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et toujours croyant, rejetant les ténèbres extérieures :

Être hors du parti, c’est renoncer à transformer le monde, c’est renoncer au meilleur de

soi même. Ce serait rallier les marécages petits bourgeois. Ce serait abandonner le seul vrai

combat, la seule vraie grandeur de ce siècle : la révolution prolétarienne. Toute la vulgate se

fondait sur la conviction qu’on ne pouvait être un révolutionnaire non stalinien. C’est

pourquoi j’avais dit un jour, du temps où je frôlais l’exclusion dans mes luttes contre Kanapa,

Aragon, Casanova : « Si je suis exclu, j’irai à genoux jusqu’à Moscou pour me faire

réintégrer

132

.

prêt à un acte de contrition, une componction pour rester en odeur de sainteté, ne pas être

exclu du Paradis, du Parti, du comité central. L’adhésion de l’intellectuel exige « mutilation et

dégradation

133

» constate Jean Duvignaud :

Elle [l’expérience soviétique] n’a pas été quelque chose comme une erreur de jugement, qu’on

peut, à l’aide de l’expérience, repérer, mesurer, corriger ; mais plutôt un investissement

psychologique comparable à celui d’une foi religieuse, bien que l’objet en fût historique

134

.

« J’ai chanté la messe et dit les répons » (AFS, p. 100) confessera Jorge Semprun. Fin

de la liturgie. En 1964, l’accusation tombe, au nom de « l’Esprit de Parti » : Fernando Claudin

et Federico Sanchez « abandonnés par la main de Dieu [se sont] fourrés dans une déviation »

« ils ont penché ». (AFS, p. 150) Reniement de la vérité, hérésie, l’exclusion est inévitable,

inéluctable, chassés du parti, ils retournent à leur triste condition, celle d’intellectuels. « Elle

[la Pasionaria] disait que Fernando et toi n’étiez rien d’autre que deux intellectuels à tête de

       

131 Louis Althusser, Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 17.

132 Edgar Morin, Autocritique, op. cit., p. 287.

133

Jean Duvignaud, Les Lettres nouvelles, mai 1956.

134 François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont/ Calmann-Lévy, 1995, p. 10.

93 

linotte ». (AFS, p. 312) « L’intellectuel individualiste est poussière qui retourne à la

poussière

135

». Fin de la messe, Federico Sanchez jette ses oripeaux, mort d’un militant et

naissance d’un écrivain, Jorge Semprun.

Quelques années avant l’exclusion du Parti de Jorge Semprun, il y eut la « grande

année 56

136

». Elle sonne « la fin d’un commencement » « à l’heure où l’éclatement du

stalinisme incite les intellectuels de gauche à reposer les problèmes et à rouvrir les

perspectives

137

». Le Rapport Khrouchtchev est publié par Le Monde. Jorge Semprun, sous le

pseudonyme de Federico Sanchez, est alors à Madrid, militant clandestin. « Soir après soir, à

Madrid, j’avais lu ce rapport, je m’étais plongé dans cette lecture, chez un camarade qui était

abonné au quotidien parisien. Pas une seconde je n’avais mis en doute sa véracité ». (QBD, p.

356) L’heure est au dégel. À l’automne 1956, les chars soviétiques interviennent en Hongrie.

Les intellectuels qui étaient venus au communisme par la Résistance et qui y étaient restés

durant la guerre froide s’en éloignent. D’aucuns réexaminent leur engagement. Jean-Paul

Sartre rompt avec le PCF en 1956, mais quelques semaines avant sa rupture il reconnaît

encore l’infaillibilité du parti : « Porté par l’histoire, le PC manifeste une extraordinaire

intelligence objective : il est rare qu’il se trompe ; il fait ce qu’il faut ; mais cette intelligence

– qui se confond avec la praxis – ne s’incarne pas souvent dans ses intellectuels

138

». Jorge

Semprun restera un militant communiste qui, même après son exclusion, croit à la révolution,

croit au communisme :

Pourquoi sommes-nous encore communistes, Gérard ? […] Il me semble […] qu’il y a une

composante principale à cette attitude. C’est la conscience de notre responsabilité, ou si l’on

préfère de notre coresponsabilité. Ici, l’ignorance, réelle ou prétendue, ne sert à rien, ne

       

135

André Wurmser, Cahiers du communisme, juillet/août 1957, cité par Caroline Ibos, « L’intellectuel communiste comme intellectuel défiguré », in Les écrivains face à l’histoire, op. cit., p. 129.

136 Expression d’Edgar Morin dans le premier numéro de la revue Arguments : « La fin d’un commencement »,

Arguments, 3e et 4e trimestre 1962, n°27/28. Edgar Morin a fondé la revue Argument avec deux anciens camarades Kostas Axelos et Jean Duvignaud.

137Ibid.

94 

justifie rien. Il y toujours le moyen de savoir, ou tout au moins de mettre en question. Nous

avons trop dénoncé les démarches de la bonne conscience, de la mauvaise foi, à propos de

l’extermination des Juifs, par exemple, pour pouvoir revendiquer, à notre profit, les excuses

de ces mécanismes mystificateurs. [ …] C’est donc une conscience active, et non pas

malheureuse, de notre responsabilité, dont nous avons besoin. Nous sommes responsables de

ce passé parce que nous acceptons la responsabilité de l’avenir, de la révolution à l’échelle

mondiale. (QBD, p, 427-428)

« Vive la littérature dégagée ! », ce cri, programme à lui tout seul, est poussé par Jean

Paulhan dans Les Cahiers de la Pléiade

139

, il revendique l’autonomie de la littérature et

condamne le primat de l’idéologie. En 1951, avec la parution de L’Homme révolté, éclate la

rupture entre Jean-Paul Sartre et Albert Camus. Ce dernier refuse de « sacrifier l’art pour une

fin étrangère à l’art

140

». Albert Camus est mis au banc de l’intelligentsia de gauche, accusé de

moralisme et d’esthétisme. Il dénonce pour sa part « le procès de l’art » qui « se poursuit

aujourd’hui avec la complicité embarrassée d’artistes et d’intellectuels voués à la calomnie de

leur art et de leur intelligence

141

». Roland Barthes, défenseur de L’Étranger, roman qu’il

érige en idéal d’écriture, une « écriture blanche », neutre, avec une « voix blanche, la seule en

accord avec notre détresse irrémédiable

142

», critique sévèrement La Peste. Comment peut-on

ainsi allégoriser abusivement une situation historique précise ? Seul le réalisme

conviendrait-il ainsi au récit de l’événement historique ? « Je crois à un art littéral, où les pestes ne sont

rien d’autres que des pestes, et où la Résistance, c’est toute la Résistance

143

» affirme Roland

Barthes. Faut-il nier ou refuser le pouvoir d’esthétisation du langage ? Albert Camus doit

écrire « de mémoire ». Il a été journaliste à Combat, journal clandestin, il a été résistant, « le

       

139Les Cahiers de la Pléiade (1946-1952) a été fondé par Jean Paulhan.

140 Albert Camus, Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 1088.

141

Albert Camus, L’Homme révolté, in Essais, op.cit., p. 658. Albert Camus vise l’équipe des Temps Modernes.

142 Dans un article sur L’Étranger. Cité par Ph. Roger, Roland Barthes, roman, Paris, Grasset, 1986, p. 265.

95 

premier témoin de notre Histoire

144

», il doit écrire ce qu’il a vu. Réalisme contre esthétisme.

Quelques années plus tard, un très jeune critique littéraire reconnaîtra en « Camus l’un des

premiers à tenter d’échafauder une nouvelle écriture plus apte à rendre compte de la réalité

nouvelle, de notre sensibilité ». (L.G., p. 27) En 1960, un autre critique littéraire, reconnu, se

rend, accompagné de Claude Vigée, au domicile d’Albert Camus à Lourmarin :

Je peux dire que j’ai toujours fait mon travail de critique par sympathie, par empathie. Dans

ma jeunesse, j’avais beaucoup d’admiration pour Camus, pour L’Étranger et La Peste, un peu

moins pour La Chute, ou L’Homme révolté, mais c’étaient des livres qui avaient compté pour

moi

145

.

« Quand nous sommes arrivés », poursuit Serge Doubrovsky, « on a sonné, une personne est

venue nous dire que ‘’Monsieur était parti le matin même pour Paris’’ et … c’est le jour où il

s’est tué contre un platane

146

». Deux ans plus tôt, à quarante-quatre ans, Albert Camus

recevait le Prix Nobel. Son discours lui aliéna alors en France une grande partie de

l’intelligentsia. Julien Gracq publie en 1950 un pamphlet, La littérature à l’estomac

147

. Il

s’en prend à l’idéologisation des lettres depuis 1945, une idéologisation soutenue jusqu’à

rendre inaudible le fait poétique et aliénée la littérature. Jean-Paul Sartre, Les Temps

modernes et l’existentialisme sont désignés comme responsables. La deuxième estocade est

portée en 1953 par René Étiemble, ancien compagnon du « pape de l’engagement ». Il publie

dans Arts une lettre adressée à Jean-Paul Sartre. Sa critique, plus politique que poétique, porte

sur « les excès pathogènes de la guerre froide

148

». Autres apprentis ferrailleurs à vouloir

entrer dans l’arène pour affronter la littérature engagée, (pour libérer la littérature du joug

       

144

Roland Barthes, « La Peste – Annales d’une épidémie ou roman de la solitude ? », Œuvres complètes, tome 1, 1942-1965, Paris, Seuil, 1993, p. 455.

145 « Entretien avec Serge Doubrovsky par Isabelle Grell (5 août 2005, rue Vital, Paris) », in Parcours critique II

(1959-1991), op. cit., p. 19.

146

Ibid., p. 13.

147 Le pamphlet est publié dans Empédocle, une revue dirigée par Albert Camus.

96 

idéologique) « Les Hussards », mais leurs estocades résonnent davantage comme une

« bataille d’une guerre de génération

149

». « Les Hussards, c’était d’être contre Sartre. Pas

méchamment, mais l’existentialisme était repoussé. Ce qu’on reprochait aux existentialistes,

ce n’était pas leurs idées mais leur terrorisme intellectuel, leur côté ‘’école’’ et surtout,

surtout, leur manque de joie de vivre. Ils étaient tristes…

150

» Une opposition plus frontale

vient de Georges Bataille, un « drôle de monsieur », bibliothécaire, que Serge Doubrovsky

rencontra à Orléans alors qu’il venait d’accepter son premier poste de professeur d’anglais en

1954 :

j’avais entendu dire que c’était un homme bizarre et attirant, il paraît qu’en cachette il

publiait des bouquins érotiques, l’érotisme à Orléans je me demandais bien ce que c’était, j’ai

été à la bibliothèque de la ville, il m’a reçu, très grand, chevelure blanche, beau visage, un

accueil incroyablement poli, pour un étranger, m’a demandé ce que je faisais, lui ai dit [ …]

il avait l’œil étincelant, allumé, soudain il me dit, « c’était un curé », mais, la voix se fait

délectable, « c’était un curé vicieux » [ …]. (LPC, p. 157)

La confrontation littéraire entre Georges Bataille et Jean-Paul Sartre part d’une