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3. UN MILIEU, DE MULTIPLES RELATIONS

3.3 L'Isle-aux-Grues 1 Le territoire

Situé au large de Montmagny, à environ 65 kilomètres en aval de Québec, l'archipel de l'Isle-aux-Grues est composé de vingt-et-un îles et îlots. Parmi les îles de l'archipel, deux retiennent l'attention : l'Isle-aux-Grues et l'Isle-aux-Oies. Occupant une superficie de 24,8 km2 dans la portion saumâtre de l'estuaire du Saint-Laurent, l'Isle-aux-Grues (municipalité

de Saint-Antoine-de-lTsle-aux-Grues) appartient à la MRC de Montmagny et accueille actuellement 163 habitants (Statistiques Canada, 2007). Le haut-marais de l'Isle-aux-Grues et de l'Isle-aux-Oies est un des plus grands marais de l'estuaire, couvrant une superficie de 16,5 km2 (Figure 3.7). Cette batture est formée de sédiments argileux et de matières

organiques emprisonnés entre des affleurements rocheux appartenant à la formation des Appalaches. L'étage moyen du marais est colonisé majoritairement par le Scirpe américain (Scirpus americanus). Les deux îles sont reliées par un haut-marais qui occupe une superficie totale de 7,6 km . Le haut-marais est caractérisé par un sol toujours humide en raison des marées quotidiennes qui remplissent le réseau hydrographique sillonnant le marais (Plante et al., 2006 : 41). Il est d'ailleurs inondé périodiquement par les grandes marées, dont celles d'équinoxes et des périodes de tempêtes. Il est recouvert par une végétation dense, variée et très haute (spartine, carex, joncs et stirpes) donnant l'impression d'une grande plaine (Plante et al., 2006 : 41).

3.3.2 Les types d'exploitations historiques 3.3.2.1 Contexte amérindien (avant 1646)

Tout comme la Côte-de-Beaupré, les terres humides de l'Isle-aux-Grues et de l'Isle-aux- Oies étaient fréquentées de façon saisonnière par des peuples autochtones. Les Paléo- Amérindiens, 7000-3000 ans avant le présent, sont les premiers peuples autochtones à avoir visité les îles de l'estuaire moyen du Saint-Laurent. De petites bandes de nomades y ont fréquenté les îles et y ont établis saisonnièrement des campements en vue d'y exploiter les diverses ressources, parmi lesquelles les plantes médicinales, les fruits, les racines, mais principalement la sauvagine et les poissons (comme l'anguille), qui constituaient un vaste inventaire permettant même aux amérindiens de faire des réserves pour le retour aux

campements hivernaux (Laberge, 1993 : 58). Au XVIIe siècle, les premiers Européens

avaient aussi remarqué l'importance du marais pour la sauvagine, majoritairement les oies qui s'y retrouvaient en abondance (Hatvany, 2003 : 50). Aussi, ces Européens avaient constaté le potentiel agricole de la région. Lors de leur arrivée sur les îles en 1646, une activité plus sédentaire est alors pratiquée sur le haut-marais soit la récolte de foin de mer, qui s'ajouta également à la chasse et à la pêche (Plante et al., 2006 : 46).

Figure 3.7 Marais de l'Isle-aux-Grues

Source : Carte réalisée par C. Careau et M. Hatvany, 2009, Laboratoire de géographie historique, Département de géographie, Université Laval.

3.3.2.2 Contexte colonial (ca.l646-1890)

Jusqu'à environ 1890, tout comme c'est encore le cas aujourd'hui, les agriculteurs de l'Isle-aux-Grues récoltaient le foin de mer sur le haut-marais pour constituer des réserves de fourrages afin de nourrir le bétail (Carrier, 2007 : 38). Sans une technologie très à point, les premiers colons récoltaient tout de même des quantités impressionnantes de foin de

mer. Ayant besoin de nourrir leur bétail, les religieuses de l'Hôtel-Dieu de Québec achetèrent l'Isle-aux-Oies et une partie du marais qui la sépare de l'Isle-aux-Grues (territoire correspondant au haut-marais). En 1751, elles visitèrent l'île et la décrivirent comme suit : « Enfim quand nous fument au débarquement, nous découvrîmes des batures [sic] fort étendues, et des grandes prairies, que la marée haute nous avait cachées [...] Nous vîmes revenir un beau troupeau de vaches; l'abondance des pâturages, fait qu'elles y sont toujours grasses, et que leur lait est excellent et le beurre meilleur que partout ailleurs » (cité dans Plante et al., 2006 : 47). De plus, ce marais servait de pâturage pour certains animaux comme les vaches, les moutons et les porcs (Figure 3.8). Au cours de cette période, il se pratiquait une économie agricole extensive mixte, orientée vers la subsistance du ménage ainsi que la vente de surplus lorsque la situation était possible. Ces activités permettaient de nourrir les 600 habitants de l'Isle-aux-Grues de 1646 à 1890 (Plante et al, 2006 : 44).

Figure 3.8 Animaux broutants sur le marais de l'Isle-aux-Grues

Cette période coloniale se démarque par des rapports très étroits entre les habitants des îles et les marais. Vers la fin du XIXe siècle, comme partout sur la Côte-du-Sud, l'Isle-aux-

Grues et l'Isle-aux-Oies vivent une période agro-industrielle marquée par la spécialisation de l'agriculture qui s'oriente autour de l'industrie laitière.

3.3.2.3 Contexte industriel (ca.l890-1960)

À partir d'environ 1890 jusque dans les années 1970, des modifications socio-économiques profondes sont en cours au Québec. Cette période temporelle se distingue par une économie de marché en développement, une agriculture qui devient intensive et qui se spécialise autour de l'industrie laitière ainsi qu'une technologie qui est en constante amélioration (Courville, 1995 : 76-77). Pour ce qui est de l'usage des marais à l'Isle-aux- Grues et à l'Isle-aux-Oies, il reste le même qu'aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. En effet,

la chasse, la pêche, le pâturage et la récolte de foin se poursuivent sur le marais, et cela, jusque dans la dernière partie du XXe siècle (Figure 3.9).

Durant cette période, les agronomes commencèrent à se questionner sur une exploitation plus intensive des marais. C'est d'ailleurs à la fin du XIXe siècle que des expériences

scientifiques sont entreprises dans les collèges d'agriculture et montrent que le foin de mer est de 15 % à 20 % moins nutritif que le foin cultivé (Plante et al., 2006 : 55). C'est ainsi que se produit à l'Isle-aux-Grues une lente mise de côté du foin de mer vers le foin cultivé sans toutefois y être totalement abandonné. Malgré une période où les marais subissent beaucoup de perturbations au Québec (endiguements des marais à Kamouraska et remblaiement sur la Côte-de-Beaupré), les marais de l'Isle-aux-Grues et de l'Isle-aux-Oies résistent aux changements notamment à cause de leur isolement géographique qui les rendent moins sensibles aux influences extérieures (Plante et a l , 2006 : 56).

Figure 3.9 Récolte du foin de batture, l'Isle-aux-Grues, ca. 1920-1930

Source : Tirée de Plante, 2005 : 89.

3.3.2.4 Contexte post-industriel (ca.1960-2009)

La période post-industrielle à l'Isle-aux-Grues et à l'Isle-aux-Oies se démarque par une technologie agricole s'étant plus modernisée et par une nouvelle utilisation du haut marais reliant les îles. Alors qu'il est moins exploité pour son foin de mer, le haut-marais continue d'être un lieu de chasse à la sauvagine. Avec le passage de plus de 100 000 Grandes Oies des neiges sur la batture à chaque automne, le haut-marais de l'Isle-aux-Grues se transforme en pourvoirie. Cette exploitation du haut marais est gérée localement de manière soutenue et tous les emplacements de chasse y sont soigneusement distribués (Plante et al., 2006 : 57). De plus, une nouvelle activité de loisir également en lien avec l'abondance de la faune ailée sur le marais connaît actuellement une croissance notable : il le tourisme de plein air (éco-tourisme). Les ornithologues sont en effet attirés à l'île et dans les marais, car ce sont des milieux propices à la nidification des oiseaux et où regorgent des espèces fauniques rares comme le Hibou des marais, le Bruant de Nelson et le Râle jaune, ainsi que des plantes rares (Plante, 2005 : 45-46, Plante et al., 2006 : 57). En plus de la chasse et du tourisme de nature, l'agriculture gruoise continue d'être prolifique grâce à

l'industrie fromagère (Plante et al., 2006 : 57). D'ailleurs, selon le site internet de la fromagerie île-aux-Grues, le fromage « Tomme de Grosse-île » est fait à partir de lait de vaches qui se nourrissent presqu'uniquement de foin de batture de l'Isle-aux-Grues et qui est commercialisé comme produit du terroir.

En 2006, dans un contexte où plusieurs marais sont menacés par l'érosion dans l'estuaire du Saint-Laurent et suite à l'observation d'érosion récente des berges menaçant les milieux humides de l'Isle-aux-Grues, la société de conservation Canards Illimités a proposé un plan d'action en vue de protéger le haut-marais (Carrier, 2007 : 41). Les actions proposées par Canards Illimités servent à préserver l'équilibre biologique du haut-marais pour la sauvagine et les espèces en situation précaires à l'Isle-aux-Grues (Dalpé-Charon, 2006 : 32). Afin de réaliser le tout, cinq objectifs sont poursuivis par Canards Illimités et vont de pair avec les activités traditionnelles qui ont lieu à l'Isle-au-Grues. Ces objectifs sont les suivants:

Conserver un habitat de qualité pour la sauvagine et les autres espèces en situation précaire;

Protéger les espèces fauniques et floristiques en situation précaire;

Maintenir les pratiques agricoles ancestrales et les activités traditionnelles de prélèvement par la chasse;

Intégrer les actions proposées par les projets antérieurs;

Sensibiliser les propriétaires, les intervenants et la population locale aux connaissances acquises et aux actions mises en œuvre.

Pour rencontrer les dits objectifs, Canard Illimités a proposé une stratégie d'intervention qui gravite autour de cinq types d'intervention sur le haut-marais : 1) le fauchage et le ramassage du foin de marais, 2) le contrôle du brûlage, 3) l'éradication du roseau commun, 4) la préservation de parcelles à l'état naturel et 5) la délimitation de zones tampons pour les plantes rares. Enfin, il faut préciser que selon le site internet de Nature Québec, le haut- marais est dorénavant une Zone Importante pour la Conservation des Oiseaux (ZICO).

En somme, depuis le contexte amérindien et malgré la succession des contextes de civilisation et des bouleversements socio-économiques qui en découlent, le haut-marais de l'Isle-aux-Grues a connu une évolution plutôt homogène et durable en ce qui concerne son état naturel, son usage et sa gestion (Tableau 3.2). En effet, intuitivement au début et consciemment plus tard, les insulaires ont développé des modes de vie ayant permis l'exploitation durable de la batture à des fins économiques locales et régionales (Plante et al., 2006 : 59).

Tableau 3.2 Utilisation et aménagement des marais de l'Isle-aux-Grues et l'Isle-aux-Oies depuis plus de 400 ans

Contexte Utilisation des marais Caractéristiques socio-économiques

Post- industriel

(ca.1960- 2009)

Chasse et pêche, loisir de plein air, récolte du foin salé

Économie de marché, agriculture intensive et mono-production, ratio population-ressources

favorable, forte mécanisation

Industriel (ca.1840-

1970)

Récolte de foin salé, chasse, pêche, pâturage

Économie de marché, agriculture intensive mixte, ratio population-ressources défavorable

vers favorable, mécanisation

Colonial (ca.1608- 1840)

Récolte de foin salé, chasse, pêche, pâturage

Économie de subsistance, agriculture extensive mixe, ratio population-ressources favorable vers

défavorable, faible apport technologique

Amérindien (Avant

1646)

Chasse et pêche, cueillette Société nomade, chasseurs-cueilleurs.ratio

population-ressources favorable

3.4 La baie de Kamouraska