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Bruchstücke de Binjamin Wilkomirski est publié par une grande maison d’édition allemande Suhrkamp en 1995. Le dispositif éditorial présente ce texte comme un témoignage

Fragments, une enfance. 1939 – 1948 sera publié en 1997

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en France par Calmann-Lévy,

avec un grand succès. Le récit est récompensé par le prix de la Mémoire de la Shoah à Paris,

le National Jewish Book Award à New York dans la catégorie autobiographie et mémoires, le

London Jewish Quaterly pour la non fiction. Binjamin Wilkomirski est invité dans les

universités pour des conférences. Il est reconnu par « Yaakov Maroco, homme religieux

       

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Imre Kertész, Sorstalansag, [1975], Être sans destin, traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba, Arles, Actes Sud, coll. 10/18 « Domaine étranger », 1998.

322Le Monde, 25 février 2000.

323 Binjamin Wilkomirski, Fragments. Une enfance. 1939-1948, op. cit., p. 7 - 8.

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Fragments a été publié en France vingt ans après la parution de Fils, de W ou le souvenir d’enfance et du

Grand voyage. Les conditions de réception d’un tel texte ne sont les plus mêmes, la mémoire est devenue une notion centrale, un « devoir ». Tzvetan Todorov évoque « un culte de la mémoire ».

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vivant en Israël, comme son propre fils

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». D’autres témoignages accréditent les faits

racontés, attestent de la vérité du pacte. Tout dit le vrai….

L’authenticité des traces et des témoignages laissés par les victimes font certes régulièrement

l’objet d’âpres contestations. Naguère, c’était le journal d’Anne Frank qui en avait fait les

frais. […] Fragments de Binjamin Wilkomirski n’a évidemment pas ce statut de témoignage

d’époque, puisqu’il a été écrit des décennies après la guerre, à la suite d’un lent travail de

mémoire que son auteur a effectué avec le soutien conjoint d’historiens et de psychologues.

Mais apparemment les termes du débat se ressemblent.

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…mais tout est faux. Supercherie. L’autobiographie est mensongère, le pacte

autobiographique fallacieux : Binjamin Wilkomirski se nomme Bruno Grosjean, il n’est pas

né en Lettonie mais en Suisse. Il n’est pas Juif. Il n’est pas rescapé des camps. Il n’est pas

témoin. Ni témoin direct, ni témoin indirect. Les événements relatés n’ont pas été vécus.

L’auteur n’y a pas assisté. Faux témoignage, fausse autobiographie. Il n’y a plus seulement

subversion des genres, mais subversion de la vérité, usurpation de la mémoire « […] il existe

une vérité qui ne se négocie pas. C’est la limite. Je crois qu’avec Binjamin Wilkomirski on

‘’pète’’ cette limite […]

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». Il a dit : « C’est moi, c’est mon enfance, j’y étais ». Et il a

« menti ». Le pacte de vérité est rompu, le contrat de lecture déchiré, l’artifice littéraire

manifeste. Fragments a alors été mis à l’index. Pourtant son témoignage était « presque

crédible, presque véridique

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», la simulation presque parfaite mais il y a une limite, celle de

la vérité, une règle, celle de l’éthique, Binjamin Wilkomirski les a franchies, laissant une

possible prise aux discours des négationnistes, c’est ce qui rend ce texte pourtant puissant

insupportable :

       

325 Philippe Mesnard, « À propos de Fragments. Une enfance, 1939-1948, de Binjamin Wilkomirski », in

L’écriture de soi peut-elle dire l’histoire ?, op. cit., p. 157. Binjamin Wilkomirski et Yaakov Maroco acceptèrent du subir un test ADN, test qui se révéla négatif. Cependant Yaakov Maroco continua à considérer Binjamin Wilkomirski comme son fils.

326 Nicolas Weil, Le Monde, 23 octobre 1998.

327

Annette Wieviorka, « A propos de Fragments. Une enfance, 1939-1948, de Binjamin Wilkomirski », op. cit., p. 163.

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Il ne faut jamais inventer, rajouter un crime pour mieux rendre compte de la terreur. […]

Parce qu’il ne faut pas donner prises aux négationnistes, qui utilisent les erreurs des témoins

pour détruire tous les témoignages, démolir un écrivain ou un témoin qui les gêne

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.

Le témoignage sur soi ou sur l’histoire exige donc un contrat de lecture limpide. C’est un

impératif catégorique. Absolu. Ce contrat de vérité passé par l’auteur avec le lecteur, socle de

ce « genre empirique nouveau », doit répondre à des conditions paratextuelles et/ou

intratextuelles claires. Mais le « mentir vrai » garde paradoxalement toute sa pertinence. Il

s’agit pour transmettre son expérience au lecteur de « jouer » avec lui entre fiction et vérité

afin en le prenant à témoin, de le pousser à s’interroger. Ce genre est donc référentiel, mais

également relationnel. « Je n’ai nullement coupé le cordon ombilical avec le ‘’bio’’, je n’ai

nullement rompu avec le pacte référentiel de Philippe Lejeune

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» affirme Serge

Doubrovsky. « Mon pacte avec le lecteur, c’est que je dois dire la vérité – les modalités que je

choisis pour le faire me regardent, mais les faits en eux-mêmes doivent être exacts sur le plan

biographiques

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» précise-t-il. « La règle du jeu : les quatre vérités, sinon à quoi bon se

raconter. Inutile et malhonnête. L’autobiographie a son éthique ». (LPC, p. 67) Pacte

explicite, pacte implicite :

Voici le narrateur pris au piège du Moi, au jeu du Je, au leurre sécurisant de

l’auto-affirmation, de l’Ego égotisant ; pourtant, le Narrateur avait le projet bien établi de rester

sournoisement en arrière et dans l’ombre, essayant de tirer benoîtement les ficelles du récit, et

ce Je intempestif spontané, brouille les cartes, risquant de le priver des privilèges de

l’anonymat, du plaisir de ressembler à une ruse de la raison, ou à la raison d’une ruse

narrative ; ce Je imprévu, non prémédité, le met en cause autant qu’en avant, ce Je cesse

d’être un jeu pour devenir un enjeu : s’il commence à prendre la parole, il faudra bien qu’il

explique, qu’il rende des comptes ! (Alg, p. 66)

       

329 Jorge Semprun, « L’écriture ravive la mémoire », Le Monde des débats, mai 2002.

330

Serge Doubrovsky, « Textes en main », in Autofiction et Cie, op. cit., p. 212.

331 Serge Doubrovsky et John Ireland,”The Fact is that Writing is a Profoundly Immoral Act”: An Interview with Serge Doubrovsky”, Genre, n°26, 1993, p. 49.

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« Il faudrait dire Je. Il voudrait dire Je que ses mots déchirent les pages tracent leurs sillons

noirs dans la vie même, mots brûlants d’une vertu qui ne s’étendrait jamais », « J’émerge.

J’existe : je sors

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» reconnaît, à son tour Georges Perec. La règle du « Je » posée et acceptée,

entre je double et je masqué, fiction et réalité, l’histoire pouvait enfin commencer…

       

332 Philippe Lejeune, La mémoire et l’oblique, Georges Perec autobiographe, Paris, P.O.L., 1991, p. 24. Cet extrait provient des manuscrits de Georges Perec.

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Chapitre 3 – UNE IMPOSSIBLE HISTOIRE

 

 

 

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