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La guerre est finie, le rouleau compresseur de l'Histoire est passé, « la vie continue

       

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David Bellos, Georges Perec, une vie dans les mots, op. cit., p. 147. David Bellos évoque le grand leitmotiv de Georges Perec. « C'est aussi la première phrase du mémorial publié par Les Amis de Lubartów ». De plus ‘’Dos Lebn gehtwaiter’’ est un dicton yiddish traditionnel ».

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Chapitre 2 - « BIOGRAPHÈMES »

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104 Le mot est de Roland Barthes dans la préface à Sade, Fourier, Loyola (1971): « si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des ‘’biographèmes’’ […] ». Nous empruntons ce mot pour dire que notre projet, dans cette partie est de redonner les détails d’une époque, la relation de chaque écrivain à son projet d’écriture…

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1 ° Engagement

5 août 1945, veille d’Hiroshima. Jorge Semprun a vingt deux ans. Trois mois plus tôt,

il était encore prisonnier à Buchenwald, prisonnier politique, déporté pour acte de résistance

antinazie. Il est six heures du matin. Après « une nuit blanche de cauchemar angoissé

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»,

Jorge Semprun frappe à la porte du 11 bis de la rue Schœlcher. Tiraillé par deux désirs

antithétiques, « deux désirs contraignants et contradictoires » : « le désir de vivre ou de

revivre, donc d’oublier » et le désir d’écrire donc de se souvenir, il écoute Claude-Edmonde

Magny lui lire une lettre, lettre qu’elle lui avait écrite en 1943, une Lettre sur le pouvoir

d’écrire :

[...] La littérature est possible seulement au terme d'une première ascèse et comme

résultat de cet exercice par quoi l'individu transforme et assimile ses souvenirs

douloureux, en même temps qu'il construit sa personnalité...

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105 Claude-Edmonde Magny, Lettre sur le pouvoir d’écrire, Paris, Seghers, 1947, réédition avec une préface de Jorge Semprun, Paris, Climats, 1993.

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« Je veux écrire », « [...] il faut lui faire confiance. Georges a l'étoffe d'un écrivain

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»,

affirme Jean Duvignaud, le professeur de philosophie de Georges Perec au Lycée d’Etampes,

à Esther Bienenfeld, la sœur de son père. Le désir d’écrire, obsédant, paralysant, Georges

Perec va l’affronter, désespéré : « Je veux écrire, mais je rencontre d’insurmontables barrages,

et j’ai été incapable en six mois de terminer un seul des textes que j’avais entrepris

108

»

écrira-t-il à Maurice Nadeau

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, l’éditeur des Lettres nouvelles. Doit-il renoncer, abandonner

définitivement l’écriture ? : « je crois que je peux écrire, je sais en tout cas que c’est pour moi

le seul moyen de me réconcilier avec moi et le monde, d’être heureux ou plus simplement

encore de vivre » poursuit-il dans cette lettre. L’écriture pour la vie. La réponse de Maurice

Nadeau résonne comme un viatique :

Pour personne il n’est facile d’écrire, et je suis même persuadé que ceux qui n’en ont

point vu les difficultés ne sauraient aller bien loin dans l’expression d’eux-mêmes.

[…] Je crois que pour finir par se trouver il faut avoir beaucoup assimilé et avant de

rejeter avoir beaucoup accueilli

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.

Mais en 1946, Georges Perec est encore un jeune adolescent. Accompagné par Esther,

il regarde une exposition de photos des camps de concentration : « des photos montrant des

fours lacérés par les ongles des gazés et un jeu d’échecs fabriqués avec des boulettes de

pain ». (WSE, p. 213) Souvenir d’enfance. À Ascona dans le Tessin, Jorge Semprun

abandonne, lui, l’écriture de son livre sur son expérience de Buchenwald. Il n’écrira tout

simplement pas, il choisit la vie, le retour à la vie. Il veut d'oublier la mort. Oubli délibéré,

       

107

David Bellos, Georges Perec, une vie dans les mots, op. cit., p. 149.

108 « Première lettre de Georges Perec à Maurice Nadeau », « Paris 12 [juin 1957] », in Mélanges, Paris, Éditions du Limon, 1990.

109 Maurice Nadeau publiera Les Choses chez Julliard en 1965. Ce sera le dernier livre qu’il publiera chez Julliard. Pour l’anecdote, Claude-Edmonde Magny fera partie du jury et sera sensible aux qualités de ce premier roman d’un inconnu.

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« volontariste

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». « Il est vrai qu'en 1947 j'avais abandonné le projet d'écrire. J'étais devenu

un autre, pour rester en vie ». (EV, p. 204) Silence. « Silence de survie ». Si la parole pour

certains « revenants » renvoyait à la mort, dans l’immédiat après-guerre les œuvres de

témoignages sont pourtant nombreuses et l’intérêt manifeste. Si c’est un homme de Primo

Levi est publié en 1947, L’Univers concentrationnaire obtient le Renaudot en 1946. Mais

progressivement le silence s’impose : « les lecteurs se sentent dépassés par cette expérience

qu’ils ne peuvent pas comprendre

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» analyse Catherine Dana. Une gêne, sinon une lassitude

devient perceptible. Silence et gêne. « On ennuyait » raconte Simone Veil. « […] En cette

dure période d’après-guerre les gens ne tenaient pas beaucoup à revivre les années

douloureuses qui venaient de s’achever

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» analyse Primo Levi. Refus d’entendre : « le

témoignage, on ne veut plus qu’il serve, même comme alibi, on crache dessus, on le refuse, la

digestion est faite

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» évoque avec colère Robert Antelme. « Qui aurait été disponible, en ces

temps-là, à une écoute inlassable des voix de la mort ? » (EV, p. 167) s’interrogera

rétroactivement Jorge Semprun :

On dérangeait. On dérangeait. C’était une époque de fin, la fin de la guerre. C’était une

époque où on idéalisait les circonstances, on avait abattu le fascisme, on croyait un peu d’une

certaine façon que c’était la fin d’une histoire terrible du XX

e

siècle et le début de quelque

chose de nouveau. Et on a écarté, effacé

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.

       

111 Jorge Semprun, « Le Grand voyage de la mémoire », propos recueillis par Gérard de Cortanze, in Le Magazine littéraire, n° 438, janvier 2005, p. 45.

112 Catherine Dana, Fictions pour mémoire, Camus, Perec et l’écriture de la shoah, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 10.

113 Primo Levi, Si c’est un homme, (1947), (1958), (1976), Paris, Julliard pour la traduction française, 1987, collection Pocket, p. 275.

114 Robert Antelme, « Témoignage du camp et poésie », in Lignes, n°21 (janvier 1994), p. 102.

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Les réactions de rejet sont de plus en plus fréquentes. Les déportés ne trouvent plus

d’éditeurs, les éditeurs de lecteurs. La recension faite par Les Temps modernes du livre de

Robert Antelme, L’Espèce humaine, atteste du désintérêt général voire d’un rejet manifeste :

Encore un livre sur les camps de concentration. Après ceux de Rousset, de Kogon, et de tant

d’autres, on croyait que tout avait été dit. Même s’il reste encore quelque chose à dire, nous

aimerions qu’on se taise. La guerre est finie. Nous avons le droit de goûter la paix sans qu’on

vienne nous la gâter

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.

Jorge Semprun ne gâtera pas cette paix. Une autre vie l’attend. Une nouvelle vie dans

l’engagement et l’action.

L’engagement est le nouvel impératif qui gouverne ce climat de « guerre froide ». Un

impératif catégorique, « un modèle normatif absolu

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». L’atmosphère est manichéenne. « En

1948 nous sommes en train d’atteindre l’apogée de ce qu’on a nommé la guerre froide,

l’apogée clinquant, claquant de tous ses drapeaux déployés, de la coupure stalinienne […] ».

(QBD, p. 241) Les positions intellectuelles et littéraires se radicalisent. Le communisme est le

seul mouvement qui semble aller dans « le sens de l’Histoire ». Il est « un point de référence

essentiel par rapport auquel les écrivains auront à se situer

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». « L’écrivain est en situation

dans son époque ; chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi

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». Jean-Paul

Sartre, figure dominante de l’après-guerre, prône l’engagement de la littérature et de

l’écrivain : « parler c’est agir ». L’art n’est pas une fin en soi, mais une manière d’exprimer et

       

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Les Temps modernes, n° 42, avril 1949, p. 754.

117 Emmanuelle Loyer, « Engagement / Désengagement dans la France d’après-guerre », in Les écrivains face à l’Histoire sous la direction d’Antoine de Baecque, actes du colloque organisé à la BPI le 22 mars 1997, BPI, Centre G. Pompidou, 1998, p. 79.

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Eliane Tonnet-Lacroix, La littérature française et francophone de 1945 à l’an 2000, Paris, L’Harmattan, 2003.

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de transformer le monde. Le langage littéraire est transitif. Sartre distingue nettement prose et

poésie. La prose est le lieu de l’engagement politique et social. C’est en prose qu’il appartient

à l’écrivain de prendre position quitte à sacrifier la forme. La poésie reste cantonnée à une

dimension esthétique de l’art pour l’art, un art pur, un langage « à l’envers ». Esthétisme

contre engagement. Une œuvre ne peut être un pur objet esthétique, Camus dénonce « la

frivolité » d’une littérature repliée sur elle-même. La fonction de l’écrivain est de dévoiler et

de changer le monde, « de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne

puisse s’en dire innocent

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» souligne Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?

[…] Il y a eu une période d’une dizaine d’années de 1955 à 1965 où j’étais un disciple de

Sartre, ma conception de la littérature était la sienne, mais c’était surtout dans une approche

analogue à celle que Leiris a décrite dans sa préface à L’Âge d’homme, c'est-à-dire

l’engagement de l’auteur dans son monde ambiant

121

analyse Serge Doubrovsky. Michel Leiris, séduit par l’engagement sartrien, s’est rapproché de

Jean-Paul Sartre pendant la Seconde Guerre mondiale, mais sa conception de l’engagement

est reprise et adaptée à son propos : il « s’agissait moins là de ce qu’il est convenu d’appeler

‘’littérature engagée’’ que d’une littérature dans laquelle [il] essayai[t] de [s’] engager tout

entier ». « Faire un livre qui soit un acte […] Acte par rapport à moi-même », précise Michel

Leiris dans sa préface. C’est à cette notion d’engagement, qui se veut « acte par rapport à

soi-même » où l’auteur non seulement participe à l’observation mais s’engage avec elle, que se

réfère Serge Doubrovsky, un engagement qui passe par le biographique, qui révèle un sujet

plus qu’un auteur :

       

120 Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1947, p. 250.

121 « Entretien avec Serge Doubrovsky par Isabelle Grell (5 août 2005, rue Vital, Paris) », in Parcours critique II

(1959-1991), Grenoble, Ellug, 2006, p. 15. Michel Leiris, De la littérature considérée comme une tauromachie : « Il s’agissait moins là de ce qu’il est convenu d’appeler ‘’littérature engagée’’ que d’une littérature dans laquelle j’essayais de m’engager tout entier. Au-dedans comme au-dehors […] ».

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Le matériau biographique, emprunté au vécu et à la réalité et qui atteste l’engagement de