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4.2 Simulations des ´ecoulements turbulents : m´ethodes spectrales

4.3.2 Intermittence bas´ee sur le champ de dissipation

La grandeur centrale de la th´eorie K41 [271] est le taux moyen de dissipation de l’´energie ε, qui est suppos´e ˆetre constant (Eq. (4.37)), c’est-`a-dire homog`ene en volume. Le com-portement non lin´eaire oberv´e du spectre ζp (Eq. (4.40)) est g´en´eralement interpr´et´e comme une cons´equence directe du ph´enom`ene d’intermittence de la grandeur ε qui n’est pas en r´ealit´e spatialement homog`ene mais sujette `a des fluctuations locales intermittentes [20, 147,272,279]. L’hypoth`ese RSH (refined similarity hypothesis en anglais) [231,232] consiste `a r´e´ecrire les fonctions de structure de la vitesse sous la forme :

Sp(l) ∼ < εl(r)p/3 > lp/3 ∼ lτε(p/3)+p/3, (4.41) o`u εl(r) = 1 Vl Z Vl ε(r0)ddr0, (4.42) est la moyenne spatiale du taux de dissipation sur une boule de rayon l centr´ee au point r et de volume Vl ∼ ld. Notons que le taux de dissipation ε est directement reli´e `a la partie sym´etrique du tenseur des gradients de vitesse (ou tenseur des taux de d´eformation) (i, j = 1, 2, 3) : ε = ν 2 P i,j (∂jvi+ ∂ivj)2, = 2νP i,j SijSji, (4.43) o`u Sij = 1 2(∂jvi+ ∂ivj). (4.44) Selon l’´equation (4.41), les exposants des comportement en loi de puissance des fonctions de structure de la vitesse Sp sont donc reli´es `a ceux de εl(r) [20] :

ζp = τε(p/3) + p/3. (4.45) En prenant la transform´ee de Legendre de cette ´equation, on obtient la relation suivante entre les spectres des singularit´es de ε et de la vitesse v :

α = 3h , fε(α) = D(h), (4.46) o`u fε(α) est la dimension de Hausdorff de l’ensemble des points de l’espace pour lesquels εl(r) se comporte comme :

εl(r) ∼ lα−1 quand l → 0. (4.47) La dissipation, consid´er´ee comme une mesure, a des singularit´es d’exposant α − 1 sur des ensembles de dimension :

fε(α) = min

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Plusieurs travaux exp´erimentaux et num´eriques se sont attach´es `a tester la validit´e de l’hypoth`ese RSH [147, 243, 294, 295, 313–325]. Dans certains cas, la mise en cause de l’hy-poth`ese n’est pas tr`es claire. En effet, les mesures exp´erimentales peuvent ˆetre pollu´ees par des artefacts r´esultant de l’utilisation de l’hypoth`ese de Taylor (qui consiste `a substituer les d´eriv´ees temporelles par les d´eriv´ees spatiales) [20]. D’autre part la quantit´e effectivement mesur´ee est bien souvent un substitut (ou surrogate en anglais) de la dissipation :

ε0 = 15ν(∂u ∂x)

2, (4.49)

o`u u est le signal enregistr´e, c.-`a-d. la vitesse longitudinale. L’utilisation du substitut de la dissipation revient `a supposer l’isotropie du flot turbulent, hypoth`ese qui n’est strictement valable qu’`a grand nombre de Reynolds et en moyenne d’ensemble et qui n’est pas forc´ement v´erifi´ee dans les conditions exp´erimentales [326, 327]. Les simulations num´eriques directes des ´equations de Navier-Stokes (SND) r´ev`elent par exemple que les densit´es de probabilit´e de la dissipation d’´energie et de son substitut unidimensionel sont diff´erentes et que les incr´ements de la vitesse condition´es par ε0

l sont en moins bon accord avec l’hypoth`ese RSH que ceux condition´es par εl [325].

Depuis les travaux de Richardson [328] qui le premier proposa une description quali-tative de la “cascade d’´energie” dans un ´ecoulement turbulent homog`ene, les mod`eles de cascade multiplicative ont focalis´e l’attention de nombre de travaux car ils repr´esentent une sorte de paradigme pour l’obtention de mesures multifractales mod´elisant la dissipa-tion [3, 4, 20, 46, 47, 67–69, 73, 116, 117, 147, 313, 329]. La nodissipa-tion de cascade fait r´ef´erence aux processus auto-similaires dont les propri´et´es sont d´efinies de fa¸con multiplicative des grandes vers les petites ´echelles. Elle occupe ainsi une place centrale dans la th´eorie statis-tique de la turbulence [20, 67, 147, 272, 273]. Durant ces 40 derni`eres ann´ees, depuis l’ap-parition du mod`ele log-normal propos´e par Kolmogorov [231] et Obukhov [232] (KO62) pour corriger les insuffisances de la th´eorie K41, les mod`eles de cascades ont ´et´e large-ment perfectionn´es comme en t´emoigne la litt´erature abondante sur le sujet incluant le α-mod`ele, le β-mod`ele, le p-mod`ele (on pourra consulter les r´ef´erences [20, 67, 147]), les mod`eles log-stables [114–117,330] et plus r´ecemment les mod`eles de cascades log-infiniment divisibles [234, 235, 237–240] dont le populaire mod`ele log-Poisson propos´e par She et Lev`eque [236] et les mod`eles de cascades “densifi´ees” [331,332]. D’un point de vue g´en´eral, une cascade auto-similaire est d´efinie par la statistique des facteurs multiplicatifs (associ´es par exemple `a la fragmentation de la mesure dans le cas du p-mod`ele) utilis´es `a chaque ´etape du processus depuis les grandes vers les petites ´echelles [73,117,147,333–335]. On fait alors une distinction entre, d’une part, les cascades discr`etes qui mettent en jeu des rapports dis-crets entre ´echelles successives se manifestant par des corrections log-p´eriodiques aux lois d’´echelles (invariance d’´echelle discr`ete [336, 337]) et, d’autre part, les cascades continues sans rapport d’´echelles privil´egi´e (invariance d’´echelle continue). En ce qui concerne le pro-cessus de fragmentation, on peut imposer ´eventuellement une loi de conservation [73] ; en particulier on peut distinguer les cascades conservatives (la mesure est conserv´ee `a chaque ´etape de la cascade) des cascades non conservatives (seule une fraction de la mesure est

4.3 Description multifractale de l’intermittence 145

transmise `a chaque ´etape). Plus fondamentalement, il y a deux classes principales de proces-sus de cascades : les cascades d´eterministes dont les propri´et´es sont, g´en´eralement, connues de mani`ere analytique [67, 147] et les cascades al´eatoires qui fournissent des mod`eles plus r´ealistes mais qui requi`erent plus de soins math´ematiques quant `a leur existence mˆeme et `a la d´etermination de leurs propri´et´es multifractales exactes (en particulier en ce qui concerne les ph´enom`enes de transitions de phase) [73]. Les cascades al´eatoires ont ´et´e introduites par Mandelbrot [42, 43] comme la mod´elisation la plus simple de la fragmenta-tion (curdling process en anglais) des structures tourbillonnaires en turbulence pleinement d´evelopp´ee. Ces mod`eles de martingales positives et de mesures al´eatoires restent parmi les seuls mod`eles de cascades pour lesquels des r´esultats math´ematiques exacts ont ´et´e ´etablis [338, 339]. R´ecemment, ces mod`eles de cascades al´eatoires multiplicatives ont ´et´e reformul´es en terme de description de type Fokker-Planck/Langevin de l’´evolution `a travers les ´echelles de la densit´e de probabilit´e de la quantit´e ln(εl) [340, 341].

De nombreux travaux exp´erimentaux ont ´et´e consacr´es `a la mesure du spectre des sin-gularit´es fε(α) (Eq. (4.48)) du taux de dissipation ε avec l’espoir de pouvoir s´electionner les mod`eles de cascades multiplicatives les plus r´ealistes [67,147,233,342,343]. De mani`ere surprenante, la version la plus simple du mod`ele de fragmentation d’une mesure propos´e par Mandelbrot [42, 43], encore appel´e le mod`ele binomial, se trouve ˆetre le mieux plac´e pour rendre compte (jusqu’`a un certain niveau de description) des propri´et´es multifrac-tales de ε `a travers le cacul des spectres τε(q) et fε(α) (cf r´ef. [337] pour une analyse r´ecente). En effet, tous les mod`eles de cascade existant n´ecessitent un ajustement de certains param`etres difficile `a justifier par des arguments physiques et qui autorise suff-isamment de libert´e pour pouvoir accorder les pr´edictions du mod`ele avec les donn´ees exp´erimentales. De plus, la perspective d’une validation quantitative d’un mod`ele sem-ble illusoire tant l’estimation des singularit´es apparaˆıt entach´ee de nombreux artefacts exp´erimentaux. On pourra consulter la r´ef´erence [344] pour une revue des probl`emes ren-contr´es lors de telles mesures exp´erimentales. Nous ne rapporterons ici que deux des prin-cipales limitations exp´erimentales. La premi`ere r´esulte directement, dans la description multifractale de la turbulence, de la d´ependance entre l’´echelle de coupure visqueuse et l’exposant de singularit´e η(α)/L = Re−3/(3+α) [20, 344–348]. Il est donc d’une importance majeure de savoir si les sondes `a fils chauds utilis´ees peuvent r´esoudre les ´echelles associ´ees aux exposants α significativement plus petits que 1, c.-`a-d. celles qui correspondent aux singularit´es les plus fortes de la dissipation. La deuxi`eme limitation est due au fait que les sondes de mesure en un point de la vitesse longitudianle permettent seulement d’acc´eder `a un substitut approch´e de la dissipation ε0 (Eq. (4.49)), ce qui pourrait introduire un biais important dans l’estimation du spectre multifractal, `a cause de la pr´esence ´eventuelle d’effets d’anisotropie locale ou globale dans le flot turbulent. Un traitement multifractal v´eritablement 3D des donn´ees de dissipation en turbulence n’est possible, de nos jours,

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que pour les ´ecoulements provenant de simulations num´eriques . Cependant, il y a une contre-partie `a l’avantage de ne pas avoir `a utiliser l’hypoth`ese de Taylor (´ecoulement gel´e) ; ces simulations sont encore limit´ees `a des nombres de Reynolds relativement mod-estes pour lesquels les r´egimes en lois d’´echelle commencent `a peine `a se manifester, rendant de ce fait tr`es difficile des mesures fiables des propri´et´es multifractales [291, 317, 325, 350]. N´eanmoins, plusieurs ´etudes num´eriques [317, 351] s’accordent sur le fait que, au moins pour les nombres de Reynolds mod´er´es, le substitut 1D de la dissipation est en g´en´eral plus intermittent que le champ de dissipation qui lui serait quasiment log-normal dans la zone inertielle [317, 352]. Notons que des ´ecarts `a la log-normalit´e peuvent ˆetre observ´es sur les moments d’ordres sup´erieurs (grands q > 0) [317], probablement dˆus `a des effets d’anisotropie locale induits par des structures fortement localis´ees [353, 354].

Aux difficult´es exp´erimentales de la mesure de la dissipation d’´energie, s’ajoutent cer-taines limitations m´ethodologiques intrins`eques `a l’analyse multifractale des champs tur-bulents, provenant d’une part des techniques num´eriques utilis´ees pour traiter les donn´ees exp´erimentales, et d’autre part de la nature des donn´ees elles-mˆeme. Ainsi, le spectre multi-fractal ζp de la vitesse longitudinale et le spectre τε(q) de la dissipation sont habituellement calcul´es en utilisant respectivement la technique des fonctions de structure [20, 39, 58] et les techniques du comptage de boˆıtes [46, 51, 147]. Rappelons que les fonctions de structures ne permettent de calculer les exposants ζp que pour les valeurs positives de p ; cela explique pourquoi, depuis de nombreuses ann´ees, la validit´e de l’hypoth`ese RSH (relations (4.45) et (4.46)) n’a ´et´e que partiellement test´ee [147, 317]. Plus r´ecemment, des v´erifications utilisant d’une part la m´ethode MMTO 1D [243] et d’autre part une m´ethode bi-´echelles [355, 356] d´emontrent clairement la non-validit´e de l’´equation (4.45) pour les valeurs p < 0 lorsque l’on identifie ε `a son substitut ε0. Cela signifie que les parties d´ecroissantes des spectres de singularit´e fε0(α = 3h) et D(h) (correspondant aux singu-larit´es les plus faibles de ces deux champs) diff`erent significativement l’une de l’autre. De plus, la contrainte de normalisation implicite `a la technique de comptage de boˆıtes, qui im-pose τε(1) = τε0(1) = 0, rend cette m´ethode inadapt´ee `a l’´etude des processus de cascades multiplicatives non-conservatives. Comme nous le verrons dans la suite de ce chapitre, une utilisation syst´ematique des algorithmes de comptage de boˆıtes peut conduire `a des interpr´etations erron´ees de propri´et´es multifractales des mesures ´etudi´ees.