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Chapitre 3 : LIEN ENTRE LE DÉVELOPPEMENT PRÉCOCE DES ACTIVITÉS DE

I.1 Émergence et développement du contrôle oro-moteur

Parce qu’elle constitue un cadre théorique qui permet de représenter la manière dont émergent et s’organisent les comportements moteurs au cours de l’ontogenèse et qu’elle considère que le développement moteur de la parole suit les mêmes principes généraux que les autres compétences motrices (Thelen, 1991), nous avons choisi de situer notre raisonnement au sein

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de la théorie des systèmes dynamiques. Après avoir décrit les principes de cette théorie, nous reviendrons sur les caractéristiques du développement du contrôle oro-moteur précoce qui permettent la mise en place des compétences articulatoires et masticatoires.

I.1.1 La théorie des systèmes dynamiques : un cadre théorique pour

expliquer le développement du contrôle oro-moteur précoce

La mastication et la parole constituent, comme la locomotion ou la préhension, des comportements moteurs acquis qui apparaissent et se développent au cours des premières années de vie. Selon la théorie neuro-maturationnelle « hiérarchique » traditionnelle (McGraw, 1943), leur apparition est permise grâce à la maturation des centres corticaux qui inhibent progressivement les réflexes primitifs contrôlés par des structures cérébrales basses (i.e. tronc cérébral) pour les remplacer par des mouvements volontaires (Thelen & Bates, 2003). Selon cette théorie, bien que l’environnement ou l’expérience puissent jouer un rôle, l’amélioration des habiletés motrices est essentiellement due à la maturation neuronale (Case-Smith, 1996). Cependant, les études effectuées sur le développement moteur précoce, - et en particulier sur la locomotion-, par Thelen et ses collaborateurs (e.g.,Thelen & Fisher, 1982 ; Thelen & Fisher, 1983 ; Thelen, 1986) ont mis en évidence que d’autres facteurs tels que la posture de l’enfant, les propriétés inertielles et élastiques des muscles, la nature de la tâche ou encore l’environnement contribueraient également au développement des comportements moteurs. Ces différentes observations sont à l’origine de la « Théorie des systèmes dynamiques » décrivant le développement des comportements moteurs au cours de l’ontogenèse. D’après ce concept théorique « non-hiérarchique », la maturation corticale ne représente plus le facteur dominant responsable du développement moteur mais constitue, au même titre que les autres facteurs, un des composants qui contribue à l’amélioration des compétences motrices (Thelen & Bates, 2003).

Selon Thelen (1981) la première année de vie est caractérisée par l’apparition, vers l’âge de 6-7 mois de mouvements répétés au niveau des membres, de la tête et du torse (e.g. coups de pieds, balancement, battement des membres supérieurs). Ces mouvements, que l’auteure a intitulé « stéréotypies rythmiques » présentent la caractéristique d’atteindre leur pic de fréquence juste avant l’émergence de comportements moteurs plus complexes et de disparaitre progressivement, vers l’âge de 12 mois, une fois que ces comportements se mettent en place. Dans le cadre de la locomotion par exemple, les mouvements répétés de coups de pieds surviennent juste avant l’émergence de la marche et disparaissent ensuite lorsque celle-ci commence à être acquise. Dès lors, Thelen (1981) propose que ces stéréotypies rythmiques

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constituent des comportements transitoires permettant de faire le pont entre les activités motrices non coordonnées observées au cours des premiers mois et les activités motrices complexes contrôlées de manière volontaire.

Dans cette perspective, ces mouvements stéréotypés poseraient les bases nécessaires à l’acquisition des compétences motrices complexes dont le développement se caractérise, d’après la théorie des systèmes dynamiques, par 4 principes que nous allons à présent décrire (Figure 27) (Case-Smith, 1996).

Théorie des systèmes dynamiques • Boucle action-perception

• Apparition de mouvements synergiques

• Phases de transition : exploration et sélection de nouveaux patrons de mouvements

• Forces facilitatrices et contraintes

Figure 27. Principes du développement des compétences motrices selon la théorie des systèmes dynamiques (d'après Case-Smith, 1996)

• Boucle action-perception

D’après Thelen (1990), le développement des compétences motrices constitue un processus dynamique issu de l’interaction récurrente entre la production et la perception du mouvement. L’acquisition de ces compétences requière selon elle, de connaitre les composantes du mouvement qui sont intrinsèques (i.e. capacités et limites de son propre corps) et extrinsèques (i.e. liée à la tâche) à l’enfant. Cette différenciation va alors être permise grâce à une boucle « action-perception » (Figure 28). Lors de la réalisation d’un mouvement, l’enfant acquière une expérience de ce mouvement grâce à l’intégration des informations sensorielles issues des différentes sphères (e.g. kinésthésique, proprioceptive, haptique) (Case-Smith, 1996). Plus précisément, les feedbacks sensoriels et perceptuels issus de l’action vont permettre de différencier progressivement les inputs intrinsèques (i.e propre à la dynamique du corps) des inputs extrinsèques (i.e. propre à la tâche). En retour, l’intégration de ces différentes informations multimodales induit un ajustement graduel des mouvements par rapport à la tâche à effectuer qui va, en retour, conduire à l’affinement des habiletés motrices (Thelen, 1990).

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Figure 28. Boucle action-perception pour le développement moteur d’après la théorie des systèmes dynamiques (issue de Thelen, 1990)

• Apparition de mouvements synergiques

À l’âge adulte, la réalisation d’une action motrice est permise grâce à l’activité coordonnée des structures neuro-musculo-squelettiques qui coopèrent et interagissent entre elles pour exécuter le mouvement. Cette mise en mouvement est induite grâce à des patrons de mouvements préférentiels- ou synergies- qui agissent comme une unité fonctionnelle lors de la réalisation de la tâche (Bernstein, 1967 cité dans Delignières, 2004). Ces synergies sont caractérisées par des séquences d’activation musculo-squelettiques spécifiques coordonnées pour une action donnée et optimisent ainsi le nombre de degrés de libertés (e.g. muscles, articulations) impliqués dans cette action. D’après la théorie des systèmes dynamiques, ces synergies se mettent en place progressivement au cours du développement moteur grâce à la maitrise graduelle de ces degrés de liberté (Case-Smith, 1996; Delignières, 2004). Au début de la vie, l’enfant ne possèderait pas les compétences pour contrôler ses mouvements ce qui amènerait à la réalisation de mouvements spontanés. Dans cette perspective, le développement moteur consiste à passer de mouvements spontanés et non contrôlés vers des mouvements volontaires hautement contrôlés (Turvey & Fitzpatrick, 1993). Dans un premier temps, l’enfant apprendrait à contrôler le mouvement en se fixant sur la maitrise d’un nombre limité de degrés de libertés (Bernstein, 1967, cité dans Delignières, 2004). Cette stratégie de contrôle induirait ainsi la création spontanée de patrons de coordination qui s’auto-organisent pour effectuer une tâche donnée. Même s’ils sont stables, ces assemblages synergiques sont temporaires (i.e. « softly-assembled ») et par la répétition de l’action et l’influence de l’environnement, l’enfant va progressivement se libérer de ces premières contraintes de mouvement en modifiant ces synergies de manière à ce qu’elles soient mieux adaptées à la tâche. Cette phase de « libération » des degrés de liberté constitue une 2ephase d’apprentissage au cours de laquelle l’enfant construit de nouveaux patrons synergiques à partir des anciennes structures

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coordinatives (Case-Smith, 1996; Bernstein, 1967 cité dans Delignières, 2004). Dans un 3e

temps, ces patrons synergiques vont s’affiner en exploitant les forces passives du système de manière à opter pour la configuration motrice la plus efficiente en fonction de l’évolution des contraintes de la tâche. Ainsi, selon Sparrow (1983) l’apprentissage se caractériserait par l’acquisition de la capacité à produire des patterns moteurs optimaux par rapport aux contraintes mécaniques et physiologiques.

• Phases de transition : exploration et sélection de nouveaux patrons de mouvements Dans cette perspective, le développement des habiletés motrices se caractérise par des phases de stabilité, au cours desquelles les patrons synergiques sont assemblés temporairement et des phases d’instabilité au cours desquelles ces patrons se réorganisent pour ensuite être mieux adaptés à la tâche effectuée. Ces phases d’instabilités relatives sont ainsi considérées comme des périodes de transition au cours desquelles l’enfant va expérimenter puis sélectionner de nouveaux patrons de mouvements. Cette exploration va ainsi conduire à la réalisation de mouvements intra-individuels hautement variables au cours de ces périodes transitoires. D’après la théorie des systèmes dynamiques, ces phénomènes de variabilités transitoires se traduisent par des phases d’accélération, de plateaux, de décélération et de régression qui expliqueraient ainsi l’évolution non linéaire des compétences motrices au cours de l’ontogenèse (Darrah & Barlett, 1995; Thelen & Bates, 2003).

• Forces facilitatrices et contraintes

D’après la théorie des systèmes dynamiques, les patrons de mouvements effectués pour une tâche donnée et l’apparition des périodes de transition résultent de l’interaction dynamique entre des facteurs qui facilitent et d’autres qui contraignent l’exécution du mouvement (Case-Smith, 1996). Autrement dit, les comportements moteurs émergeraient grâce aux interactions spontanées et répétées qui s’effectuent entre différents facteurs intrinsèques et/ou extrinsèques à l’enfant. Les facteurs intrinsèques représentent les caractéristiques neurologiques, physiques et psychosociales de l’enfant (e.g. intégrité du SNC, contraintes biomécaniques, motivation) tandis que les facteurs extrinsèques peuvent être d’origine environnementale (e.g. facteurs culturels, sociaux, renforcement parental) ou liés à la tâche elle-même (Case-Smith, 1996; Darrah & Barlett, 1995; Smith & Thelen, 2003)..

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I.1.2 En résumé

D’après la théorie des systèmes dynamiques, le développement des compétences motrices se caractérise donc par la transition entre la réalisation de mouvements spontanés non coordonnés vers des mouvements volontaires et hautement coordonnés. Cette évolution est induite par la mise en place progressive de synergies motrices qui grâce aux feedbacks sensoriels produits au cours des mouvements ainsi qu’à l’influence de facteurs intrinsèques et extrinsèques à l’enfant, vont progressivement s’affiner pour répondre de manière optimale à la tâche effectuée. Ces différentes interactions vont dès lors engendrer des périodes au cours desquelles les synergies sont relativement stables, et d’autres plus instables au cours desquelles ces synergies se réorganisent pour atteindre un niveau supérieur de compétences ; expliquant ainsi l’évolution non linéaire des compétences motrices au cours de l’ontogenèse.

De ce fait, l’émergence des stéréotypies rythmiques observées à partir de 6-7 mois par Thelen (1981) pourrait illustrer la mise en place des premières synergies impliquées dans l’acquisition des compétences motrices complexes. La disparition de ces stéréotypies rythmiques à partir de la fin de la première année reflèterait quant à elle la réorganisation progressive des synergies qui, sous l’influence de différents facteurs développementaux et environnementaux, conduit à l’émergence des compétences motrices complexes.

Or, cette période est également marquée par l’apparition du babillage et par la mastication qui, de par leur alternance entre des mouvements d’abaissement et d’élévation mandibulaire, constituent également des activités rythmiques stéréotypées. De ce fait, l’émergence de ces deux activités illustre les prémisses de l’amélioration du contrôle oro-moteur, qui bien qu’encore immature, entraine l’apparition de ce geste moteur stéréotypé. Dans la perspective de la théorie des systèmes dynamiques, ce geste reflète la mise en place des premières synergies qui vont permettre de passer de mouvements spontanés et non coordonnés vers des mouvements complexes volontaires. Nous allons donc à présent décrire comment évoluent ces activités stéréotypées lors de l’émergence du babillage et de la mastication et en quoi celles-ci reflètent l’amélioration du contrôle oro-moteur.

I.2 Émergence et développement du contrôle moteur précoce de