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Si les Grecs ont inventé la tragédie, les

Romains la correspondance et la

Renaissance le sonnet, notre génération a

inventé un nouveau genre littéraire : le

témoignage »

Elie Wiesel

À quelques pas de ces terres, délimitée par une frontière réputée inexpugnable, enveloppée

d’un flou définitoire, « la littérature concentrationnaire » :

[…] on distingue soigneusement ces livres de la « vraie » littérature. À tel point que l’on ne

sait plus très bien si le fondement de cette attitude est que l’on a trop de respect (ou de

mauvaise conscience) vis-à-vis du phénomène concentrationnaire, au point de penser que la

littérature ne pourra jamais en donner qu’une expression inauthentique et impuissante, ou si

l’on pense que l’expérience d’un déporté est incapable, en elle-même de donner naissance à

une œuvre d’art. L’on ne sait pas très bien si c’est la littérature que l’on méprise, au nom des

camps de concentration, ou les camps de concentration, au nom de la littérature

271

.

La littérature concentrationnaire, un genre à part. Indéfinissable, indéterminable. Indéterminé.

Tout n’est que champ de ruines, « désastre régnant » après l’intrusion des « hordes sauvages »

dans la « réserve de l’Esprit

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». L’humanité a fait « un saut dans la barbarie

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». Un saut

       

271 Georges Perec, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », in Georges Perec, L.G. Une aventure des années soixante, op. cit., p. 88.

272 Expressions de Theodor W. Adorno, citées par Lionel Richard, « La culture est-elle morte à Auschwitz ? », in Magazine Littéraire, n° 438, janvier 2005, p. 36.

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irréversible. « Après Auschwitz, écrire un poème est barbare, et la connaissance exprimant

pourquoi il est devenu aujourd’hui impossible d’écrire des poèmes en subit aussi la

corrosion

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». Comment comprendre cette affirmation ? Négation de la culture, de l’art ?

Au-delà de l’anathème délibérément provocateur sourd une inquiétude profonde. Une césure

radicale nous sépare du monde d’avant. D’avant Auschwitz. Le camp de concentration de

Buchenwald a été érigé en 1937 par les premiers détenus allemands qui déboisèrent la forêt de

hêtres de l’Ettersberg, à quelques kilomètres de Weimar. Sur l’esplanade du camp, un arbre a

été conservé. Il sera foudroyé par un bombardement allié en 1944. Sous cet arbre, Goethe

aurait conversé avec Eckermann, « parmi les chênes et les hêtres de la forêt de l’Ettersberg ».

(EV, p. 131) Le camp sera libéré le 11 avril 1945. Cinq ans plus tard, le 25 juillet 1949, à

Weimar Thomas Mann prononça « un discours mémorable. Ce fut dans le contexte des

cérémonies de l’année Goethe, lors de la commémoration de son bicentenaire

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». Le blocus

de Berlin par l’U.R.S.S. venait de prendre fin, « la division de l’Allemagne en deux Etats

différents devenait une réalité

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». Sombre réalité. Buchenwald était toujours un camp de

concentration, on y enfermait toujours des détenus politiques, les opposants staliniens avaient

succédé aux opposants hitlériens. Le communisme au nazisme. Sombre réalité. Weimar, ville

culturelle. Centre libéral des arts et des lettres. « Lucas Cranach le Vieux, Johann Sebastian

Bach, Christoph Martin Wieland, Gottfried Herder, Friedrich von Schiller, Johann Wolfgang

von Goethe et Franz Liszt [y] avaient vécu et créé des œuvres immortelles… » (QBD, p. 21).

« Jamais jusqu’à notre époque, l’humanité dans son ensemble […] n’a accompli tant de

      

273 Ibid.

274 Theodor W. Adorno, « Kulturkritik und Gesellschaft » , in Soziologische Forschung in unser Zeit. Leopold von Wiese zum 75. Geburstag, 1951. Texte repris dans Prismen, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1955, p. 31.

275 Jorge Semprun, « …Une tombe au creux des nuages… » Discours prononcé à la réception du Prix de la guilde des libraires allemands, aussi appelé « prix de la paix », décerné en l’église Saint-Paul de Francfort, in

Une tombe au creux des nuages. Essai sur l’Europe d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Climats, 2010, p. 133.

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miracles qui l’égalent à la divinité

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» reconnaît Stephan Zweig avant de se suicider avec sa

femme en 1942 au Brésil. Weimar, ville culturelle emblématique empreinte d’une tradition de

philosophie, d’art et de sciences éclairées. Avant Auschwitz. La culture traditionnelle n’est

pas parvenue à transformer les hommes, elle a échoué, effroyablement. Terriblement.

L’Holocauste est l’expression d’une « barbarie qui s’inscrit dans le principe même de la

civilisation

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». C’est la civilisation qui a fabriqué Auschwitz. Auschwitz ne témoigne pas

d’une régression de la civilisation, c’est un produit de la civilisation occidentale. Theodor W.

Adorno énonce donc sa position en 1949 à l’occasion d’une intervention consacrée au

sociologue Leopold von Wiese. « Il me parla de l’Institut für Sozialforschung, d’Adorno,

Horkheimer et Marcuse. […] Il me parla de l’écrivain Bertolt Brecht. D’autres encore, qui

avaient vécu et travaillé aux Etats-Unis ». (EV, p. 133) Jorge Semprun avait alors 22 ans, le

lieutenant Rosenfeld, officier de la III

e

armée de Patton qui avait participé à la libération du

camp du Buchenwald, lui donna à sa demande des nouvelles des intellectuels exilés. Le jeune

étudiant en philosophie ne connaissait pas alors Adorno. Le philosophe allemand, membre de

l’École de Francfort, revenait d’un exil de plus de dix ans aux Etats-Unis. Le texte de son

intervention sera repris en 1955 en tête du recueil d’essais Prismes. Auschwitz demeure

majoritairement alors en Europe un nom méconnu. On évoque Buchenwald, Dachau, des

camps d’opposants politiques. Pas Auschwitz, pas les camps d’extermination. Pas l’horreur

extrême. L’aphorisme d’Adorno ne rencontre aucune réaction. Pourtant le verdict est rude,

« l’un des verdicts les plus durs qui soient tombés sur notre temps

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». En réponse à la

critique de Hans Magnus Enzensberger, Theodor W. Adorno fera évoluer sensiblement sa

       

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Stefan Zweig, Le Monde d’hier, Souvenirs d’un européen, [1944], Paris, Belfond, 1982, p. 13.

278 Theodor W. Adorno, « Éduquer après Auschwitz », Modèles critiques, Lausanne, Éditions Payot, 1984, p. 205.

279 Hans Magnus Enzensberger, « Die Sterne der Freiheit », n° 13, pp. 770-775. Cité par Lionel Richard, « La culture est-elle morte à Auschwitz ? », in Magazine Littéraire, n° 438, janvier 2005, p. 36. Cette réaction de Hans Magnus Enzensberger en 1959 est la première connue.

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première position : « La phrase selon laquelle on ne peut plus écrire de poème après