vous n'êtes rien d'autre que des intellectuels à tête de linotte,
intellectuels à tête de linotte, intellectuels à TÊTE DE LINOTTE,
INTELLECTUELS À TÊTE DE LINOTTE... (FSVS, p. 30)
Écho crescendo, antienne lancinante qui bourdonne dans la tête du narrateur. Mais en 1934,
Jorge Semprun a dix ans. Ce n'est pas un militant mais un enfant. Le peuple se bat cette
année-là, il ne veut pas d'un état autoritaire et contre-révolutionnaire. L'Espagne n'est pas
l'Allemagne. Deux ans plus tard, en réponse au soulèvement militaire, le peuple entamera
encore une grève générale. L'Espagne aura eu « sa Commune ». La gauche revient au pouvoir,
trois mois avant la victoire du Front populaire en France, les démocrates gagnent les élections
législatives, mais les généraux conspirent...
Le 7 mars 1936, la Rhénanie démilitarisée par les accords de paix est réoccupée par la
Wehrmacht, l'Angleterre prône une politique d'appeasement - et à Paris, dans une maternité,
19 rue de l'Atlas dans le 19
earrondissement naît Georges Perec :
Longtemps j'ai cru que c'était le 7 mars qu'Hitler était entré en Pologne. Je me trompais, de
date ou de pays, mais au fond ça n'avait pas une grande importance. Hitler était déjà au
pouvoir et les camps fonctionnaient très bien. [...] Ce qui est sûr, c'est qu'avait déjà commencé
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Fernando Claudin a été dirigeant des Jeunesses communistes avant la guerre civile. Il a été élu au Bureau politique du PCE en 1956.
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une histoire qui, pour moi et tous les miens, allait bientôt devenir vitale, c'est à dire, le plus
souvent mortelle. (WSE, p. 36)
Pourtant en 36, raconte le jeune Jorge Semprun « Tout était encore possible», « c'est en 36
[...] qu'il ne fallait pas céder [...] je ne fais pas allusion à la guerre d'Espagne [...] je parle de
mars 36, pas de juillet ... C'est sur la Rhénanie qu'il fallait s'opposer à Hitler...Tout était
encore possible ! »
En Espagne, ce mois de juillet 1936, en effet, tout se complique. Le 17 juillet, la
famille Semprun quitte Madrid pour le Pays basque. Le lieu de villégiature a changé, ce sera
Lekeitio, petit port de pêche à cent kilomètres à peine de la frontière française. « J'avais quitté
cette rue un matin de juillet, en 1936, pour les vacances d'été [...] ». (FSSB, p. 12)
La traversée de Burgos et de Vitoria, déjà en pleine effervescence militaire, laissait présager
du pire. Mon père était très pressé de partir et nous quittâmes très vite Madrid, sans déjeuner,
pour arriver le plus vite possible au Pays basque. Franco s'était déjà soulevé au Maroc. Le
matin, toutes les radios annonçaient le putsch
66.
Le 18 juillet, la guerre civile éclate, à la suite du Pronunciamento du général Franco. Le
peuple réclame des armes. Déclaration de guerre. ¡No pasaran! clament les républicains.
Deux armées s'affrontent, la société civile se déchire. La guerre d'Espagne vient de
commencer. À la terreur exercée par le « movimiento » répond « la terreur rouge ». Le
premier ministre espagnol, José Giral, envoie un télégramme de détresse à Léon Blum. Le 24
juillet, André Malraux part pour Madrid. Il est l'envoyé spécial du gouvernement. Les
fascistes ont conquis plus du tiers de l'Espagne. « Au Maroc, les pogromes ont commencé
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contre la population juive
67».« Le Front populaire français osera-t-il armer le Front populaire
espagnol?
68». La France dit non, l'Italie et l'Allemagne oui. La France, officieusement,
prépare l'envoi d'avions militaires, André Malraux met sur pied une escadrille, Espaňa.
L'Italie, officiellement envoie douze bombardiers, l'Allemagne, officiellement, vingt Junkers.
Alors, « à quoi bon écrire des livres ? Cela n'a presque plus de sens, à la veille des
événements considérables qui se préparent dans le monde
69». En juin 1936, André Gide part
pour Moscou. Une seule pensée l'habite, la Russie et le communisme. Son arrivée coïncide
avec la mort de Maxime Gorki, l'ami de Lénine, le compagnon de la révolution. Gide, cet été
1936, alors que la guerre d'Espagne venait de débuter, ne savait pas que Gorki n'avait pas été
victime d'un complot fomenté par les trotskistes comme le laissait entendre Staline avec
machiavélisme. Mais ce qu'il commençait à savoir, c'est que l'U.R.S.S. qu'il imaginait n'était
pas celle qu'il avait vue. À son retour « un immense, un effroyable désarroi » le saisit. Retour
de l'URSS revient sur les désillusions de son voyage. Brûlot. Scandale. Silence. Devant la
montée des fascismes, il convient de défendre « la liberté dans un parti de masse
antifasciste
70». « Vous savez pourquoi Gide a été capable de percer à jours les mensonges du
stalinisme, malgré son désir de bonne conscience et ses complexes de culpabilité ? » demande
un bouquiniste au jeune étudiant en philosophie Jorge Semprun :
C'est parce qu'il a écrit Paludes que Gide en a été capable ! [...] C'est un raccourci bien sûr
[...] C'est parce qu'il a conservé rigoureusement son autonomie d'écrivain qu'il a gardé
l'esprit clair, critique dans le domaine de la politique. Quand on écrit comme ça, on ne peut
pas admettre la vulgarité de la pensée. Et le stalinisme c'est aussi cela : une pensée vulgaire !
(EV, p. 144)
67
Dan Franck, Libertad !, Paris, Grasset, 2004, p. 192.
68
Ibid., p. 201.
69
Julien Green, Journal, Paris, Gallimard, 1975, cité par Dan Franck in Libertad !, op. cit., p. 138.
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L'Espagne, depuis l'insurrection de Franco en juillet, attend l'aide de l'U.R.S.S.
Celle-ci viendra finalement en novembre 1936. Alors silence. En 1949, David Rousset, dans Le
Figaro Littéraire, appellera ses frères survivants des camps nazis à parler. Même silence.
Après la guerre, « les erreurs » du PC seront effacées par « les vingt millions de Soviétiques
morts [pour nous] : c'était la seule vérité
71». Alors silence.
La guerre et le sport. Du 1er au 16 août 1936 se déroulent les XI
eJeux olympiques de
Berlin. Les affiches antisémites disparaissent de la ville de Berlin. La cinéaste allemande Leni
Riefensthal réalise à cette occasion le film Olympia. En France le film aura pour titre Les
Dieux du stade. Hans Hartje fait remarquer que le syntagme Les Dieux du stade « figure à
deux reprises dans le texte de la fiction ‘’W’’
72». « Ils (les Officiels) aiment que leurs
Vainqueurs soient les Dieux du stade [...] ». (WSE, p. 161)
Précédés d'immenses étendards aux anneaux entrelacés que le vent fait claquer, les Dieux du
Dans le document
Le moi, la fiction et l'histoire dans les oeuvres de Serge Doubrovsky, Georges Perec et Jorge Semprun
(Page 46-49)