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libre entre pairs

1 Introduction et Hypothèses générales

Les jeux de faire-semblant à plusieurs constituent un espace d’expression collective dans lequel les enfants mobilisent diverses compétences sociocognitives. Pour construire un jeu ensemble, les enfants créent de nouvelles significations à propos des objets, à propos d’eux- mêmes (prise de rôles) et les communiquent, les négocient afin de les comprendre mutuellement (Verba, 1990). Dans cette étude, notre objectif est de comprendre comment les enfants entre eux partagent et développent des significations autour d’objets dont l’usage est détourné.

Très peu de recherches concernent la construction des usages symboliques après l’âge de 3 ans. La plupart des études s’intéressent davantage au progrès symboliques importants et fulgurants des trois premières années (Elder & Pederson, 1978 ; Jackowitz & Watson, 1980). Pourtant, Barthélémy et Tartas (2009) montrent que les enfants développent encore des compétences symboliques entre 3-4 et 7-8 ans.

De plus, le développement des usages symboliques d’objets n’est que rarement étudié dans les interactions entre enfants. De nombreuses recherches centrent en effet leur attention sur le rôle des interactions enfant- adulte dans la construction symbolique de l’objet. L’adulte joue un rôle de démonstrateur dans les études de Striano et al. (2001) et Tomasello et al. (1999). Il est éducateur pour Moro et Rodriguez (2005) et Rodriguez et Moro (2008). Pourtant, les jeux entre pairs sont de plus en plus fréquents avec l’âge des enfants (Haight & Miller, 1992). Et les interactions entre enfants sont essentielles au développement d’une communication efficace (Baudonnière, 1988). Notre recherche envisage donc la construction symbolique de l’objet dans des interactions entre enfants.

Chapitre 4. Première étude : Développement des détournements d’usages d’objets dans un jeu libre entre pairs

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1.1 Rôle de la matérialité dans les interactions entre enfants

Dans les études qui portent sur les jeux entre enfants, le rôle de la matérialité n’est pas toujours considéré sur le plan cognitif et social. Si les objets et l’activité de jeu structurent les échanges et la communication des enfants entre eux, comme dans les expériences de Howes et Matheson (1992) et Nadel et Baudonnière (1980), ils n’entrainent pas en revanche de développement cognitif.

Dans les travaux de Howes (1985), les capacités sociales des enfants à coopérer sont principalement étudiées. A l’origine, ces travaux supposent que les compétences sociales de l’enfant se construisent à travers son action sur le monde, de la même manière que le suppose Piaget (1945/1976). Le jeu symbolique social émerge suite à une construction individuelle de pré- requis symboliques. Il prend la forme d’un aboutissement de la même manière que les jeux de règles marquent le développement d’une pensée socialisée dans la théorie piagétienne. Le développement du jeu symbolique social suit une séquence développementale telle qu’elle débute par une étape de jeu solitaire autocentrée, suivie d’une étape de jeu solitaire impliquant des imitations d’autrui (Fenson & Ramsey, 1980). Puis, le jeu devient social et enfin le jeu social devient symbolique (Muller & Vandell, 1979). Howes (1985) met en évidence que les jeux symboliques coopératifs émergents autour de 2 ans. Elle soutient l’idée que le jeu symbolique partagé est une activité particulièrement complexe impliquant de coordonner à la fois des compétences cognitives et sociales. D’une part, l’enfant doit garder en mémoire les symboles qu’il crée pendant qu’il joue. D’autre part, l’enfant doit coordonner simultanément ses actions avec celle de l’autre sans produire d’actions littérales. Selon Howes (1985), le partage des actions symboliques implique une charge cognitive très importante pour les enfants de 2 ans qui jouent ensemble. Dans cette acception, l’objet est secondaire à une construction cognitive individuelle.

Pour Nadel et Baudonnière (1980), les objets sont considérés comme des médiateurs pour communiquer via l’imitation, processus phare pour

établir des relations sociales entre pairs à 3 ans. Les objets sont uniquement supports pour opérationnaliser l’imitation mais ne sont pas considérés comme médiateurs au sens vygotskien du terme, c’est-à-dire que leur usage transforme considérablement le rapport à soi-même et à autrui. Ainsi, Nadel et Baudonnière (1980, 1982) s’intéressent moins au développement des usages d’objets qu’au développement des échanges entre pairs. Néanmoins, leurs travaux donnent un point de vue intéressant sur le rôle « support » des objets dans le développement des capacités relationnelles des enfants âgés de 2 à 4 ans.

Que cela soit dans les travaux de Howes (1988) ou dans les travaux de Nadel et Baudonnière (1982), le rôle de la matérialité n’est pas considéré comme essentiel dans le développement sociocognitif de l’enfant. La matérialité est en effet secondaire à des processus cognitifs individuels pour Howes (1985). Pour Nadel et Baudonnière (1982), la matérialité est un moyen pour que les enfants communiquent entre eux, et développent une identité sociale et personnelle. Elle n’est pas un moyen pour se développer dans une dimension plus cognitive ou plus intellectuelle.

1.2 Quand la matérialité est source de développement sociocognitif

Les récents travaux de Rakoczy (2006, 2007, 2008a) inscrits dans une perspective socio-culturelle du développement montrent au contraire que les enfants comprennent les intentions symboliques de l’autre dans le jeu de faire-semblant dès l’âge de 2 ans, leur permettant de développer des actions symboliques appropriées dans l’interaction. Ces travaux remettent en question l’approche individualiste de Howes (1985) dans le développement des jeux partagés. Ils s’appuient sur l’idée que le développement des usages symboliques est basé sur un processus d’apprentissage culturel par imitation dont les premières manifestations s’observent dans les conduites interactives de bébés de 9 mois. D’autre part, ces travaux réconcilient théoriquement les dimensions sociales et cognitives mises en jeu dans l’émergence du symbole. Dans cette perspective, les objets sont considérés pour leurs caractéristiques. Tomasello (2004) les

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considère comme des produits de la culture, empreints de significations sociales et d’intentionnalité. Ainsi pour l’enfant, certains objets sont plus difficiles à utiliser de manière symbolique que d’autres. Les objets instrumentaux comme un crayon ou une paire de ciseaux sont plus difficiles à substituer que des objets naturels, comme un caillou ou un bâton. Ces derniers ont une dimension intentionnelle moins forte que des objets créés par l’homme pour répondre à un besoin particulier. Dans une même perspective socioconstructiviste, Moro et Rodriguez (2005) soulignent le rôle important des objets et de la communication dans la construction de conventions sociales. A partir d’une théorie qu’elles développent sous le nom de pragmatique de l’objet, les auteures montrent comment les objets deviennent les premiers outils psychologiques de l’enfant et comment ceux- là se construisent dans les interactions de l’enfant avec l’adulte. La construction canonique des usages entre 7 et 13 mois rend compte d’une dimension représentationnelle avant le développement du langage. Cependant, ces recherches s’intéressent davantage au rôle des interactions de l’enfant avec l’adulte dans la construction d’une culture (i.e. des conventions sociales). Peu d’explorations du développement des enfants entre eux n’ont été engagées dans cette perspective. Notre étude s’inscrit dans cette approche et propose de comprendre le développement conventionnel d’enfants âgés de 3 à 7 ans.

1.3 Vers une prise en compte du rôle de la matérialité dans les interactions entre enfant

Nous constatons ainsi qu’aucune recherche antérieure ou actuelle ne s’est intéressée au développement des compétences symboliques dans une approche intégrant à la fois la dimension interactionnelle sociale (entre enfants) et la dimension interactionnelle matérielle (enfant-objet). Seuls les travaux de Verba (1990) considèrent les processus cognitifs et communicatifs d’une manière intégrée dans les jeux de fiction. L’approche microgénétique de Verba (1990) met en évidence les capacités symboliques et communicatives de jeunes enfants de 3-4 ans dans des jeux de fiction partagés. « Un cadre commun de référence concernant les transformations

symboliques et les idées doit être élaboré par les échanges entre les partenaires. Le langage et les processus communicationnels contribuent largement à la construction de significations partagées et au déroulement du jeu » (Verba, 1990, p.23). Au-delà de 3 ans, les usages ne peuvent pas

être considérés sans les productions verbales qui les accompagnent. Ces productions peuvent se superposer aux significations des usages (Veneziano, 2005) et leurs formes doivent être prises en considération. Notre analyse propose d’articuler la dimension des détournements d’usages d’objet et la dimension langagière dans la construction du symbole. Nous nous demandons comment se développent les significations symboliques dans un jeu libre à partir d’une analyse des différents types de verbalisations produites dans l’usage de l’objet. Notre unité d’analyse est l’usage partagé. Nous prenons en compte les détournements d’usages produits par la dyade indépendamment de l’enfant qui est à l’origine du détournement. D’après l’étude de Barthélémy et Tartas (2009), les enfants de 3-4 ans ont plus des difficultés à détourner l’usage des objets que les enfants de 5-6 et 7-8 ans. Nous supposons donc que les usages détournés évoluent avec l’âge des enfants. Les enfants de 5 et 7 ans devraient produire des détournements d’usages d’objets plus complexes que les enfants de 3 et 4 ans. Nous nous attendons d’autre part à ce que les enfants de 3 et 4 ans utilisent davantage les objets ambigus que les objets artefactuels dans l’activité de détournement (Striano et al., 2001) alors que les enfants de 5 et 7 ans produisent autant de détournements indépendamment des objets. Nous supposons enfin que les significations partagées deviennent de plus en plus élaborées, notamment entre 3 et 5 ans (Gonçu, 1993).