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Jeremy RIFKIN

Dans le document Actes du colloque (Page 29-33)

Là où le rêve américain ne permet aucune équivoque possible tant il encense la seule réussite individuelle, le rêve européen s’avère plus complexe en opposant opportunité personnelle et qualité de vie. Or, pour les Européens, le besoin d’une société durable est bel et bien motivé par le niveau de qualité de la vie.

Je souhaiterais vous faire part ici de ma profonde conviction selon laquelle l’Union européenne guidera le monde vers une troisième révolution industrielle et l’avènement d’une société durable.

Lors de son accession à la tête de l’Allemagne, la chancelière Angela MERKEL m’a prié de me rendre à Berlin afin de débattre sur les moyens de dynamiser l’économie allemande en ce XXIesiècle. Ma première réaction fut de demander comment stimuler les économies allemande, européenne et mondiale alors que l’ère de l’énergie vit ses dernières heures. Notre grand modèle énergétique fondé sur le charbon, le pétrole, le gaz naturel et l’uranium arrive à son terme.

Certes, quelques décennies s’écouleront avant l’épuisement de ces ressources que nous continuerons à consommer pendant une période assez longue encore.

Il n’en demeure pas moins que nous abordons la fin d’un cycle et, alors que notre modèle énergétique amorce son déclin, nous sommes confrontés à quatre enjeux majeurs et essentiels à notre survie : le changement climatique, la progression de la dette des pays du tiers-monde, aggravée par la hausse des prix du pétrole sur les marchés mondiaux, l’instabilité politique de plus en plus perceptible dans les pays producteurs de pétrole du golfe Persique, et la perspective d’une flambée du pétrole.

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Cinquante ans après le traité de Rome, quelle ambition pour l’Europe ?

Parce que je travaille avec les milieux économiques, le message que je leur adresse consiste à dire que seuls deux facteurs sont susceptibles d’influencer les prises de décision concernant le reste de ce siècle : le changement climatique en temps réel et la hausse des cours du pétrole, alors que la production planétaire atteint son niveau le plus haut. Tout le reste demeure secondaire au vu de l’orientation que prend l’économie du XXIesiècle.

L’histoire montre que la manifestation des deux phénomènes engendre de grandes révolutions économiques. Or on observe tout d’abord un changement fondamental dans l’organisation des ressources énergétiques planétaires, puis dans notre façon de communiquer sur l’organisation de nouveaux modèles énergétiques.

C’est de la convergence entre ces nouveaux modèles énergétiques et les nouveaux moyens de communication que naissent les tournants historiques susceptibles de transformer de manière définitive l’équation humaine. À ce titre, la civilisation sumérienne fut la première à introduire l’agriculture hydraulique, en transformant les stocks de céréales en énergie. La tâche fut difficile, il a fallu bâtir des digues et des canaux, réunir des artisans et des ouvriers spécialisés.

À cette fin, les moyens de communication ont dû évoluer pour donner naissance à l’écriture cunéiforme. Cette adéquation entre l’écriture et les stocks de céréales, ou, dit en d’autres termes, entre la communication et l’énergie, a donné lieu à un effet de levier vieux de dix mille ans, à l’origine de notre révolution agricole.

À l’ère contemporaine, la première presse à imprimer de Gutenberg et l’alphabétisation de masse ont contribué à révolutionner la communication, à l’heure du charbon, des chemins de fer et des machines à vapeur pour aboutir à la première révolution industrielle, laquelle n’aurait pu voir le jour dans le cadre d’une communication orale ou par codex. Au XXesiècle, l’électricité de première génération a coïncidé avec l’apparition du télégraphe et du téléphone, alors que ces nouveaux moyens de communication ont permis, avec le pétrole et le moteur à combustion interne, la seconde révolution industrielle, dont on connaît les effets sur le XXIesiècle.

Les moyens de communication se sont profondément transformés au cours des quinze dernières années avec l’arrivée des ordinateurs personnels, l’accès à Internet et la communication par satellite, sans fil et wi-fi. Voici révélé le système nerveux central de près d’un milliard de personnes. Nous sommes connectés car la communication est désormais distribuée, et c’est bien là que réside la révolution en question. Finis, les anciens moyens de communication centralisés de type descendant, l’heure est à la communication interactive et ascendante, grâce à laquelle près d’un milliard d’individus communiquent entre eux à la vitesse de la lumière, pour ainsi dire, puisque les réseaux sont décentralisés.

De telles avancées ont permis d’accroître la productivité des technologies de l’information tout en transformant les systèmes éducatifs. Je persiste pour ma

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part à défendre l’idée d’un second chapitre préfigurant la convergence imminente de ces nouveaux moyens de communication distribués avec la mise en place d’un nouveau modèle énergétique, censée annoncer une troisième révolution industrielle. Nos sociétés se tournent vers les énergies dites

« décentralisées » dont l’organisation et l’acheminement passent par des moyens distribués.

On peut aisément opposer les sources d’énergie décentralisées aux énergies dites « d’élite», par lesquelles on désigne le charbon, le pétrole, le gaz et l’uranium. Ces sources d’énergie ne gisent qu’à certains endroits – d’où leur nom – et nécessitent des engagements géopolitiques et militaires, des capitaux, ainsi qu’un traitement et une distribution centralisés. À l’inverse, les énergies décentralisées se trouvent partout : le soleil, le vent, l’énergie hydraulique, les déchets domestiques, les déchets issus de l’exploitation forestière et agricole, les vagues océaniques et les nappes géothermiques. Ces sources d’énergie sont toutes, sans exception, décentralisées.

Or l’émergence de nouveaux modes de communication distribués converge avec l’exploitation des énergies renouvelables décentralisées, lesquelles peuvent être stockées sous forme d’hydrogène, en guise de vecteur. Il s’agit d’un facteur d’autant plus fondamental que le soleil ne brille pas tous les jours et que le vent ne souffle pas indéfiniment. L’hydrogène est un vecteur universel capable de stocker les énergies renouvelables, au même titre que le format numérique permet de véhiculer et de stocker les sources d’information et de communication dans le monde entier.

Trois facteurs sont nécessaires à l’impulsion d’une troisième révolution industrielle :

• tout d’abord, les énergies renouvelables, déjà ciblées par l’Union européenne.

• deuxièmement, l’hydrogène, ainsi que d’autres techniques de stockage capables d’entreposer ce type d’énergie.

• et enfin des réseaux électriques intelligents pour en assurer la distribution.

C’est sur ce dernier point que les nouveaux moyens de communication convergent avec les énergies renouvelables. Grâce à la technologie mise au point par la Silicon Valley pour créer Internet associée au réseau électrique de la France, de l’Union européenne, puis du monde entier, nous pourrons créer un interréseau intelligent et totalement décentralisé.

D’ici trente ans, chaque immeuble disposera de ses propres installations électriques pour intercepter les sources d’énergies renouvelables locales, les stocker sous forme d’hydrogène, et les exploiter pour le transport ou la production d’électricité ou les réacheminer vers le réseau. Dans la même logique, chaque véhicule sera doté de sa propre génératrice d’énergie autonome.

Si j’avais dit il y a vingt ans, à l’époque des gigantesques réseaux de télévision centralisés, que dans vingt ans nous pourrions échanger des vidéos, des

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messages audio et écrits avec près d’un milliard de personnes, à l’aide d’appareils d’à peine 8 pouces qui tiennent dans la main et plus puissants que les réseaux télévisuels, l’on m’aurait traité de fou.

Alors imaginez que dans vingt ans, nous serons des millions à pouvoir générer notre propre énergie viade nouvelles infrastructures et de nouveaux modes de transport, et envoyer le surplus inutilisé vers le réseau.

Nous partagerons cette énergie avec un réseau intelligent et sophistiqué, au même titre que nous échangeons de l’information sur nos réseaux internet avancés. Des sociétés comme IBM commencent déjà à tester des réseaux intelligents aux États-Unis.

Nous sommes à l’aube, selon moi, d’une incroyable révolution industrielle. Il faut toutefois, pour cela, aborder les problèmes non plus en termes géopolitiques mais sous l’angle de politiques de la biosphère, et ce à l’échelle mondiale.

La question qui se pose aux Français et aux Européens est de savoir dans quel monde ils souhaitent vivre dans une vingtaine d’années. Dans un monde où les ressources énergétiques et les industries traditionnelles héritées de la seconde révolution industrielle sont à l’agonie ? Ou dans une société fondée sur de nouvelles sources d’énergie et les industries émergentes d’une troisième révolution ? La réponse ne fait aucun doute, et la France a un rôle fondamental à jouer dès à présent dans la transformation de l’Europe et du monde en une société durable.

Débats

Un participant

Ne voit-on pas actuellement en Europe une tendance marquée par la volonté de séparatisme de certaines régions, comme c’est le cas en Espagne ? S’agit-il d’un phénomène strictement local ou est-il lié, d’une certaine façon, à la construction européenne et aux chemins qu’elle prend, aux frustrations qu’elle peut engendrer ?

Hubert VÉDRINE

L’idée de vivre dans un cadre européen protecteur permet en effet à un certain nombre de séparatismes de se développer dans l’impunité, d’une certaine façon.

Cela concerne quatre ou cinq États membres. Si ces mouvements devaient avoir gain de cause, autant cesser tout de suite de discuter de ces sujets. Mais il est vrai qu’il existe une relation perverse et paradoxale entre la construction européenne et l’émergence de telles aspirations. Certains discours,

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historiquement bien intentionnés, ont fini par produire des effets secondaires nuisibles, in fine, au projet européen.

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