Mais rien de singulier dans ces quelques traits à peine esquissés que nous avons délibérément
rassemblés pour qu’ils fassent sens. Une enfance banale, l’école, les jeux, les professeurs, les
chutes, les devoirs, les rêves. Un petit garçon apparaît, un petit enfant comme les autres,
comme semble-t-il tous les autres de sa génération. En surface. Car la règle du jeu des « Je me
souviens » est oulipienne
363et draconienne : raser la surface, éviter les profondeurs, ne pas
sombrer dans l’eau noire. Pour rebondir, le souvenir lisse comme un galet, ne doit ni toucher
le fond, ni remuer les strates les plus enfouies : « ça doit rester tout le temps enfoui ! » (JSN,
p. 84) De toute façon un souvenir chasse l’autre et le souvenir est léger, trop léger pour
pouvoir s’enfoncer. L’image de l’enfant tout juste ébauchée est déjà altérée par le jet suivant,
le souvenir suivant. L’adulte éclabousse l’enfant, l’enfant est recouvert par la vague d’une
époque, le flot de petits événements insignifiants. « À sautet à gambades », d’un souvenir à
l’autre. Ricochet. 480
esouvenir, le dernier : « Je me souviens (à suivre…)». Promesse et/ou
pirouette ?
2.2° Échos, remous et ricochets
La surface est plane, « nette, linéaire ». (LB, p. 149) Les légers murmures d’Écho, les
quelques remous occasionnés ne sont pas suffisamment significatifs. « Les échos sont des
bruits creux ». (LB, p. 149) L’enfance glisse sur cette eau trop lisse. Aucun récif.
Heureusement les échos sont multiples, ils se répètent. On finit parfois par entendre. Quoi,
quelque chose
364». (LB, p. 149) Quelques souvenirs d’enfance, obsédants, fragmentés,
363 Georges Perec est entré en 1966 dans le groupe de l’OuLiPo, fondé en 1960 par Raymond Queneau et François Le Lionnais. « Presque aucun [de mes livres] ne se fait sans que j’aie recours à telle ou telle contrainte ou structure oulipienne » précisera Georges Perec : « Notes sur ce que je cherche ». (P/C, p. 11)
364 Nous appliquons une des méthodes de lecture proposée par Serge Doubrovsky dans Le Livre brisé, méthode qu’il a développée pour analyser Les Mots.
167
disséminés dans les œuvres. Des souvenirs ténus, échos entêtants, qui à force de répétition,
d’écart entre les multiples versions finiraient par raconter une histoire, une possible histoire
d’enfance. Écoutons
365.
Je me souviens des soldats de plomb vraiment en plomb et des soldats de terre » (JMS, p. 103)
« […] je mettais l’argent dans ma poche et j’allais au lycée à pied, ce qui me faisait arriver en
retard, mais me permettait, trois fois la semaine, d’acheter un soldat (de terre hélas) […].
(WSE, p. 48)
Ce pourrait être le souvenir anodin d’un petit garçon jouant à la guerre avec des soldats de
plomb et des soldats de terre. Ce pourrait être le souvenir de n’importe quel enfant, un
souvenir à partager. Mais W ou le souvenir d’enfance raconte en écho une autre histoire, un
autre souvenir. Les fantassins ne sont pas en ordre de bataille, alignés, prêts à lancer l’assaut.
Il n’y pas de soldats de plomb, pas même de soldats de terre. « Jojo » attendait à Noël un
groupe de fantassins, il voulait faire la guerre, comme son père, avec une petite armée. Sa
tante n’écoutant pas son souhait, préféra lui offrir « des patins à roulettes ». Déroute. « Jojo »
détourna alors l’argent destiné à son transport scolaire pour s’acheter des soldats…de terre.
Je me souviens que ma première bicyclette avait des pneus pleins » (JMS, p. 41), « Comme
tout le monde, ou presque, j’ai eu un père et une mère […] et plus tard une bicyclette que
paraît-il, je n’enfourchais jamais sans pousser des hurlements de terreur à la seule idée qu’on
allait vouloir relever ou même enlever les deux petites roues adjacentes qui m’assuraient ma
stabilité. (WSE, p. 25)
Le premier souvenir raconte l’histoire d’un petit enfant serein au guidon de son vélo. Parcours
paisible. Il ne risque pas la crevaison, aucune chute ne le menace, ses pneus pleins le
protègent. Le chemin est sûr. Le deuxième souvenir, en écho, jette un bémol. Le parcours
devient chaotique. Le petit garçon a peur, très peur. Une peur partagée par l’enfant Juju :
168
« allez, grimpe sur la selle, en route. La bicyclette branle, s’ébranle, mon père me tient encore
un peu et puis. Tout seul, au-dessus du vide, dois pédaler ». (LB, p. 144) Jojo n’a plus son
père pour le tenir, il a besoin d’étais, toujours. Comment ne pas tomber sans soutien ?
Je me souviens quand je me suis cassé le bras et que j’ai fait dédicacer le plâtre par toute la
classe » (JMS, p. 97) De ma mère, le seul souvenir qui me reste est celui du jour où elle
m’accompagne à Lyon […] bien que je n’aie rien de cassé, je porte le bras en écharpe. (WSE,
p. 45)
Toujours besoin d’étais. L’écharpe après les petites roues. Se sentir soutenu. Toujours. Même
si le bras n’est pas cassé, même si l’écharpe évoquée à quatre reprises dans deux souvenirs
distincts n’existe pas comme le précise David Bellos : « il n’avait pas le bras en écharpe,
comme il le prétend dans une des versions du souvenir
366». « Ça » insiste. « Ça se répète, pas
par hasard ». (Fs, p. 82) Écho persistant. Jojo, petit garçon de cinq ans a vu sa mère pour la
dernière fois sur le quai de la gare de Lyon à Paris en 1941. Il partait pour Villard-de-Lans où
il devait rejoindre en zone libre sa tante Esther et son oncle David. Pour ce départ, il avait été
confié à un convoi de la Croix-Rouge qui évacuait les blessés. Son premier grand voyage.
Trois occurrences dans W ou le souvenir d’enfance reviennent sur ce départ. La deuxième
n’évoque pas le bras en écharpe. (WSE, p. 52-53) Dans la troisième, le narrateur précise que
l’écharpe était destinée à faire croire qu’il était blessé : « La Croix-Rouge évacue les blessés.
Je n’étais pas blessé. Il fallait pourtant m’évacuer. Donc, il fallait faire comme si j’étais
blessé. C’est pour cela que j’avais le bras en écharpe ». (WSE, p. 80) Le premier souvenir
évoqué appartient à la litanie des « je me souviens ». Les « je me souviens » précise Georges
Perec « ne sont pas exactement des souvenirs, et surtout pas des souvenirs personnels ». Ce
169
souvenir a été écrit fin mai 1977
367, soit deux ans après la parution de W ou le souvenir
d’enfance. L’écho peut donc être affaibli par la distance temporelle. Le bras est cassé dans ce
premier souvenir, aucune écharpe ne le soutient. Pas de soutien. Pas d’étais. Le deuxième
souvenir, évoqué à deux reprises dans W ou le souvenir d’enfance, fait référence à un bras en
écharpe. C’est certainement un souvenir écran. Georges Perec a raconté à l’occasion d’un
dîner dans les années 70 « son chagrin de n’avoir aucun souvenir remontant avant ses cinq
ans
368». Interpréter ce souvenir écran est impossible. À quel âge Georges Perec a-t-il
commencé à se raconter ce souvenir ? Dans quelles circonstances ? Quelle est l’histoire du
souvenir ? Nous ne le savons pas. L’écharpe est-elle le signe comme nous l’avons suggéré
plus haut, guidés par l’auto-interprétation de Georges Perec d’un besoin de soutien ? : « […]
cela tient de la suspension, du soutien, presque de la prothèse. Pour être, besoin d’étai ».
(WSE, p. 81) Pour être (aujourd’hui), « besoin d’étai[s]) », c’est-à-dire d’avoir été, d’avoir
existé au passé. Peut-être est-elle une volonté d’attirer l’attention, « de justifier des
cajoleries » (WSE, p. 114) ? Peut-être est-elle encore le déguisement de fantasmes refoulés ?
Une fiction inventée à partir de souvenirs d’une scène réelle, strictement réelle.
Je me souviens qu’à Villard-de-Lans j’avais trouvé très drôle le fait qu’un réfugié qui se
nommait Normand habite chez un paysan nommé Breton ». (JMS, p. 28) « Du monde
extérieur, je ne savais rien, sinon qu’il y avait la guerre et à cause de la guerre, des réfugiés :
un de ces réfugiés s’appelait Normand et il habitait une chambre chez un monsieur qui
s’appelait Breton. C’est la première plaisanterie dont je me souvienne ». (WSE, p. 122)
« Pour ma part, je pense plutôt qu’entre 1940 et 1945, lorsque la plus élémentaire prudence
exigeait que l’on s’appelle Bienfait ou Beauchamp au lieu de Bienenfeld, Chevron au lieu de
Chavranski, ou Normand au lieu de Nordmann, on a pu me dire que mon père s’appelait
André, ma mère Cécile, et que nous étions bretons. (WSE, p. 55)
367 Philippe Lejeune, La mémoire et l’oblique, Georges Perec autobiographe,op.cit., p. 244. Philippe Lejeune précise que le « 13 mai 1977, [Georges Perec] en est encore au n° 320. En juin, le livre est fini […] ». Le souvenir « bras dans le plâtre » porte le n° 393.
170
L’écho revient à plusieurs reprises sur le substantif « breton ». Tendons l’oreille. Deux
versions évoquent une plaisanterie patronymique entendue à Villard-de-Lans, village d’Isère
où Jojo avait trouvé refuge durant la Seconde Guerre mondiale en 1941. Dans la troisième
version, l’aspect comique est balayé. Le souvenir ne fait plus ricochet et sombre dans les
profondeurs. Il ne s’agit plus alors d’une plaisanterie autour de la « dissimulation
patronymique d’ [une] origine juive » (WSE, p. 57) mais d’une mesure devenue vitale :
franciser son patronyme pour taire une différence inconnue jusqu’alors : « Je n’ai pas un nom
français
369» (Fs, p. 81) souligne Serge Doubrovsky. « […] je porte […] un nom français,
presque : Perec
370». Presque un patronyme à consonance bretonne : « […] j’ai un nom
presque breton. La différence est minuscule : il n’y a pas d’accent aigu sur le premier ‘’e’’ de
mon nom parce que Perec est la graphie polonaise de Peretz
371» remarque Georges Perec.
Une absence d’accent qui pointe une origine. Une origine à dissimuler, à taire. L’identité
nominale fait écho à une autre identité, l’identité juive. Écho menaçant : « la première
ponction est faite, d’autres suivront, M.O.R.T. AU JUIF, dans le journal ». (LPC, p. 102) Le
patronyme devient un signe « d’infamie », l’indicateur et le vecteur d’une mort potentielle.
« DOUBROVSKY, mon nom me désigne du doigt ». (LPC, p. 410) « […] vous nous prenez
pour des caves haussement d’épaules Doubrovsky, avec ce nom-là, droit à DRANCY ».
(LPC, p. 409-410) « DRANCY- BAGATELLE
372», le patronyme n’est plus une plaisanterie,
il vous désigne comme Juif et vous marque comme victime : « youpins on est bon comme la
romaine ». (LPC, p. 410) Décembre 1941, la mention « Juif » est apposée sur les papiers
369
L’origine du nom Doubrovsky est russe. C’est le prénom du père « Israël » qui désigne l’origine juive : « le prénom du père Israël nous assassine ». (LPC, p. 410)
370 Georges Perec, « Ellis Island, description d’un projet », in « Catalogue pour les Juifs de maintenant »,
Recherches, n°38, septembre 1979, p. 51-54.
371
Ibid., p. 51-54.
372 « DRANCY-BAGATELLE » est le titre d’un chapitre de L’Après-Vivre de Serge Doubrovsky. (p. 234-252) Il fait écho à Bagatelles pour un massacre, Paris, Denoël, 1937.