• Aucun résultat trouvé

Les deux premières années de vie sont marquées par l’avènement de nombreuses habiletés motrices. Ramper, marcher, se tenir assis, ou encore attraper des objets font partie de ces comportements moteurs qui vont permettre à l’enfant d’agir progressivement dans le milieu dans lequel il évolue (Piaget, 1958). Cette période est également caractérisée par l’apparition de la mastication et la parole qui représentent deux habiletés motrices qui vont marquer un tournant pour le développement de l’autonomie et de la communication de l’enfant (Iverson, 2010 ; Nip, Green, & Marx, 2009 ; Thibault, 2012). Ces activités se mettent en place grâce à un système intégré et complexe qui résulte de l’interaction entre des facteurs intrinsèques (e.g. croissance, maturation corticale) et extrinsèques à l’enfant (e.g. environnement) (Case-Smith, 1996; Darrah & Barlett, 1995; Smith & Thelen, 2003). Leur développement est également conditionné par la croissance des structures anatomiques (e.g. cavité buccale) et musculo-squelettiques (mandibule, muscles temporaux, digastrique, hypoglosse) et par l’amélioration graduelle de leur contrôle. Le fait que la parole et la mastication partagent ces mêmes effecteurs anatomo-physiologiques et qu’elles émergent de manière concomitante au cours de l’ontogenèse suppose l’existence d’une interaction entre ces deux activités. Cette hypothèse est étayée par plusieurs études cliniques rapportant la comorbidité des troubles de la parole et/ou du langage et des troubles alimentaires aussi bien chez l’adulte que chez l’enfant.

I. Cooccurrence des troubles alimentaires et langagiers : constats

cliniques

Chez l’adulte, la cooccurrence des troubles dysphagiques et dysarthriques a en effet été montrée à plusieurs reprises chez des patients atteints de pathologies neurologiques acquises (e.g. maladie de Parkinson, sclérose latérale amyotrophique) ou après une lésion cérébrale (e.g. accident vasculaire cérébral, traumatisme crânien) (Flowers, Silver, Fang, Rochon, & Martino, 2013; Gordon, Hewer, & Wade, 1987; Martin & Corlew, 1990; Nishio & Niimi, 2004). L’explication de cette comorbidité résiderait dans le fait que la déglutition et la parole seraient contrôlées par des aires cérébrales communes, à savoir le cortex moteur primaire, le cortex

26

somatosensoriel primaire, l’aire motrice supplémentaire, l’aire cingulaire antérieure, l’insula ou encore le cervelet (pour une revue, Mcfarland & Tremblay, 2006).

La coexistence des troubles alimentaires et langagiers est également recensée par les professionnels de santé (e.g. médecin, orthophoniste) chez l’enfant (Adams-Chapman, Bann, Vaucher, & Stoll, 2013; Delfosse, 2006). Delfosse (2006) a par exemple réalisé un inventaire des troubles observés à 3 ans et demi dans une population de 54 enfants nés prématurément (i.e. nés avant la 33e semaine d’aménorrhée (SA)) ventilés et/ou alimentés de manière artificielle après la naissance. Des informations concernant le développement des comportements en lien avec la sphère orale de l’enfant (e.g. hypersensibilité buccale, âge et vécu du passage à la cuillère, maitrise des praxies buccales, mise en place de la phrase de 3 mots) ont été recueillies auprès des parents au cours d’une consultation médicale. Les résultats obtenus ont mis en évidence la présence de troubles tels qu’une hypersensibilité buccale, un retard dans l’âge de passage à la cuillère, des difficultés de mastication mais aussi d’un retard dans l’apparition du langage structuré. Leur prévalence est par ailleurs plus importante chez les enfants ayant été ventilés de manière artificielle pendant une durée supérieure à 28 jours après la naissance. Ainsi, une perturbation précoce de la sphère orale aurait des conséquences conjointes sur le développement des compétences alimentaires et sur celui des compétences langagières au cours de l’ontogenèse (Delfosse, 2006). De plus, plusieurs études cliniques ont également observé une prévalence importante d’antécédents médicaux liés à l’alimentation chez des enfants nés à terme et ayant développé des troubles du langage oral. Palladino, Cunha, & Souza, (2007) ont rapporté la présence de troubles alimentaires (e.g. dysphagie, déglutition atypique, anorexie, surpoids) pour tous les enfants de leur échantillon (n=54) qui présentaient des troubles du langage oral (e.g. absence de communication orale, troubles phonologiques). Des résultats similaires ont par ailleurs été trouvés par Malas et ses collaborateurs (Malas et al., 2017; Malas, Trudeau, Chagnon, & McFarland, 2015) en examinant les dossiers médicaux de patients âgés de 3 à 6 ans (n=82) ayant développé différents troubles du langage oral (i.e. morphologie, phonologie, sémantique, pragmatique). D’après leurs analyses, 62 % des enfants de l’échantillon ont des antécédents liés à l’alimentation (i.e. difficultés de succion, transition alimentaire difficile, sélectivité alimentaire, difficulté de contrôle salivaire), soit une prévalence significativement supérieure à celle observée chez des enfants au développement typique (i.e. 20%) (Malas et al., 2015). Parmi ce panel d’enfants, les troubles alimentaires les plus fréquemment rapportés étaient

27

liés à des difficultés de transition alimentaire (e.g. introduction tardive ou difficile des aliments solides, difficultés motrices pendant la phase orale, régurgitations) et dans une moindre mesure à une sélectivité alimentaire (e.g. enfant difficile, refus alimentaire).

Ces derniers résultats laissent ainsi entrevoir une possible interaction entre le développement des activités langagières et alimentaires. Plus précisément, certains processus moteurs impliqués dans le contrôle des compétences oro-motrices alimentaires (i.e succion, mastication) pourraient être communs à ceux impliqués dans la mise en place des compétences articulatoires au cours de la période de transition alimentaire.

II. Des changements majeurs simultanés dans l’alimentation et le

système de production orale : le stade de la diversification

alimentaire et du babillage

Cette phase de transition constitue une période au cours de laquelle le type d’alimentation donné à l’enfant est modifié et passe progressivement d’une alimentation exclusivement lactée – donnée par allaitement maternel ou le biberon –, vers une alimentation familiale – donnée à la cuillère. D’après les organisations de santé publique (e.g. Organisation Mondiale de la Santé, Institut national de prévention et d’éducation pour la santé) celle-ci doit débuter entre l’âge de 4 mois et celui de 6 mois de manière à satisfaire les besoins nutritionnels liés à la croissance de l’enfant (OMS, 2003 ; PNNS, 2004). Bien plus qu’un simple changement d’alimentation, cette période se caractérise par une véritable modification de stratégie motrice. Celle-ci va dès lors se traduire par l’émergence de la mastication qui remplace graduellement la séquence de déglutition des premiers mois. Contrairement à la séquence automatico-réflexe de succion-déglutition qui est mature et fonctionnelle dès la naissance chez l’enfant né à terme, la mastication constitue une praxie qui nécessite l’apprentissage d’une série de gestes moteurs (Couly, 2010 ; Thibault, 2007). Au même titre que la locomotion ou la préhension, la mastication constitue ainsi une habileté motrice acquise qui émerge lorsque des aliments différents du lait (i.e. aliments complémentaires) sont introduits dans l’alimentation de l’enfant. Elle se développe ensuite jusqu’à l’âge de 3 ans grâce à une exposition à différents aliments aux goûts et aux textures variés qui vont contribuer à l’amélioration progressive des compétences masticatoires.

28

La phase de transition alimentaire constitue également une période marquée par l’apparition d’une étape charnière dans l’évolution des compétences articulatoires : le babillage. Vers l’âge de 6mois les premières syllabes émergent et remplacent progressivement les cris et les vocalisations des premiers mois. Compte tenu de son caractère universel et systématique, le babillage est considéré comme une étape clé pour l’évolution des compétences linguistiques ultérieures (Oller, Wieman, Doyle, & Ross, 1975; Vihman, Ferguson, & Elbert, 1986).

Le fait que les premiers mois de l’enfant soient marqués par l’apparition concomitante de la mastication et du babillage a amené certains cliniciens à concevoir le développement de ces deux activités comme un processus global (Abadie, 2004 ; Couly, 2010 ; Thibault, 2007, 2015 ; Thibault & Vernel- Bonneau, 1999). Le terme « oralité », associé à l’ensemble des fonctions dévolues à la bouche (Abadie, 2004) a alors été utilisé pour décrire les étapes caractéristiques du développement précoce des activités alimentaires (i.e. « oralité alimentaire ») et langagières (i.e « oralité verbale »). Ainsi, Thibault (2007 ; 2015) définit l’« oralité primaire » comme la période pendant laquelle l’enfant est nourri de manière exclusivement lactée et au cours de laquelle il produit des vocalisations et cris reflexes et l’« oralité secondaire » comme la période qui correspond à l’apparition de la mastication et du babillage. Cette dernière semble constituer une période déterminante pour le développement précoce des habiletés oro-motrices.

III. La diversification alimentaire : une période déterminante pour

le développement des comportements alimentaires pourtant mal

décrite

La diversification alimentaire constitue ainsi une période charnière au cours de laquelle les aliments complémentaires vont progressivement remplacer l’alimentation lactée. Contrairement aux étapes du développement pré-linguistique qui ont été décrites à de nombreuses reprises dans la littérature (e.g.Koopmans-van Beinum & Van der Stelt, 1986; Oller, 1980; Vihman, Ferguson, & Elbert, 1986), les étapes caractéristiques de cette période de transition alimentaire ont été très peu étudiées. En effet, si les organisations de santé publique (e.g. Organisation Mondiale de la Santé, Institut national de prévention et d’éducation pour la santé) ont publié certaines recommandations concernant l’âge et l’ordre d’introduction des aliments complémentaires (OMS, 2003; PNNS, 2004), très peu d’études en revanche ont examiné les

29

pratiques « réelles » de diversification alimentaire en France (e.g. Betoko, 2013; Salavane, de Launay, Boudet-Berquier, Guerrisi, & Castetbon, 2016). Des études cliniques rapportent la présence de difficultés alimentaires chez des enfants pour lesquels cette période de transition alimentaire a été effectuée de manière trop précoce (Pearce, Taylor, & Langley-Evans, 2013; Tarini, Carroll, Sox, & Christakis, 2006) ou au contraire de manière tardive (Coulthard, Harris, & Emmett, 2009; Dello Strologo et al., 1997; Northstone, Emmett, & Nethersole, 2001). Ces constats cliniques ont amené certains auteurs à émettre l’hypothèse qu’il pourrait exister une période propice pour l’introduction des aliments complémentaires, et notamment pour l’introduction de certaines textures pour permettre le développement optimal des comportements alimentaires (Illingworth & Lister, 1964). De par leurs propriétés structurelles, les textures pourraient en effet contribuer à la mise en place des compétences oro-motrices masticatoires.

IV. Mastication et babillage : un geste commun ?

Si d’un point de vue comportemental, la période de transition entre l’oralité primaire et l’oralité secondaire se caractérise par l’introduction progressive d’aliments complémentaires pour l’alimentation et par l’apparition des premières syllabes pour la parole, l’émergence du babillage et de la mastication se traduit également par l’avènement d’un nouveau geste. En effet, la mise en place de la mastication se traduit par l’apparition de mouvements rythmiques d’abaissements et d’élévations mandibulaires (i.e. oscillations mandibulaires) qui remplacent progressivement les mouvements antéro-postérieurs linguaux effectués au cours de la séquence de succion-déglutition (Gaspard, 2001; Gisel, 1991). De la même manière que pour la mastication, l’émergence du babillage se manifeste également par l’apparition d’oscillations verticales rythmiques mandibulaires, qui associées à la phonation, donne lieu à la production de syllabes (MacNeilage, 1998).

Le fait que la période d’apparition de la mastication coïncide avec celle du babillage et que ces activités relèvent toutes d’eux d’un même geste moteur pourrait dès lors suggérer l’existence d’un lien entre le développement de ces deux activités. MacNeilage (1998) suggère que les oscillations mandibulaires masticatoires pourraient servir de base au développement de la parole. Celles-ci seraient ainsi utilisées et réaménagées pour permettre le développement des

30

cycles oscillatoires observés au cours du babillage. L’hypothèse du lien entre le développement de l’oralité verbale et celui de l’oralité alimentaire pourrait donc être testée par l’observation des patrons de mouvements mandibulaires au cours de la production des syllabes et des cycles masticatoires, lesquels pourraient présenter des trajectoires développementales similaires.

V. Plan de travail

Pour résumer, la première année de vie de l’enfant est marquée par la transition entre l’oralité primaire et l’oralité secondaire qui se caractérise par l’apparition des premières syllabes pour la parole et par l’introduction d’aliments complémentaires pour l’alimentation. D’un point de vue moteur, cette transition repose sur l’émergence d’un même geste moteur rythmique qui va permettre l’apparition du babillage et de la mastication.

Ce projet de thèse répond à deux objectifs. Celui vise d’une part à apporter des données supplémentaires concernant la période de diversification alimentaire, et d’autre part à examiner le lien qui pourrait exister entre le développement de la parole et celui de la mastication. Le chapitre 2 vise ainsi à décrire les conduites alimentaires du jeune enfant français au cours de la période de diversification alimentaire en examinant particulièrement l’âge pour lequel les textures sont introduites au cours de cette période, et à les comparer aux recommandations de santé publique. Pour cela, nous avons créé un questionnaire parental, intitulé « Inventaire des Conduites alimentaires » (ICA) que nous avons ensuite diffusé à l’échelle nationale. Les réponses recueillies ont ainsi permis d’examiner les conduites alimentaires observées au sein d’une population de 806 enfants français âgés de 0 à 2 ans au développement typique.

Dans le chapitre 3, nous avons observé les caractéristiques temporelles des patrons syllabiques et masticatoires effectués au cours d’activités de parole et d’alimentation dans le but d’examiner les interactions pouvant exister entre le développement de ces deux activités. Nous émettons l’hypothèse qu’il pourrait exister des processus de contrôle moteur communs à la parole et à la mastication et que des trajectoires développementales communes pourraient dès lors être observées. Nous émettons donc l’hypothèse que ces deux habiletés oro-motrices se mettent en

31

place au sein d’un système intégré. C’est pourquoi, nous avons choisi de placer notre raisonnement au sein de la théorie des systèmes dynamiques (Thelen, 1991) qui constitue un modèle théorique qui permet de rendre compte de la manière dont s’organisent les comportements moteurs au cours de l’ontogenèse. La mastication et le babillage étant caractérisés par des oscillations rythmiques mandibulaires, nous avons examiné et comparé l’évolution des caractéristiques temporelles des cycles masticatoires et des syllabes. Pour cela, nous avons effectué une première étude longitudinale avec 4 enfants franco-québécois âgés entre 8 et 14 mois au sein de laquelle nous avons observé l’évolution des patrons temporels syllabiques et masticatoires à l’aide de mesures acoustiques et vidéo. Suite aux résultats obtenus dans cette étude longitudinale nous avons effectué une seconde étude avec 14 enfants français de 10 mois au cours de laquelle les caractéristiques des patrons temporels syllabiques et masticatoires ont été examinés et comparés en fonction du niveau de développement communicatif et du type de texture consommé par les participants.

Enfin, une synthèse des résultats obtenus dans les différentes études de cette thèse a été effectuée au sein du chapitre 4.

32

Chapitre 2 : ÉVOLUTION DES CONDUITES