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La Suisse est un pays où le fédéralisme est poussé à l’extrême car les cantons y possèdent, encore aujourd’hui, des compétences très étendues (Vatter, 2006 :204) et constituent dès lors des acteurs-clé du système politique suisse. Tout d’abord, plusieurs politiques publiques sont pilotées uniquement par les cantons. A titre d’exemple, la Confédération n’a qu’un rôle marginal, pour ne pas dire inexistant, en ce qui concerne la police, les hôpitaux ou l’éducation (Germann, 1996 :14). Bien sûr, ces domaines nécessitent une coopération entre les cantons.

Cependant, celle-ci s’organise au niveau intercantonal sans passer par le niveau fédéral, soit au travers des conférences cantonales (Affolter, 2008) soit via des concordats, qui sont des arrangements juridiques contraignants, souvent de nature plutôt technique (Sciarini, Bochsler, 2006a ; Sciarini, Bochsler, 2006b :38).

Deuxièmement, les cantons possèdent leur propre chambre au Parlement fédéral : le Conseil des Etats qui possède exactement les mêmes compétences que le Conseil National. Au niveau de la démocratie directe, la nécessité de la double-majorité du Peuple et des cantons pour toutes les modifications constitutionnelles donne également aux cantons un pouvoir considérable (Kriesi, 1998 :59). Ce sont dès lors de véritables veto-players au sens de Tsebelis (1995).

L’influence des cantons ne s’arrête pas là. Leur marge de manœuvre est encore élargie par le fédéralisme d’exécution (Vatter, 2006 :205). Ce terme désigne le processus selon lequel le droit fédéral n’est pas appliqué par l’administration centrale mais par les entités fédérées. Ce sont donc les cantons qui sont chargés de la mise en œuvre des lois fédérales. La mise en œuvre est définie comme « l’ensemble des processus qui, après la phase de programmation, visent la réalisation concrète des objectifs d’une politique publique » (Knoepfel et al., 2006 :207). Ce travail se focalisera sur cette troisième particularité du système fédéraliste suisse qu’est le fédéralisme d’exécution. Nous tenterons d’identifier et d’expliquer les divergences de mise en œuvre d’une loi fédérale observables entre différents cantons.

Le fédéralisme d’exécution n’a été formalisé que lors de la révision complète de la Constitution fédérale en 1999 (art. 46). Cependant, il a toujours existé dans la pratique. Etant donné la petitesse de l’administration fédérale qui ne compte qu’environ 30 000 fonctionnaires (Varone, 2006 :292) et vu que les cantons ont toujours gardé une grande partie de la souveraineté qu’ils possédaient avant la création de l’Etat fédéral (Vatter, 2006 :204), une autre solution aurait été difficilement imaginable. De plus, au vu des différents points de

veto fédéralistes présents dans le système suisse, les cantons ont un rôle souvent bien plus important que cette simple mise en application. Ainsi, Linder note que « dans la plupart des cas les cantons ne sont pas de simples organes d’exécution. Par ailleurs le parlement tient compte de l’autonomie et de la diversité des cantons dans la formulation des objectifs, dans l’attribution des compétences et dans le choix des instruments » (1987 : 193). L’article 46 alinéa 3 de la Constitution fédérale, qui stipule que « la Confédération laisse aux cantons une marge de manœuvre aussi large que possible en tenant compte de leurs particularités » a pour but d’ancrer cette manière de procéder au niveau législatif le plus général. Ainsi d’autres études ont démontré que les cantons n’avaient pas seulement un rôle pur et simple d’exécutant mécanique du droit fédéral (Delley, 1984 : 344), mais également des compétences de programmation (Sager, Rüefli, 2005 : 123)1.

Cette prise en compte des particularités des entités fédérées représente une des forces du fédéralisme d’exécution. De ce fait, la mise en œuvre de la législation correspond mieux aux besoins de chaque canton et peut s’effectuer également plus en accord avec les préoccupations des citoyens. Un autre avantage réside dans le fait que cela décharge l’administration fédérale.

Germann démontre d’ailleurs que le pourcentage d’emplois publics a décru de 15% au niveau fédéral entre 1910 et 1991, alors que dans les cantons on a observé le mouvement inverse, c’est-à-dire plus 15% pour la même période (1996 :12). Cette évolution est confirmée par Linder et s’accentue encore dans la période récente (2005 :152), même si le nombre total d’emplois publics n’a lui cessé de croître depuis 1910.

La délégation de toujours plus de compétences de décision au niveau fédéral observée depuis 1848 (Kriesi, 1998 :52) a dès lors été contrebalancée par l’augmentation des compétences de mise en œuvre que les cantons se sont vus de facto octroyées. En plus, au vu l’importance des administrations cantonales par rapport à l’administration fédérale, on ne peut, selon Linder, parler d’une « centralisation des tâches de l’Etat » ou de « la fin de l’autonomie fédéraliste » (2005 : 151). Pour corroborer cette thèse, d’autres auteurs affirment que le renforcement du fédéralisme coopératif horizontal découle également de la centralisation des compétences au niveau fédéral (Braun, 2009 :331 ; Blatter, 2010 :257). Le fédéralisme coopératif horizontal a en effet grandement été renforcé par la Réforme de la Péréquation financière et de la

1 Le terme « fédéralisme d’exécution » n’est donc certainement pas idéal. Cependant, nous n’en avons pas trouvé d’autre. Ainsi, par souci de conformité avec la littérature existante, nous continuons d’employer ce terme dans la suite du travail.

Répartition des tâches (RPT) de 2004 dans laquelle on contraint même les cantons à collaborer dans certains cas (Sciarini, Bochsler, 2006a).

Pour Kissling-Näf et Knoepfel (1992), la tendance allant vers plus de centralisation a même paradoxalement augmenté la marge de manœuvre des cantons car ils ont pu exploiter à leur avantage l’augmentation de leurs compétences de mise en œuvre. Blatter (2010) ne réfute pas totalement cet argument, mais y apporte une nuance importante. Pour lui, si la marge de manœuvre des cantons est restée relativement large, en tout cas formellement, c’est parce le fédéralisme horizontal s’est développé, de manière concomitante, comme une alternative à la centralisation (2010 :251). Ainsi Blatter différencie l’autonomie formelle de l’autonomie réelle. Il affirme que si la première est restée relativement stable car les instruments du fédéralisme horizontal comme les concordats leur laissent l’initiative et nécessitent encore l’unanimité des cantons concernés2, la seconde a en revanche grandement diminué car les cantons sont maintenant contraints de collaborer dans de nombreux domaines (Ibid. :252).

Ceci non seulement en raison de leur petite taille et des externalités qui en découlent (Sciarini, Bochsler, 2006b :24) mais également car avec la RPT la Confédération peut désormais forcer les cantons à collaborer dans plusieurs domaines caractérisés par des externalités négatives3 (Sciarini, Bochsler, 2006a :278). En d’autres termes, les cantons doivent gérer des problèmes dont les solutions nécessitent désormais des réponses globales qui dépassent l’échelle cantonale. Ils sont donc obliger de collaborer, c’est pourquoi, pour revenir sur l’idée de Blatter (2010), leur autonomie réelle est restreinte.

Sciarini et Bochsler (2006a) distinguent également l’autonomie réelle de l’autonomie formelle. Cependant, en décrivant les modifications amenées par la RPT et le nouvel article sur l’éducation, ils arrivent à une conclusion inverse à Blatter (2010). Pour eux, l’évolution récente a amené une perte d’autonomie formelle qui était nécessaire pour regagner un peu d’autonomie réelle (Sciarini, Bochsler, 2006a :279-280).

Concernant le fédéralisme d’exécution, ces réformes récentes, entraînant une collaboration accrue entre cantons, amènent une nouvelle territorialité d’exécution des politiques fédérales (Häusermann, Spagnolo, 2004 : 8). La création des offices régionaux de placements (ORP),

2 Sauf dans certains domaines comme l’exécution des peines privatives de liberté, l’instruction publique et les hautes écoles, la gestion des déchets et des eaux usées, la médecine de pointe ou encore le transport en agglomération (cf. art. 48a Cst), où une majorité qualifiée de cantons peut suffire si les cantons ayant accepté le concordat demandent une intervention de la Confédération. Cependant, ce cas ne s’est encore jamais présenté dans la pratique.

3 Il s’agit des mêmes domaines cités dans la note 2.

chargés d’accompagner les chômeurs et de les aider à se réinsérer dans le monde professionnel, constitue un exemple patent de ce phénomène car ils regroupent plusieurs cantons (Häusermann, Spagnolo, 2004 ; Bonvin et al., 2006).

Nous présentons maintenant les inconvénients engendrés par le fédéralisme d’exécution. Son principal défaut est qu’il génère une grande diversité dans la mise en œuvre, ce qui peut entraîner une inégalité de traitement dans la délivrance de prestations ou dans l’application de sanctions4, une législation pouvant être appliquée strictement à certains endroits du territoire et de manière beaucoup plus laxiste à d’autres endroits. Linder définit ainsi la mise en œuvre comme un « processus social » au cours duquel les acteurs [dans notre cas les cantons] font valoir leurs possibilités d’influence. […] Les lois, les ordonnances et les autres prescriptions sont dans une large mesure des offres normatives que les différents acteurs peuvent utiliser pour des buts variables» (1987 : 187). Dans la conclusion de l’étude Delley et al., Morand reconnaît que la loi se réalise par un mélange d’intérêts et de valeurs, qu’elle oscille tout le temps entre les pôles de la variété et de l’unité et qu’il faut dès lors la considérer plutôt comme un système de communications pouvant dysfonctionner, plutôt que quelque chose de fixe et infaillible (1982 : chapitre 8). Kissling-Näf et Knoepfel définissent également la mise en œuvre comme un « processus social »5 animé par divers intérêts (1992 :49). Ils vont même plus loin en affirmant qu’il est impossible qu’une loi fédérale soit appliquée si elle va contre la volonté des cantons (Ibid. : 63).

La mise en œuvre d’une loi n’est donc pas un processus linéaire, mais incertain et semé d’embûches, particulièrement en Suisse ou les entités fédérées sont très hétérogènes et possèdent, en tant qu’acteurs de mise en œuvre, un certain pouvoir qui influence tout le processus législatif. A contrario, la Confédération n’a aucun moyen juridique de contraindre les cantons d’appliquer une loi fédérale comme elle l’entend (Linder, 2005 :179). Elle ne peut que les inviter à se conformer au droit fédéral (Delley, 1984 :345). Pourtant, en pratique, elle ne le fait que rarement (Wälti, 1996 :22). De plus, les conflits ouverts sont inexistants (Delley, 1984 :345). Cette attitude attentiste et pacifique de la Confédération s’explique surtout par le besoin de collaboration sur le long terme (Sager, 2003 :310).

4 Nous donnons des exemples concrets dans la revue de la littérature.

5 Ce terme semble faire l’unanimité dans la littérature suisse concernant la mise en œuvre. On le retrouve encore dans les études de Sager, Rüefli (2005 :114) et Kissling-Näf, Wälti (2006 :528) Rappelons qu’il est également présent dans la définition, plus générale, de Knoepfel et al. (2006) mentionnée plus haut.

Ce travail cherchera à identifier des variations cantonales de mise en œuvre d’une législation fédérale. Nous prendrons comme cas d’étude la législation6 sur l’acquisition de biens immobiliers par des personnes résidant à l’étranger (LAIE) pour plusieurs raisons.

Premièrement, elle est née en 1961 et a plus de 50 ans car elle perdure encore aujourd’hui.

Elle nous permettra donc d’étudier une large période de temps. D’ailleurs, il n’existe, à notre connaissance, pas d’études retraçant la mise en œuvre d’une législation fédérale dans les cantons sur une période aussi longue7.

Deuxièmement, comme nous le détaillerons plus loin, cette législation a été modifiée à plusieurs reprises depuis sa création, allant parfois vers un assouplissement, parfois vers une restriction des dispositions en place. Nous pourrons donc observer comment les cantons réagissent à des changements du droit fédéral. Il sera en effet intéressant de voir s’ils suivent l’évolution législative voulue par la Confédération ou si au contraire cette dernière ne les influence que marginalement. Une des forces de notre analyse sera également de pouvoir identifier si les cantons réagissent de manière uniforme à une modification législative fédérale ou, dans le cas contraire, savoir lesquels ne tiennent pas du tout compte des injonctions de la Confédération. En d’autres termes, nous pourrons identifier des « bons » et des « mauvais » élèves en matière d’application du droit fédéral.

La troisième raison pour laquelle nous avons choisi la LAIE comme cas d’étude est que nous pouvons raisonnablement nous attendre à des différences significatives de mise en œuvre.

Pionnière dans le domaine des études de mise en œuvre des législations fédérales, l’étude Delley et al. (1982) s’est également basée sur ce cas et est désormais reconnue dans la littérature comme un cas emblématique d’instrumentalisation des politiques fédérales (Delley, Mader, 1986 : 9 ; Linder, 1987 :13; Kissling-Näf, Knoepfel, 1992 :52ss.; Bussmann, 1995 :16-17 ; Linder, 2005 :182 ; Kissling-Näf, Wälti, 2006 : 535). En d’autres mots, la LAIE constitue un « cas d’école ».

Cependant, l’étude Delley et al. (1982) présente à notre sens deux faiblesses auxquelles nous tenterons de remédier dans le cadre de ce travail. Premièrement, cette étude a aujourd’hui plus de 30 ans et nous pensons qu’il serait très intéressant de l’actualiser, d’autant plus que la

6 Le terme « législation » étant plus exact que le terme « loi », vu que plusieurs arrêtés fédéraux se sont succédés avant de laisser la place à une loi fédérale en 1983 seulement.

7 D’autres études ont retracé des périodes de temps similaires voire beaucoup plus longues, notamment dans le domaine de la propriété foncière et de la politique d’aménagement du territoire (Nahrath, 2005 ; Varone et al., 2008). Cependant, elles ne cherchent pas à expliquer des différences de mise en œuvre cantonales comme le propose ce travail. Nahrath (2005) se focalise tout au plus sur certaines communes.

LAIE s’est beaucoup assouplie depuis les années quatre-vingt et que le Conseil Fédéral a même proposé en 2007 d’abroger la loi (Conseil Fédéral, 2007a), ce que le Parlement a refusé. Deuxièmement, l’étude Delley et al. (1982) n’a focalisé son analyse que sur les cantons de Genève, Lucerne et du Valais. A contrario, nous proposons d’analyser la mise en œuvre dans tous les cantons.

Enfin, la dernière raison qui motive notre choix est simplement le fait que l’Office Fédéral de la Justice (OFJ) possède une base de données qui retrace l’évolution de la mise en œuvre de la loi de 1961 à nos jours et ceci dans tous les cantons. Pourtant, elle n’a jamais été utilisée pour réaliser une analyse diachronique complète de la mise en œuvre de la LAIE.

Notre recherche peut donc se résumer par la question suivante :

La mise en œuvre de la LAIE a-t-elle amené une convergence ou une divergence des pratiques cantonales d’application depuis son introduction en 1961 ?

Par convergence nous entendons le fait que les cantons tendent vers un modèle d’application unique conforme à la volonté de la Confédération. La divergence sous-entend la situation inverse où plusieurs manières d’appliquer le droit fédéral subsistent, y compris dans un sens opposé à la volonté du législateur fédéral. Nous revenons sur ces concepts dans notre cadre théorique.

Cette question ne résume que la première étape de notre recherche. Une fois que nous aurons identifié si nous observons une convergence ou une divergence des pratiques cantonales d’application, nous identifierons les mécanismes qui la sous-tendent afin de l’expliquer.

Ce travail est structuré de la manière suivante : tout d’abord, nous retraçons en détail l’évolution de la LAIE. Ensuite, nous parcourons la littérature suisse sur le fédéralisme d’exécution. D’une part, pour présenter les domaines et les contextes étudiés précédemment où de grandes différences de mise en œuvre entre les cantons on été observées. D’autre part, pour identifier les différents modèles théoriques que les auteurs ont présentés autour de la mise en œuvre des lois fédérales et mieux cerner les apports théoriques de notre travail. Dans un troisième temps, nous élaborons des hypothèses de recherche par rapport à l’évolution de la LAIE. Nous retraçons ensuite la mise en œuvre de la loi dans tous les cantons au moyen des différents indicateurs contenus dans la base de données de l’OFJ ce qui nous permet de tester nos hypothèses et de répondre à notre question de recherche.

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