industrielles.

1.1.1. L’écologie industrielle : une pratique relativement ancienne

L’écologie industrielle est une pratique récente du management environnemental se fondant sur une approche systémique inspirée des écosystèmes naturels pour optimiser la gestion des flux de matières et d’énergies, et limiter des rejets de polluants dans l’atmosphère. Si elle a pris de l’ampleur vers la fin des années 1980 avec les travaux de Frosh et Gallopogoulos, le concept n’est pas nouveau. Les origines conceptuelles de l’écologie industrielle sont nombreuses. Elles remontent aux travaux de certains écologues comme Eugène Odum2 au début des années 1950 sur l’écologie des écosystèmes (Erkman, 1997 ; Figuière & Chebbi, 2016). Par ailleurs, l’histoire de l’industrialisation renvoie à de nombreuses expérimentations d’échanges de flux de matières entre acteurs économiques existent depuis le 18e siècle (Chopra & Khanna, 2014 ; Desrochers & Leppälä, 2010 ; Erkman, 2001).

Ces échanges s’inscrivaient pleinement dans une volonté de bouclage de flux de matières, de restructuration de l’activité économique, notamment agricole (Desrochers & Leppälä, 2010). Plus spécifiquement, les premières synergies industrielles sont à mettre en perspective avec la naissance de la chimie de synthèse et le développement de l’industrie sidérurgique, cimentière et électrique. En effet, l’apparition de la chimie de synthèse a offert de nombreuses opportunités pour la valorisation des résidus de matières tels que le caoutchouc, le bois, et les tissus (Donate, 2014; Stoskpof & Lamard, 2010). De plus, les dynamiques de co-localisation de certaines entreprises sidérurgiques, dans les années 1700 et 1800, notamment en Grande-Bretagne et aux États-Unis, ont donné lieu à des pratiques industrielles basées sur les échanges de flux de matières, la mise en place de réseaux de chaleur, etc. (Appleton, 1929 ; Frey, 1929 ; Zierer, 1941). La vitalité

2 Né en 1913, Eugene P. Odum fut un écologue américain, pionner de l’étude écologique des écosystèmes. Il est considéré comme le père de l’écologie moderne par ses travaux sur l’étude de la nature en termes d’écosystèmes, qui ont fortement influencé le développement de l’application des principes écologiques à des écosystèmes naturels ou non.

de ces filières industrielles semblait étroitement liée à leur capacité à valoriser des résidus de matières disponibles à bon prix, sans occulter l’usage des matières premières neuves. Les avantages économiques issus de ces pratiques d’échanges de flux ont participé, plus précisément au milieu des années 1800, à la réorganisation des activités d’agglomérations industrielles.

Ainsi, au début des années 1900, de nombreuses économies d’agglomérations américaines, se sont appuyées sur des connexions locales entre industries de différents secteurs, mutuellement dépendantes, en recourant à l’utilisation des sous-produits des uns et des autres comme matières premières (Desrochers & Leppälä, 2010). On peut souligner la réutilisation des chiffons pour la production de papiers, des sous-produits de la boucherie pour la colle ou le savon, de la boue des rues pour fertiliser les terres agricoles, etc. Cette propension à utiliser des sous- produits ou des déchets permettait d’approvisionner une industrialisation et une urbanisation avides de matières premières (Barles, 2007). Cependant, les expérimentations restent limitées et peu vulgarisées. Le contexte politique, économique et social n’offrait pas la possibilité d’apprécier de manière convenable la capacité de ces synergies industrielles à générer des bénéfices tangibles3. Et c’est seulement vers la fin du 20e siècle que le concept d’écologie industrielle commence à être théorisé et qu’un champ scientifique s’élabore, au croisement de l’écologie, de l’ingénierie et de la bio-économie (Payre, 2008).

1.1.2. L’écologie industrielle : naissance d’un concept novateur

Introduite dans le champ scientifique par des travaux d’ingénierie, l’écologie industrielle renvoie principalement, dans les années 1980, au suivi des flux et des stocks de matières, en particulier ceux dont les cycles sont fortement influencés par les activités industrielles (Duchin & Hertwich, 2003). Il s’agissait de réduire l’impact des processus de production sur l’environnement, par une remise en cause de l’approche traditionnelle de la dépollution (end of pipe), qui est restée toutefois relativement isolée et limitée seulement à quelques grandes entreprises (Keoleian & Menerey, 1994 ; Sullivan & Ehrenfeld, 1992), et par conséquent insuffisante (Erkman, 1997). En effet, « le système industriel est très gaspilleur de matériaux, et recycle très peu » (Ayres, 2004 : 427).

1.1.2.1. Une première analogie aux écosystèmes naturels

L’écologie industrielle émerge comme une stratégie capable de refonder et/ou de révolutionner le rapport de l’écosystème industriel à la nature, en réduisant autant que possible la demande en matières premières et en

3 Cette préoccupation de la mesure des bénéfices liés à la mise en œuvre de l’écologie industrielle reste d’actualité. Des indicateurs de performance des synergies industrielles sont loin d’être stabilisés malgré l’abondante littérature scientifique autour de la question.

énergies (Erkman, 2004 ; Frosh & Gallopogoulos, 1989 ; Watanabe, 1972)4. Le concept d’écologie industrielle envisage le système industriel comme un écosystème biologique (Billen et al., 1983), en fondant la résolution des problèmes environnementaux sur les échanges cycliques de matières entre les organisations industrielles (Suh & Kagawa, 2005).

Techniquement, il s’agit de transformer le modèle productif en un modèle plus intégré, fonctionnant de manière similaire à un écosystème biologique5 (Allenby, 1992). Ce modèle intégré permettrait de considérer les déchets et/ou les sous-produits générés par les activités industrielles comme de véritables ressources à l’instar des symbioses biologiques. L’analogie aux écosystèmes naturels apparait comme une démonstration de la possibilité de maintenir une activité industrielle performante, tout en limitant son impact sur l’environnement (Erkman, 2004 ; Sterr & Ott, 2004; Vallés, 2016).

1.1.2.2. L’écologie industrielle « économique »

À ses débuts, l’écologie industrielle ne suscite pas un grand intérêt, ni auprès des scientifiques, ni auprès des cercles économiques, et encore moins des entreprises. En effet, plusieurs opposent économie et écologie et l’alliance des deux n’apparaît pas pertinente (Vivien, 2003). Ainsi, les premiers travaux scientifiques sur l’écologie industrielle n’intégraient pas de véritable perspective stratégique sur les questions de performance économique et/ou commerciale des entreprises (Brent et al., 2008 ; Zaoual, 2014). Le raisonnement des scientifiques pionniers pour l’écologie industrielle (ingénieurs, écologues, biologistes, physiciens, chimistes, etc.) s’appuyait essentiellement sur la remise en cause du modèle linéaire ayant caractérisé le développement industriel antérieur. Dès lors, il est apparu nécessaire de mettre en évidence la dimension économique des échanges de flux (Tibbs, 1993), pour en faciliter la compréhension, l’application dans la société industrielle, voire son essor dans le monde (Chertow, 2000 ; Lowe, 1993).

L’emphase est alors mise sur la capacité de l’écologie industrielle à atteindre une efficacité maximale des intrants énergétiques et matériels, y compris les déchets, dans la perspective d’une boucle fermée au sein du système industriel (Desrochers & Leppälä, 2010). Le « déchet » n’est alors rien d’autre qu’un produit commercialisable, accordant ainsi à l’écologie industrielle une importante dimension économique. Les synergies industrielles se réduisent alors aux relations interentreprises presque exclusivement fondées sur les flux, au détriment des rapports humains, dans la pure logique d’un bénéfice économique, et d’un avantage

4 Partant de ce principe d’écologisation des activités économiques, plusieurs scientifiques apportent leur contribution à une réflexion émergente autour de la gestion et l’évaluation des flux de matières et d’énergies (Ayres, 1989; Billen, Toussaint, & Peeters, 1983; Kneese, Ayres, & d’Arge, 1970).

5 Cette analogie pure et simple – remise en cause par de nombreux acteurs (section 2.1.2.) – n’est cependant pas suffisante pour sortir de la logique du « tout utile » ou du « toujours plus ». (Erkman, 2004).

environnemental ou social potentiel (Erkman, 1997). Dans ce modèle, « les flux de matières d’un stade à l’autre sont indépendants de tous les autres flux » (Jelinski et al., 1992 : 793). Et les échanges de flux génèrent des émissions importantes de polluants et de déchets à tous les stades de la production. Il devient alors primordial de proposer un modèle intégré conciliant davantage économie et écologie au travers des échanges de flux (Erkman, 2004 ; Sterr & Ott, 2004). C’est alors qu’émerge l’idée d’intégrer plus largement l’écologie et l’économie.

1.1.3. Entre économie et écologie : l’importance d’un modèle intégré

Se diffusant graduellement dans les discussions scientifiques, mais aussi après des agents de l’économie appliquée, l’écologie industrielle prend de l’ampleur au travers des questions sur sa capacité réelle à limiter l’impact de l’activité industrielle sur l’environnement. En effet, comme les premiers travaux sur l’écologie industrielle ne mettent en évidence qu’une stratégie d’optimisation des flux de matières et de productivité des ressources (Erkman, 1997 ; Nemerow, 1995), la mise en relation de l’ensemble des parties du système industriel est difficile à appréhender dans les approches théoriques et pratiques autour des échanges de flux. Ainsi, au départ, les entrepreneurs engagés dans la réflexion sur ce qui allait devenir l’écologie industrielle cherchaient une valorisation de leurs déchets, et non pas la réduction de leur production ou de la consommation des ressources naturelles comme ils allaient le faire plus tard (Ayres, 1996, 2004). Par ailleurs, l’optimisation et la réduction des flux restent profondément ancrés dans un objectif de rentabilité économique pour les entreprises, sans pour autant que les synergies industrielles ne soient portées par des problématiques environnementales (Erkman, 1997 ; Hoffman, 1971).

Les premières réflexions relevant d’une approche systémique, suggèrent ainsi des démarches s’appuyant sur l’ensemble des flux associés aux activités humaines, et non limitées aux zones industrielles (Schwarz & Steininger, 1997 ; Wallner & Narodoslawsky, 1994). Elles constituent les prémices d’une vision territoriale de l’écologie industrielle reposant sur des échanges de flux à de grandes échelles spatiales (Korhonen & Snakin, 2001 ; Mirata & Emtairah, 2005). À travers cette vision, l’écologie industrielle établit des relations entre entreprises et territoires d’une part, et entre économie, écologie et société, d’autre part (Cerceau et al., 2018). Elle s’appuie, pour ce faire, sur un ensemble de relations complexes (Bettencourt & Brelsford, 2015; Dijkema et al., 2015), plutôt que bilatérales (Chertow, 2007 ; Deutz & Gibbs, 2008 ; Duchin & Hertwich, 2003), afin de réduire la charge environnementale du système dans son ensemble (Korhonen & Snakin, 2001). Pour ce faire, au début des années 1990, on assiste dans le monde à une émergence spontanée des synergies industrielles (Korhonen, Niemeläinen, & Pulliainen, 2002) où les acteurs, et plus particulièrement les entreprises, semblent s’auto-organiser. En revanche, peu de démarches font l’objet d’une planification spécifique (Chertow & Ehrenfeld, 2012 ; Park et al., 2008). Puis, au milieu des années 1990, des instances nationales et internationales jouent un rôle primordial dans le développement des projets (Desrochers & Leppälä, 2010 ; Park et al., 2008).

Les États-Unis se lancent ainsi dans un vaste programme de développement de synergies industrielles, plus particulièrement sur la création des parcs éco-industriels (Gibbs & Deutz, 2007 ; Lowitt, 2008).

Eco-industrial park (EIP) is an industrial system which conserves natural ad economic resources; reduces production, material, energy, insurance and treatment costs and liabilities; improves operating efficiency, quality, worker health and public image; and provides opportunities for income generation from use and sale of wasted materials. (Côté & Hall, 1995 : 42)

Ces parcs éco-industriels se développent autour d’une approche conjointe de recyclage et d’échanges de sous-produits et de développement d’entreprises de technologies vertes (Lowe, 1997). Si ces projets d’éco-parcs industriels américains des années 1990 n’ont pas connu le succès attendu, tant dans leur diffusion que dans l’atteinte de performance environnementale (Deutz & Gibbs, 2004 ; Gibbs & Deutz, 2007), de nombreuses institutions publiques et privées ont continué à soutenir le développement des synergies dans le monde.

1.1.4. Des premières interventions publiques

Les premières interventions publiques dans le champ de l’écologie industrielle se situent au début des années 2000 (Beylot, Vaxelaire, & Villeneuve, 2016 ; Chertow, Ashton, & Espinosa, 2008 ; Deutz & Gibbs, 2008). Les capacités et actions déployées par les instances publiques ont contribué à une appropriation plus ou moins grande, ou un déploiement plus ou moins réussi de l’écologie industrielle (Chertow & Ehrenfeld, 2012 ; Jiao & Boons, 2014). La traduction institutionnelle de l’écologie industrielle s’accommode à la perception qu’elle est un mécanisme de construction de la durabilité (Allenby, 1992 ; Brent et al., 2008 ; Ehrenfeld, 2004) ou un processus d’aménagement et de développement du territoire (Beaurain & Brullot, 2011 ; Georgeault, 2015; Maillefert & Robert, 2017). Cependant, le renforcement de l’intervention publique renvoie davantage à l’économie circulaire (EC)6, alors même que cette dernière est médiatisée bien plus tardivement (Figuière & Chebbi, 2016), et que le concept est loin d’être stabilisé (Maillefert & Robert, 2017).

6 Du point de vue institutionnelle, l’économie circulaire se définit comme un « système de production, d’échange et de consommation visant à optimiser l’utilisation des ressources à toutes les étapes du cycle de vie d’un bien ou d’un service, dans une logique circulaire, tout en réduisant l’empreinte environnementale et en contribuant au bien-être des individus et des collectivités » (Pôle québécois de concertation sur l’économie circulaire). Ainsi, le ministère français de la transition écologique et solidaire en charge des questions environnementales, l’économie circulaire désigne « un concept économique qui s’inscrit dans le cadre du développement durable et dont l’objectif est de produire des biens et des services tout en limitant la consommation et le gaspillage des matières premières, de l’eau et des sources d’énergie. Il s’agit de déployer une nouvelle économie, circulaire, et non plus linéaire, fondée sur le principe de ‘’refermer le cycle de vie’’ des produits, des services, des déchets, des matériaux, de l’eau et de l’énergie » (cité par Buclet, 2015). Cette vision économique entretient un flou autour des capacités réelles de ce modèle de production et de consommation à répondre convenablement aux questions environnementales. Elle constitue par ailleurs le cœur des débats au sein de la communauté des chercheurs, entre ceux qui adhèrent à une vision économique de la gestion des ressources et d’autres qui mettent en avant une approche plus centrée sur l’environnement, ou plus largement une vision systémique qui regroupe différents aspects de la production et de la consommation.

En fondant la participation du secteur public sur une certaine proximité entre les deux approches de circularité des flux, on peut retracer l’évolution de nombreux dispositifs institutionnels dans le monde. Des pays comme l’Allemagne (1995), la Chine (2005) et la France (2015) ont ainsi légiféré autour des cadres institutionnels (coercitifs et incitatifs) pour des systèmes industriels qui minimisent la consommation de ressources et la production des déchets. Ces interventions publiques ont conduit de nombreux territoires à définir, de manière plus ou moins explicite7, l’écologie industrielle comme un champ d’actions des politiques publiques locales (Burström & Korhonen, 2001).

À l’instar des acteurs publics, de nombreuses structures autonomes se mettent en place pour œuvrer au développement de synergies industrielles, en s’inspirant de l’expérience danoise de Kalundborg (Park et al., 2008). Cette démarche, qui est devenue la référence mondiale de l’application des principes de l’écologie industrielle (Beaurain, 2015 ; Varlet, 2012), a joué un rôle prépondérant dans le développement des synergies industrielles dans le monde. Cependant, les débats et les controverses demeurent autour de l’écologie industrielle, tant dans sa conceptualisation et son déploiement, que dans sa capacité réelle à répondre aux enjeux écologiques qui se posent en termes aigus.

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